La stratégie d’unification symbolique est en outre motivée par un autre objectif, tout aussi important, qui vise cette fois à exclure ceux qui, en dehors de la profession, cherchent des moyens de réguler la pratique journalistique. Pour le SGJ-FO ‘« il est inacceptable d’entendre certains qui n’ont rien à voir avec notre profession, parler de règles de déontologie’ » et d’ajouter ‘« je crains que les accusateurs d’hier ne se placent encore une fois en donneurs de leçons dont les journalistes feront les frais… »’ 487 . S’unir derrière une communauté d’intérêts c’est exclure ceux qui n’appartiennent pas à cette communauté. C’est aussi se préserver de toute forme d’ingérence notamment patronale et étatique. Comme le dit le SGJ-FO : ‘« les représentants patronaux se frottent les mains devant l’aubaine d’un tel éparpillement ’» 488 .
Outre la défense de l’unité professionnelle et l’affirmation d’un syndicalisme fort, le SGJ-FO se propose aussi de ‘« contrer les dérives et les empiètements des pouvoirs sur la liberté d’expression ’». Le thème de la liberté d’expression est sans conteste un élément de la rhétorique syndicale Il rend possible la dénonciation d’un comportement d’exploitation et d’ingérence et permet de brandir des valeurs communes au premier rang desquelles la liberté de la presse. Dans un éditorial consacré, comme son titre l’indique déjà, ‘« Aux pressions et atteintes aux libertés’ », le SGJ-FO va condamner ‘« ces empiètements des pouvoirs sur la liberté’ » 489 . Si les pouvoirs politiques et judiciaires sont ici clairement visés par le syndicat FO, l’enjeu porte, lui, sur la responsabilité du directeur de publication et sur ‘« la mise sous tutelle de l’information’ » qualifiée ‘« d’inacceptable’ ». Le journaliste incarne dès lors la figure de la ‘« victime’ », de ‘« la cible directe’ » et du ‘« bouc émissaire’ » pris dans un étau que le SGJ-FO s’attache à desserrer. D’un côté le journaliste serait victime ‘« des ordres de son patron’ », de l’autre ‘« il serait puni de les avoir suivis »’. Après avoir rappelé que le ‘« journaliste reste bien évidemment subordonné, de par son contrat de travail, au propriétaire du journal’ », le SGJ-FO va s’effacer pour laisser place à un discours de l’alliance : ‘« ce que tout le monde a été amené à condamner, c’est le principe même de l’intervention du pouvoir politique’ » et de s’affirmer à nouveau ‘« pour notre part, nous ne pouvons que déplorer le procès d’intention ainsi fait »’ 490 . Cette fois-ci l’unité professionnelle dépasse les seuls journalistes pour englober ‘« les organes de presse’ » qui constituent ce ‘« tout le monde’ ». C’est donc au nom de la liberté de l’information, celle de l’expression et de la presse, que l’union s’opère et qu’elle va contrer toute forme d’ingérence étatique. Cela dit, cette ingérence étatique est parfois taxée de connivence avec le milieu patronal comme en témoigne la conclusion d’un article véhément à l’égard du pouvoir judiciaire. Certes, le contexte s’y prête puisqu’il fait suite au placement en garde à vue de photographes de presse après le décès tragique de la Princesse de Galles mais c’est sans discernement que le SGJ-FO va désigner les coupables allant même jusqu’à les mettre en garde : ‘« Les professionnels ne sont rémunérés pour le travail que parce que les patrons y trouvent leur profit. Ce sont les patrons qui sont responsables ! Et le gouvernement devrait faire attention, la vengeance des ministres (même les Premiers ministres) envers la presse est toujours un signe de faiblesse’ » 491 . Là encore les journalistes sont ‘« pris comme boucs émissaires »’ et donnent l’occasion au SGJ-FO de rappeler son positionnement ‘« notre syndicat a protesté contre le traitement infligé à ces professionnels ’» et de conclure ‘« en tout état de cause, le SGJ-FO fera tout pour que la liberté de la presse, condition de la démocratie, soit respectée’ » 492 . Un second article vient