III) SPQR : «Le SPQR trouve ça très bien» 

1) Le nécessaire dialogue entre journalistes et éditeurs

Lorsqu’il s’agit de s’exprimer au nom du SPQR, l’ancien directeur des ressources humaines de Ouest-France affiche une sérénité qui en dit long sur sa position de directeur du plus important syndicat patronal de la presse 568 . Sans doute est-il aidé en cela par l’attitude consensuelle adoptée par l’ensemble de la PQR à l’égard des questions d’éthique professionnelle 569 . Mais pas seulement. Bruno Hocquart de Turtot l’explique : ‘« la conclusion à laquelle nous sommes arrivés, c’est très bien, nous avons eu un échange là-dessus, et ça prouve que nous avons une liberté d’échanges entre nous mais de là à définir une position commune, 33 titres qui ont leur histoire, leur référence, leur idéologie, etc., c’est très difficile même sur des sujets d’intérêts communs, comme celui que vous citez »’ 570 . Notre interlocuteur n’en démord pas et reste lucide sur la question : ‘« le problème de la PQR, c’est que c’est le rassemblement de 33 titres qui peuvent avoir des points de vue totalement différents, qui n’aboutissent pas forcément ’». Loin d’en faire un argument récurrent, le patron du SPQR, dont la marque d’énonciation s’associe volontiers aux pronoms ‘« nous/on’ », s’exprime sans complaisance et fait manifestement corps avec le discours patronal qu’il a totalement intégré. Lorsqu’il s’agit de s’en démarquer, pour faire valoir ses convictions, Bruno Hocquart de Turtot le fait sans détour ‘« Je ne tiens pas un discours patronal, je tiens un discours très personnel’ » et d’ajouter ‘« j’en suis absolument convaincu’ ». Cette assurance confère à notre interlocuteur une autorité qu’il est impossible de dissocier du SPQR tant il est vrai que le ‘« Nous’ » rassemble un ‘« Je+eux (éditeurs de la PQR) ’». D’autres éléments du discours nous permettent de l’attester. Ainsi, si la fonction expressive se fait discrète au profit du ‘« nous’ », il en est une autre largement convoquée dans le discours du directeur du SPQR : la fonction argumentative. Celle-ci va certes lui permettre de nous convaincre du vrai du discours patronal mais aussi de dresser un système d’oppositions qui fait apparaître, d’un point de vue sémantique, les valeurs en jeu. Différents univers, aux frontières parfois irréductibles, s’opposent en effet. De ces oppositions se dessinent très clairement les lieux et les acteurs de la prise de décision. Quels sont-ils ? Les premiers à être concernés par la définition d’une référence commune en matière d’éthique professionnelle sont les éditeurs de presse et les journalistes. Les organisations syndicales, qu’elles soient patronales ou salariales, sont totalement désinvesties d’une quelconque prise de décision en la matière. Les raisons qui motivent ces choix diffèrent ‘: « Nous nous considérons comme un laboratoire d’idées et d’échanges »’ rappelle Bruno Hocquart de Turtot et de poursuivre ‘« à partir du moment où vous avez une direction qui s’inscrit, avec le même objectif d’avoir une charte commune, y’a un échange, un dialogue qui se construit. En faisant cela, le SPQR a approuvé et encouragé ce genre de démarche »’. Les propos du directeur visent ici à définir et à circonscrire le champ d’intervention du SPQR. L’instance patronale approuve, encourage, ‘« apporte des matériaux de réflexion’ » mais ne prend aucune décision qui impliquerait l’ensemble de ses membres. Elle est un lieu de débat ‘« qui rassemble 33 titres qui ont leur histoire, leur référence, leur idéologie, etc’.». C’est donc au nom de ‘« cette liberté d’échanges’ » qu’il est impossible de contraindre les membres du SPQR à une marche forcée. L’argumentaire est tout autre concernant les organisation syndicales des journalistes. Bruno Hocquart de Turtot dénie toute responsabilité aux syndicats de journalistes en matière d’élaboration d’une éthique professionnelle mais concède cela dit que ‘«s’il y avait un syndicat de journalistes qui rassemblait tous les journalistes sur les mêmes références ou les mêmes repères, on verrait les choses différemment »’. Notre interlocuteur justifie cette dénégation en rappelant qu’à l’occasion de la création de la charte des faits-divers de Ouest-France, ‘« les organisations syndicales n’avaient pas de rôle à jouer (…) car la charte des journalistes, ce n’est pas un accord social’  ». Plus loin, il renforce son argumentaire mais dans une toute autre direction en précisant que ‘« Le journaliste est quelqu’un qui, de toute façon, ne peut pas se syndiquer, dans la tête il ne peut pas se syndiquer. Un journaliste est quelqu’un de libre. Donc les syndicats de journalistes ne sont crédibles vis-à-vis de leurs mandants dans la mesure où ils leur apportent des avantages matériels. Donc le syndicat ne peut avoir aucun rôle là-dessus ’». Bruno Hocquart de Turtot restreint donc la compétence des organisations syndicales des journalistes au seul cadre des accords sociaux et refuse, dans le même temps, de voir un quelconque rapport entre une charte et un accord social. Il le dit lui-même ‘« j’aurais tendance à dire « attendez, je ne vois pas le rapport. La convention collective ce n’est qu’un accord social qui règle des problèmes pratiques, qui n’a rien à voir avec une charte des journalistes »’. Outre le SPQR et les organisations syndicales de journalistes, quelles qu’elles soient, notre interlocuteur ne croit pas que la commission de la carte ait aussi un rôle à jouer en matière d’éthique professionnelle. Il remet en cause sa représentativité, notamment syndicale, et n’hésite pas à dire ‘« elle est complètement investie par des organisations syndicales, au sens large du terme »’. Nous pensons que Bruno Hocquart de Turtot soupçonne ici le SNJ de monopoliser la représentativité syndicale au sein de la commission de la carte. Or s’agissant du SNJ, le directeur du SPQR est catégorique : ‘« le SNJ est un syndicat corporatiste. Ce n’est pas un syndicat qui est porteur de réflexions élargies à l’ensemble du fonctionnement de l’entreprise’  ».

