II) FNPF : « C’est une opinion extrêmement personnelle qui me serait reprochée »

1) Un « Je » qui neutralise la polémique

François Devevey est le directeur de la puissante Fédération nationale de la presse française dont ‘« l’action permanente va viser à trouver l’accord entre des familles de presse qui n’ont pas toujours des intérêts convergents’ » 566 rappelle-t-il, d’emblée.

S’il paraît très à l’aise pour répondre aux mises en accusation de la profession par l’ancien président de la commission des lois, Jacques Larché, François Devevey semble en revanche beaucoup moins loquace lorsque sont abordés certains thèmes. Ainsi, les questions qui mettent en cause le rôle du patronat en matière de définition d’une déontologie en concertation avec les syndicats de journalistes, y compris celles que nous a inspirées l’enquête menée par la FNPF, ont été expédiées par notre interlocuteur :

  • Question n°11 : Pourquoi, dans la plupart des cas, les journalistes ne sont pas invités à réfléchir à l’élaboration de ces chartes d’entreprise ? (Selon l’enquête de la FNPF)
‘Je ne sais pas. Non mais ça rejoint ma réflexion précédente. Je veux dire que l’on est exactement dans le même ordre d’idées.’
  • Question n°12 : Comment expliquez-vous le refus des organisations patronales d’introduire La Charte du SNJ , par exemple, dans la convention collective ?
‘Je suis incapable de vous dire. Je n’ai pas connaissance que cette question ait été posée autrement que par provocation par le représentant du SNJ, dans une réunion où j’étais. Donc je ne vais pas répondre là-dessus. Et honnêtement, la question n’a jamais été posée devant moi, depuis cinq ans que je suis là. ’

Deux éléments ont retenu toute notre attention. En premier lieu, il est étonnant de remarquer comment notre interlocuteur rapporte la question à sa propre expérience avec une insistance particulière. La réponse apportée laisse en effet apparaître une charge expressive très importante (occurrence du Je/moi) et oppose deux acteurs, là où nous serions susceptibles d’en attendre plus: le représentant du SNJ et le ‘« Je’ » de François Devevey. En second lieu, si nous observons d’un point de vue sémantique la réponse, nous constatons le paradoxe suivant : notre interlocuteur argue son ‘« incapacité à répondre’ ». Nous sommes là devant un ‘« ne pas pouvoir’ ». Or, le commentaire qui suit, sous forme de syllogisme, vient nous éclairer sur cette incapacité : ‘« Je n’ai pas connaissance que cette question ait été posée autrement que par provocation par le représentant du SNJ, dans une réunion où j’étais »’ et de conclure ‘« donc je ne vais pas répondre là-dessus’ ». A l’évidence, ce n’est pas un ne pas pouvoir-faire (incapacité) qui est en jeu mais un ‘« ne pas vouloir faire’ » face à la ‘« provocation’ ». François Devevey esquive donc notre question en prétextant l’incapacité alors même qu’il s’agit manifestement d’éviter la surenchère provocatrice. Notre insistance pour en savoir plus a conduit notre interlocuteur à avouer ‘(« j’avoue’ » dira-t-il) sa méconnaissance de La Charte du SNJ et in fine, sa réelle incapacité de ce seul point de vue, à répondre à nos questions. L’articulation de la fonction expressive varie donc selon la nature des questions et le degré d’implication de l’organisation patronale qu’elles induisent, comme nous le verrons à nouveau plus loin. Qu’en est-il ? Nous avons constaté que les fonctions expressive et métalinguistique dominent très largement l’interview. En dépit d’une faible axiologisation – discours de la neutralité -, la fonction expressive est très prégnante et témoigne, selon nous, de la volonté de notre interlocuteur de ne pas engager la FNPF dans ce qui va être ‘« exprimé’ ». Le préambule, destiné à nous mettre en garde concernant ‘« l’obligation’ » de ne pas répondre à certaines questions, est à cet égard extrêmement significatif : ‘« Donc ça, c’était un préambule nécessaire qui vous expliquera que sur certaines questions, je serai obligé de sortir un joker en disant « je ne peux pas’  » » (souligné par nous). Il s’agit quasiment d’un devoir de réserve et non d’une ‘« incapacité’ » comme il le dit lui-même.