appuyer cette analyse qui place, dans la stratégie discursive du SGJ-FO, l’État et le patronat comme les adversaires indiscutables du syndicat FO. La tonalité très virulente de cet article ne laisse aucune place à l’équivoque et diffère de l’offensive discursive à laquelle le SGJ-FO nous avait jusqu’alors habitués. Le titre augure déjà du contenu puisqu’il s’agit ‘« d’un manifeste »’ dont le dictionnaire rappelle qu’il s’agit ‘« d’une déclaration écrite, publique et solennelle, par laquelle un groupe expose son programme, justifie sa position’ ». Il s’adresse ‘« à ceux qui disent aimer la liberté de la presse »’, et s’amorce par l’emploi du pronom personnel « Ils », pronom de la mise à distance et de l’absence de ou des personnes qu’il représente : ‘« Alors ils veulent qu’on leur parle de la liberté de la presse ! »’ 493 . Le suspens qu’entretient l’auteur à travers le titre et l’introduction du Manifeste s’estompent au fur et mesure que l’on avance dans la lecture et contribuent à cerner progressivement l’identité de l’adversaire. Le premier référent donné à ‘« ceux qui disent aimer la liberté de la presse’ » et au pronom personnel ‘« ils’ » va certes rester dans l’anonymat mais va être doté d’une forte charge symbolique puisqu’il s’agit de ‘« messieurs les ministres, les sénateurs, les députés, les préfets et les militaires, les directeurs de publication, les magistrats, les juges et les policiers »’ 494 . Ici la figure actancielle de l’État, comme anti-sujet, se construit autour de ses représentants et du pouvoir respectif qui leur incombe : politique et judiciaire. Aux côtés de l’État, comme anti-sujet, se trouvent mêlés les directeurs de publications, autre figure d'anti-sujet qui, eux, représentent le pouvoir économique. L’anonymat, qui fait la part belle aux fonctions symboliques des anti-sujets, disparaît et laisse place à une dénonciation directe et nominative qui amalgame les deux figures de l’adversaire l’État et le patronat : ‘« Truche, Lang, Kiejman, Gaudin, Léotard ou Carignon, Papon, le Pape, vous êtes tous pour la liberté de la presse, absolument pour sans aucune réserve, pour la liberté de la presse comme Hersant, Lagardère, Bouygues, Fillioud, Peyrefitte, Soustelle, Bourges, Joël Le Theule et Pasqua, tous pour sans aucun doute »’ 495 . Après la dénonciation, sur le mode de l’ironie, succède l’interpellation, là aussi ironique : ‘« mais la liberté de la presse vous la connaissez ? Oui, bien sûr, mais sous un autre nom. Vous parlez d’éthique et de conduite professionnelle, de déontologie, d’honneur et d’ordre moral’ » et d’expliquer ‘« quand vous nous appelez à discuter de la liberté de la presse, c’est pour essayer de nous faire peur’ » 496 . Ce travail de traduction permanente des véritables enjeux qui se trament derrière les ambitions du pouvoir politique, judiciaire et patronale sert le discours revendicatif du SGJ-FO contre :
L’exemple de cet article étaye très clairement notre hypothèse selon laquelle l’éthique professionnelle et la déontologie des journalistes est un enjeu de pouvoir et un instrument qui permet, notamment au SGJ-FO, de revendiquer non pas des devoirs mais des droits considérés comme sinon bafoués du moins menacés. Pour le SGJ-FO l’objectif est de s’en tenir aux acquis mais surtout d’éviter toute forme d’ingérence ou de «‘participation, par la contrainte, au dévoiement de la profession’ ». Ainsi, en matière de déontologie, le syndicat FO s’oppose avec fermeté à ‘« la constitution au niveau national, régional ou des entreprises de ce qui pourrait être « un conseil de l’ordre des journalistes » ou « un haut comité de l’information ou « un conseil de presse »’ 499 . Cette prise de position est maintes fois répétée : ‘« (…) quoiqu’il en soit nous nous opposons comme nous l’avons toujours affirmé à la constitution de toute forme d’ordre des journalistes ou de conseil supérieur, ou conseil de rédaction pour veiller sur la