2) La grande césure

Le premier grand fossé qui sépare les journalistes des éditeurs tient à leur conception respective de l’information. Pour les premiers ‘« l’information est une valeur biologique ou philosophique »’ et pour les seconds ‘« c’est une valeur marchande’  ». Le directeur du SPQR motive ses propos en insistant sur les conséquences d’une conception autre que marchande : ‘« Le journal est un produit qui doit se vendre. S’il n’est pas lu, il n’existe pas de journal. Et ça pour un éditeur de presse, c’est une question de vie ou de mort »’. La mesure est donnée et ne laisse aucune place à la nuance : ‘»et c’est là, la grande césure (…) le journaliste se situe dans un autre monde’ ». Aux côtés de cette ‘« grande césure’ », il en est une autre qui vient contredire les projets patronaux. Si notre interlocuteur reconnaît et légitime, sans grandes difficultés, les contraintes commerciales qui pèsent sur les éditeurs de presse, il semble peiner à admettre les revendications salariales des journalistes. Lorsqu’on lui demande ce qui pourrait constituer le point d’achoppement d’une démarche consensuelle entre éditeurs et journalistes, le directeur du SPQR n’hésite pas une seconde : ‘« Alors là, c’est un peu plus…purement patronal. Ce qui cloche c’est que les éditeurs ont en face d’eux des journalistes qui ne sont pas là pour défendre une profession mais qui sont là pour défendre des intérêts matériels’ ». Le propos est certes de bonne guerre mais il est surtout ‘« purement patronal’ ». Notre rétorque n’y a d’ailleurs pas suffit : ‘« matériels et moraux ! ?’ » et Bruno Hocquart de Turtot de répondre ‘« Oui, matériels et moraux. Mais matériels’ ». Le fossé que creuse notre interlocuteur entre les deux acteurs principaux de l’entreprise de presse est de plus en plus distinct lorsqu’il répond à une estocade syndicale. La question porte sur la responsabilité du patronat en matière de dérives déontologiques. Elle donne lieu à une réponse très incisive et manifestement sans appel de Bruno Hocquart de Turtot ‘« ça, je ne peux que récuser ça »’ et de reformuler la question ‘« qui est responsable des dérives déontologiques ? Nous sommes des gens irresponsables ?’  ». Là, nous observons très clairement la position tout à fait solidaire (le ‘« Je’ » s’efface derrière un ‘« Nous’ » parfaitement assumé) du directeur du SPQR à l’égard du patronat auquel il oppose, plus loin, le véritable coupable des dérives déontologiques : ‘« Les dérives déontologiques, ce sont les journalistes (…) ce sont eux qui exercent leur métier. Y’a pas de censure de la part des patrons de presse ’». Cette prise de position très ferme augure déjà de l’irréductibilité des deux univers, pourtant censés se rencontrer dans une démarche souhaitée commune. Selon Bruno Hocquart de Turtot ‘« les patrons n’y sont pas opposés’ » mais l’ancien directeur des ressources humaines de Ouest-France précise qu’elle ‘« nécessite un travail de mise en confiance respective »’. Or en la matière, les propos de notre interlocuteur ne laissent guère d’illusions : ‘« ça - le pouvoir déontologique - ne sera jamais quelque chose de partagé parce que les références des journalistes ne sont pas, du tout, celles des éditeurs ’».