c) Réaffirmer l’autonomie syndicale

En troisième lieu, il nous paraît intéressant de revenir sur l’éthique, en tant qu’objet du discours, de dissensions sociales, de dispersions revendicatives et d’agent d’activation de conflits latents. Parler d’éthique professionnelle dans le discours syndical, nous l’avons observé, c’est d’abord mettre en exergue les responsabilités qui incombent au patronat, notamment au regard des conditions de travail. Ce peut être éventuellement mettre en cause la responsabilité journalistique, mais ce, toujours dans l’optique d’un rappel de l’identité professionnelle et son corollaire, la fonction sociale qu’il assume. Cette stratégie vise l’unité professionnelle puisque l’identité est l’un des principes fédérateurs les plus durables. Elle est, à l’instar de l’éthique, le fruit d’un travail incessant de négociation entre des actes d’attribution, des principes d’identification (La loi sur la liberté de la presse par exemple, la démocratie) et des actes d’appartenance qui visent à exprimer l’identité pour soi. Dès lors l’action protestataire ou revendicative constitue un terrain propice à ce travail identitaire valorisé par une réflexion des pratiques éthiques de la profession qui doivent être vécues comme transcendant la biographie individuelle. Les syndicats, en invitant les journalistes à la participation collective, offrent à ces derniers la possibilité de revendiquer leur appartenance d’abord au syndicat puis au corps professionnel. L’éthique professionnelle est alors présentée comme un cadre de perception qui filtre autant la pratique que l’identité journalistiques. Si ce cadre opère, par la différence des points de vue qui s’y expriment, un remodelage identitaire permanent, il brise son principe même d’objet fédérateur. Les syndicats de journalistes, en désignant des causes (l’évolution des techniques, la recherche du profit, le manque d’indépendance) et des responsables (le patronat, les industriels des médias), pas toujours objectifs, donnent à la construction symbolique de la profession une dimension normative. Ils disent le bien et le mal, le nous et le eux et induisent aussi par-là une composante identitaire. D’ailleurs, pour beaucoup, il en va de ‘« la survie de la profession »’, de sa pérennité. D’où la nécessité, dans cette logique d’action, de réaffirmer l’autonomie syndicale, condition indispensable de l’action syndicale. Organisations de défense autant qu’initiateurs de conflits, les syndicats de journalistes cherchent en effet moins à défier le patronat qu’à construire contre lui des espaces d’autonomie dans lesquels s’exprimerait la volonté syndicale notamment en matière de représentation normative de la profession. Cette position explique le dénigrement systématique des actions patronales en matière de déontologie comme l’attestent les réactions virulentes des syndicats à l’égard des initiatives menées en ce sens par le SPQR. L’autonomie syndicale est aussi prônée lorsque le pouvoir, qu’il soit, politique ou judiciaire, tente de s’immiscer dans la gestion morale de la profession. C’est d’ailleurs au cœur de ce qui est considéré comme de ‘« l’ingérence’ » que le conflit trouve son origine. Les syndicats cherchent alors à maintenir le statu quo et sauvegarder les formes, les valeurs et les règles en vigueur comme autant de garanties de l’unité professionnelle tandis que l’adversaire entend les remanier ou les modifier. D’aucuns tels que le SNJ, dans ce que l’on pourrait appeler une idéologie traditionaliste, pense l’avenir déontologique de la profession dans la fidélité au passé, avec une tendance lourde à s’arroger le monopole du débat, d’autres au contraire, telle l’USJ-CFTD, invite la profession à dépasser ses contradictions pour avancer vers la voie du consensus. Quelle que soit la réflexion engagée, il y a, dans la rationalité syndicale, une irréductible volonté d’imposer sa représentation normative, d’en limiter son partage et de réduire l’action patronale ou étatique à l’expression d’un pouvoir qui s’impose plus qu’il ne propose. Il ne s’agit pas de se justifier devant l’adversaire patronal car, par définition, ce dernier a fait des choix différents. Il s’agit, plutôt, de dénoncer les enjeux qui se trament, ‘«d’apporter des preuves des dangers qui nous guettent et qui guettent la liberté d’informer’ » écrit le SNJ-CGT. Parmi ces dangers, l’évolution de la technique et la création de chartes sont considérées et même présentées comme autant de carcans qui mettent en péril la liberté d’expression et, in fine, la profession. C’est donc indistinctement que les syndicats analysent les situations comme si le conflit principal autour d’une définition déontologique des pratiques journalistiques était perméable à toutes sortes de conflits secondaires. Si elle tente de prendre acte des évolutions objectives de la profession et suscite une réflexion féconde, cette rationalité syndicale est aussi une forme d’idéologie professionnelle qui forge et renforce, selon l’intensité conflictuelle, autant l’identité syndicale que l’identité professionnelle. Il en résulte un double défi pour la profession. Celui d’abord de gérer divers espaces d’identification (espace patronal, étatique, syndical) formés de valeurs différentielles puis celui de construire sa propre compétence éthique en référence aux discours des corps intermédiaires, représentatifs de la profession.