déontologie’ » 500 ; ‘« Nous refusons la soumission des journalistes à un observatoire des médias »’ 501 ; ‘« Les journalistes FO s’opposent ainsi aux vrais projets visant à imposer des restrictions juridiques à l’exercice de la profession’ » 502 . Deux raisons semblent motiver ces refus. Le SGJ-FO considère, d’une part, que la Charte de 1918 et celle de Munich constituent à elles seules, suffisamment de garanties d’éviter les dérapages et d’ajouter ‘« et si tout le monde en était d’accord, ces textes pourraient devenir un code légal amplement suffisant et répondant à toutes les questions que peut se poser la profession’ » 503 . D’autre part, le syndicat FO exprime une volonté inconditionnelle de préserver son indépendance et celle de la profession. Sa crainte de voir son espace d’autonomie en matière de défense des intérêts moraux des journalistes grignoté par le patronat ou l’État le conduit à une méfiance exacerbée de tous projets d’encadrement et de régulation de la pratique journalistique. Il établit d’ailleurs ouvertement la distinction entre les deux démarches : ‘« que l’on ne mélange pas la déontologie générale des journalistes et la déontologie particulière des directeurs de journaux’ » et de révéler ‘« médiateur et courrier ne sont que des masques inventés par des directeurs en peine de vaine démocratie, de fausse objectivité et le moyen d’étendre leurs vrais pouvoirs »’ 504 . Là encore, l’effort de traduction – des masques inventés ; moyen d’étendre leurs vrais pouvoirs – sert la cause du syndicat notamment celle de son indépendance. Elle permet aussi de dévoiler au grand jour le coupable idéal des dérives qui sont avant tout ‘« à mettre sur le compte de la volonté des employeurs, au nom de leurs seuls intérêts financiers, à privilégier l’information spectacle, notamment dans l’audiovisuel’ » et de donner une légitimité à son action qui vise, dit-il, ‘« à mettre en échec les tenants de l’information livrée aux seuls critères du marché mondialisé »’ 505 .
La stratégie discursive du SGJ-FO articulée autour du thème de la déontologie journalistique permet la mise à jour de l’adversaire, le patronat, désigné comme responsable des dérives, et de sa logique d’action guidée par la seule rentabilité. Elle permet par ailleurs au SGJ-FO de réaffirmer l’importance d’un syndicalisme fort et indépendant face aux menaces qu’incarnent le patronat mais aussi l’État en matière d’atteintes aux libertés. Il est en outre intéressant de noter que le SGJ-FO redoute toutes formes d’évolution qui entameraient son champ d’action. Cette crainte est explicite tant au niveau du lexique (menace, défense, faire attention, se méfier, cacher, etc. 506 que de la rhétorique : ‘« quand vous nous appelez à discuter de la liberté de la presse, c’est pour essayer de nous faire peur’ » ; ‘« qu’on le dise en rap ou sur Internet, les journalistes ont leurs lois, leurs règles, leurs conventions, ils en ont bien assez. Ils ont aussi leurs libertés, bien menacées’ » 507 . La menace est l’un des thèmes récurrents du discours du SGJ-FO. Nous pensons, même, qu’il entretient ce thème pour fonder sa logique d’action et s’affirmer comme ‘« bouclier de l’indépendance de la profession ’». La peur est aussi un des ressorts de sa rhétorique car elle alimente le rapport de force, élément de la raison d’être du syndicat. C’est la raison pour laquelle le SGJ-FO s’oppose avec détermination à toutes formes de compromission qui, in fine, affaiblirait son rôle voire même son identité et prône l’unité professionnelle comme forme de résistance.
La Morasse, n°836, 1991.
Idem.
La Morasse, n°834, 1990.
Idem.
La Morasse, n°857, 1997.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
La Morasse, n°844, 1993.
Idem.
La Morasse, n°861, 1999.
La Morasse, n°864, 2000.
La Morasse, n°861, 1999.
La Morasse, n°861, 1999.
La Morasse, n°864, 2000.
Voir notes de bas de page n°547 de notre thèse.
La Morasse, n°857, 1997.