2) Des « environnements parallèles » : de l’axiologie à l’idéologie

Nous avons remarqué que François Devevey désigne les termes ‘« FNPF’ » et ‘« Journalistes’ » par la fonction qu’occupent leurs membres respectifs et les subsume très souvent dans un seul et grand ensemble : la profession. La FNPF, dont tantôt il s’associe : ‘« Nous’ », ‘« On’ », tantôt il se désolidarise : ‘« Elle’ », ‘« La Fédération’ », représente une ‘« communauté’ » qui rassemble ‘« des familles de presse »’. L’interprétation infère ici très clairement l’idée d’unité, d’accord et d’intérêts communs propres à toute communauté, à toute famille. Comme l’explique François Devevey, ‘«l’action continue et permanente de la fédération va viser à trouver l’accord entre des familles de presse qui n’ont pas toujours des intérêts convergents’ ». Enfin, la FNPF c’est d’abord ‘« l’ensemble des médiateurs, des éditeurs, des animateurs de communauté, des créateurs de lien social et des représentants d’entreprises »’ dont le rôle est de ‘« transmettre des idées’ ». Ces mentions, à la différence de celle de ‘« patronat’ », risquent beaucoup moins de donner prises à des inférences idéologiques (du genre : c’est la faute au patronat). L’utilisation du terme de ‘« patronat’ » est quasi proscrite par notre interlocuteur. Ce n’est d’ailleurs qu’en citant les propos du SNJ qu’il sera amené à parler du ‘« patronat’ ». En revanche, ces dénominations plutôt généralisantes valorisent très nettement les adhérents de la Fédération contribuant, implicitement, au bon fonctionnement de la démocratie. Les journalistes aussi, en tant ‘« qu’instituteurs des temps modernes’  » et ‘« créateurs de lien social ’», participent à cette noble activité. Rarement l’objet d’une dénomination partiale, le ou les journaliste(s) forme(nt), avec les éditeurs, ‘« une professio’n ». Cela dit, cette apparente unité ne résiste pas aux nécessités de l’entreprise comme en témoigne l’établissement d’un certain nombre de systèmes d’opposition que notre interlocuteur résume sous les termes policés ‘« d’environnements parallèles’ ».

  • Éléments d’opposition :
    • Vision éthique(de la communauté) vs Vision politique (de la communauté) :

‘« On va vers la labellisation de plus en plus, et on sent bien qu’une démarche vers la labellisation, que cette démarche de constitution d’une communauté ne se fera pas sans une certaine vision éthique du rôle de cette communauté’ » ; ‘« L’éditeur, créateur de lien social, animateur d’une communauté ? Il ne peut pas le faire sans avoir une vision politique de ce que sera son rôle dans cette communauté »’

  • Vie de l’éditeur, de l’entreprise vs Vie du journaliste
  • Réflexion éthérée (déontologie) vs Réalités

‘« Je pense que les sensibilités sont différentes parce que la confrontation, la vie de l’entreprise n’est pas tout à fait la même »’ ; ‘« Tout ça pour dire qu’au-delà de la réflexion éthérée que nous pouvons avoir, un certain nombre de réalités ne manquent pas de se manifester jour après jour dans la vie du journaliste comme dans la vie de l’éditeur’ »

  • Nécessités du compte de résultat vs Nécessités de la carrière, risque de chômage

‘« Il est extrêmement difficile de s’abstraire des nécessités du compte de résultat. Il est extrêmement difficile de s’abstraire des nécessités de la carrière, du risque de chômage’ »

  • Démarche éthique vs Dimension économique

‘« Je veux dire qu’à partir du moment où j’introduis une dimension économique dans ce type de réflexion, je remets en cause le principe de la démarche éthique préalable »’

  • Employeur vs Employé

‘« La démarche professionnelle est intéressante parce qu’elle définit un cadre qui se situe au-delà de la relation employeur/employé »’

  • Précarité vs Salarié

‘« Toute l’ambiguïté de la démarche du journaliste a été d’obtenir pendant des années qu’il soit mis fin à leur précarité. Ils l’ont obtenu en devenant des salariés »’

  • Auteur indépendant vs Lien de subordination

‘« Aujourd’hui les journalistes sont dans une démarche inverse. Ils veulent se faire reconnaître comme auteur. (…) Mais le journaliste accepte, en entrant dans une relation de salarié, que son œuvre soit censurée, acceptée ou refusée, qu’elle soit publiée ou non. Ce rapport là est un lien de hiérarchie. Il tient à un lien de subordination’ » ; ‘« Je constate que dans les occasions importantes, le journaliste hésite entre la revendication de leur statut avec toutes les conséquences que ça peut avoir notamment en terme de sécurité d’emploi et une approche plus intellectuelle et plus satisfaisant qui ferait d’eux des auteurs indépendants’ »

  • Acquis social vs Incertitude

‘« Lorsque les journalistes disent « nous souhaitons une rémunération proportionnelle » ça veut dire qu’ils abandonnent l’acquis social qui est le leur pour accepter l’incertitude »’

On peut noter ici le passage de l’axiologie à l’idéologie, car comme l’expliquent Greimas et Courtès, ‘« on désigne du nom d’axiologie le mode d’existence paradigmatique des valeurs par opposition à l’idéologie qui prend la forme de leur arrangement syntagmatique et actanciel’ » 567 . S’il concède le peu d’autonomie dont disposent éditeurs et journalistes et les différentes sensibilités qui les animent, François Devevey n’hésite pas, cependant, à mettre les journalistes en face de leurs contradictions. En effet, il oppose à la mise en cause de la responsabilité des éditeurs face aux dérives déontologiques, l’exigence des journalistes à voir maintenir leur clause de conscience. ‘« Dire que le patronat est seul responsable, c’est par avance se reconnaître dans une situation de dépendance’ ». Il poursuit dans son option analytique en mettant en exergue ce qu’il appelle ‘« les remises en cause auxquelles nous sommes très souvent confrontés dans le discours des journalistes »’ : ‘« l’hésitation entre la revendication de leur statut et une approche plus intellectuelle qui ferait d’eux des auteurs indépendants’ ». Le directeur de la FNPF intervient ici en rapprochant des faits qui ne sont pas immédiatement donnés comme associés mais qui induisent un certain nombre de questions autour de la responsabilité des journalistes. La responsabilité des éditeurs est donc subtilement renvoyée à celle des journalistes, à son tour mise en cause. Là encore nous sommes acculés à faire le constat de ‘« démarches et d’environnements parallèles’ ».

Notes
567.

Greimas A.J. et Courtès J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Université, 1979, p 26.