Le lieu et les acteurs de la prise de décision en matière d’éthique professionnelle des journalistes sont, pour le directeur du SPQR, d’une part l’entreprise de presse et, de l’autre, ses principaux acteurs : l’éditeur de presse et les journalistes de la rédaction. Bruno Hocquart de Turtot en est convaincu ‘« s’il doit y avoir une réflexion sur l’éthique, le rôle des journalistes, etc. ça ne peut être que le fait de réflexions en commun, direction/équipe rédactionnelle’ » et d’insister sur les particularités des pratiques journalistiques dans la PQR ‘« Dans la PQR, les équipes rédactionnelles, les rédactions sont très soucieuses de pouvoir élaborer une charte. Une charte maison (…) Il y a beaucoup de choses qui font que le rapport entre le journaliste et son entreprise est très différent en PQR par rapport à la presse parisienne. Au-delà de l’entreprise, on est incrusté dans un terroir régional fort ’». François Régis Hutin, dans le cadre d’un cycle de conférences sur la presse et l’information, organisé par l’institut catholique de Paris, dresse un constat similaire. Le PDG de Ouest-France a en effet insisté sur ‘« la relation de confiance existant entre le titre et ses lecteurs, une relation assimilable à un vrai contrat, forgée au fil des années, dans la difficulté et parfois le drame »’ 571 . Ces déclarations nous paraissent être tout à fait intéressantes car elles laissent entendre que la proximité qu’entretient le journal de la presse quotidienne régionale avec ses lecteurs constitue une des premières valeurs partagées par les éditeurs et les journalistes. Ce lien inciterait en quelque sorte les uns et les autres à avancer dans le même sens, notamment, via la rédaction d’une charte, de ‘« se donner une bonne image au niveau du lectorat’  », au nom de cet ancrage régional vécu très largement par tous. Cette solidarité, qui dépasse le clivage employeurs/employés, est l’une des caractéristiques spécifiques de la PQR, sur laquelle notre interlocuteur insiste. Il en résulte, selon l’ancien directeur des ressources humaines de Ouest-France, ‘«quelque chose qui est un acquis dans la PQR »’ : l’association des journalistes à l’élaboration des chartes d’entreprise et d’expliquer ‘« dans la PQR, les chartes qui ont de la valeur sont celles qui ont été construites entre les éditeurs et les journalistes ».’ C’est là une des articulations essentielles de l’argumentation du patron du SPQR. Elle consiste, d’abord, à rappeler que la profession est composée des éditeurs de presse et des journalistes. Ensuite, elle vise à déconsidérer toute initiative prise de façon unilatérale et, a contrario, prône de manière récurrente, la nécessaire condition d’une ‘« démarche commune’ » en matière de définition d’une éthique professionnelle des journalistes. Enfin, elle circonscrit cette démarche ‘« au seul niveau des titres’ » car ‘« ça relève complètement des entreprises de presse’ ». L’ensemble de ces arguments tend à une seule et même conclusion que Bruno Hocquart de Turtot fait passer par la voix de la profession : ‘« si on arrive à élaborer quelque chose de commun à l’ensemble de la PQR, ça serait très bien »’. Cela dit, l’argumentation de notre interlocuteur ne s’en tient pas seulement à esquisser un début de consensus car en effet celui-ci va rapidement céder la place à quelques réserves dont la profession semble incapable de s’affranchir. A l’instar de François Devevey qui qualifie les environnements respectifs des journalistes et des éditeurs ‘« d’environnements parallèles’ », Bruno Hocquart de Turtot va, lui aussi, énoncer un certain nombre de réalités qui compromet la démarche de convergence. La comparaison avec le directeur de la FNPF s’arrête ici car si François Devevey va parfois à l’encontre des idées patronales, attitude qui pourrait même lui valoir des reproches, Bruno Hocquart de Turtot est, quant à lui, tout acquis à la cause patronale.

Notes
568.

5.8 millions d’exemplaires vendus par jour ; 75 % de la presse quotidienne française ; 18.5 millions de lecteurs chaque jour, sources : http://www.spqr.fr.

569.

Selon l’enquête de la FNPF, 66% des titres de la PQR disposent d’un code de déontologie, in Médiaspouvoirs, n°4, nouvelle série,1998, p121.

570.

Voir la restranscription intégrale de l’interview de Bruno Hocquart de Turtot, datée du 4 avril 2002, en annexe.

571.

Hutin F.R., « Ouest-France est éthiquement engagé », in Ouest-France, 11 mars 2001.