François Devevey articule donc prudemment la marque de son énonciation avec les autres pronoms desquels tantôt il sera solidaire, tantôt il prendra ses distances. La crainte du directeur de la FNPF de voir ses propos amalgamés avec ceux de la FNPF, qui regroupe dix syndicats patronaux, témoignerait de l’hétérogénéité des approches, voire des intérêts en jeu en la matière et de la difficulté, pour notre interlocuteur, d’en rendre compte. Ainsi lorsque nous lui avons demandé son sentiment sur l’élaboration de ‘« chartes maisons’ » au sein des différents éditeurs de presse, François Devevey répond crescendo : d’abord ‘« Rien’ » puis la démarche est finalement qualifiée de ‘« très bien »’ et enfin, plus loin, à l’occasion d’une seconde question sur le même thème, notre interlocuteur la juge ‘« nécessaire’ ». Ici, la réponse est bien celle d’un professionnel parlant à titre privé. La césure intervient immédiatement et avec elle le changement de posture de notre interlocuteur : ‘« ça n’engage que moi : la charte maison elle est généralement là pour s’assurer que le journaliste entrant adhère effectivement à un cahier des charges »’ et de poursuivre ‘« la réflexion au niveau de l’entreprise va toujours buter sur une relation employeur /employé ’». L’aveu suivra : ‘« là aussi, c’est une opinion extrêmement personnelle qui me serait reprochée’ » et avec lui un ‘« Je’ » assumé qui va manifestement faire fi d’éventuels reproches : ‘« Je veux bien que l’on me parle de l’adhésion à un certain état d’esprit d’entreprise, je veux bien que l’on me parle d’esprit maison, je veux bien que l’on me parle d’historique, de tout ce qui fait la culture d’entreprise. J’ai un peu de mal à entrer dans l’idée que c’est au niveau de l’entreprise que l’on va définir une déontologie qui va faire table rase de ce lien de subordination. C’est impensable. Je crois que la déontologie et son élaboration ne peuvent venir que d’une structure plus large où le lien s’est effacé derrière une volonté commune »’. Les propos de François Devevey et ses circonlocutions témoignent de la pression qui s’exerce sur lui notamment lorsqu’il s’agit de remettre en cause le lien de subordination et l’incapacité manifeste des patrons de presse à le transcender dans le cadre d’une définition commune d’une éthique professionnelle. Or il semble que c’est bien sur ce point précis qu’un ‘« reproche’ » pourrait lui être adressé.

Cette défiance va aussi se traduire, dans les propos de l’interviewé, par un emploi massif de la fonction métalinguistique. Celle-ci va lui permettre une prise de distance par rapport au contenu de ses réponses, comme s’il se protégeait contre d’éventuelles remarques comme le prouvent ces observations : ‘« Mais une fois encore c’est une opinion tout à fait personnelle’», ‘« ça n’engage que moi »’ ou enfin ‘« Voilà, sentiment très personnel que vous prenez comme tel’ ». Pour éviter toutes interprétations hasardeuses, François Devevey s’explique, reformule, définit, utilise des synonymes, des périphrases, des contraires…Bref s’approprie l’ensemble de l’arsenal propre à la fonction métalinguistique : ‘« Je veux dire que’ » ; ‘« Autrement dit’ » ; ‘« C’est-à-dire’ » ; ‘« Il faut bien le dire ’» ; ‘« Par exemple’ » ; ‘« Pour faire court’ » ; ‘« Vous n’avez pas eu ce sentiment là ? »’ ; ‘« Pour moi, c’est une conviction affichée. C’est une conviction affichée, c’est une adhésion, une adhésion à un corpus de règles qu’on se définit en commun ’» ; ‘« C’est ça ?’ » ; ‘« Une démarche de labellisation, ça n’est rien d’autre qu’une certification par rapport à une charte d’adhésion’ » ; ‘« Bien sûr’ » ; ‘« Voilà, sentiment personnel que vous prenez pour tel’ » ; ‘« ça veut dire que’ » ; ‘« Une démarche déontologique, c’est une démarche de convergence ’», etc. Là encore, la précaution est de mise.

Nous avons constaté qu’en dépit des questions à caractère polémique pour certaines, François Devevey est resté relativement neutre. L’emploi des axiologiques est certes mobilisé mais sa charge demeure très modérée et stable. L’économie des valeurs positives et/ou négatives dont fait preuve, ici, François Devevey témoigne de son refus d’impliquer la FNPF, de quelque manière que ce soit, sur le terrain de la polémique. Les questions d’éthique et de déontologie, du moins dans le discours de François Devevey, ne semblent donc pas prêter à la polémique. D’ailleurs notons qu’à plusieurs reprises, le directeur de la FNPF évoquera ‘« le consensus’ » qualifié de ‘« tout à fait remarquable au sein de la profession »’ ou encore ‘« les positions des journalistes et éditeurs, conformes et convergentes »’ à l’égard des questions d’éthique. S’il appelle de ses vœux un débat ‘« dépassionné’ » et ‘« apaisé’ » entre les syndicats de journalistes et les représentants des entreprises de presse, François Devevey en est le premier promoteur en objectivant au maximum ses propos. Cela dit, n’est-ce pas là une manière d’euphémiser une situation qui ne se traduit pas, comme le laisse entendre notre interlocuteur, par des consensus ou des points de vue convergents ? Car il concède, implicitement, que jusqu’alors les relations, sur ce type de sujet, étaient passionnées, doux euphémisme pour ne pas dire polémiques. La controverse existe pourtant (voir les commentaires des syndicats de journalistes) mais elle est sinon atténuée du moins niée par le représentant de la FNPF.

Notes
566.

Voir la restranscription intégrale de l’interview de François Devevey (FNPF), datée du 17 juillet 2001.