3) « L’équilibre économique de l’entreprise » comme impératif catégorique de l’action patronale

Bruno Hocquart de Turtot met en exergue, implicitement et explicitement, deux notions qui paraissent définitivement antinomiques 572 . Loin d’être le monopole des références des journalistes, l’éthique apparaît aussi être une visée patronale qui donne d’ailleurs lieu à des échanges nombreux. Cela dit, là où les journalistes brandissent des valeurs, les éditeurs de presse, eux, rappellent volontiers leur impératif catégorique : l’équilibre économique de l’entreprise car ‘« le vrai patron de presse, il ne cherche pas le profit, il cherche à remplir une mission mais il ne peut la remplir que s’il y a équilibre économique »’. Or il semble qu’au-delà des références respectives qui animent les deux communautés, cet équilibre est une question de ‘« vie ou de mort’  » qui impliquerait l’ensemble de la profession, éditeurs de presse et journalistes. L’économique prend donc le pas sur l’éthique, le ‘« biologique ou le philosophique’ » et comme le souligne notre interlocuteur ‘« Et pour faire partager cette vision aux journalistes, ça c’est absolument impossible ’». La pierre d’achoppement de leur divergence est la manière, semble-t-il, de concevoir ici la coordination des actions en matière de représentation normative de la profession. Ce qui manifestement fait défaut aux deux protagonistes c’est la possibilité d’envisager l’intercompréhension comme facteur déterminant de la coordination des actions à mener dans ce sens.

Si l’éthique engendre, d’un côté, une production d’ordre symbolique, c’est-à-dire un certain nombre de valeurs inhérentes aux pratiques journalistiques et à la place de l’information dans une démocratie, elle est aussi, d’un autre côté, un outil pragmatique au service de l’entreprise de presse. Or il apparaît très clairement que cette dimension symbolique qui implique un savoir partagé soit reléguée par les éditeurs de presse. Seule la valeur marchande de l’information, loin de faire l’objet d’un accord, semble motiver les troupes patronales. Comme le souligne Paul Ladrière, ‘« les convictions partagées constituent un réservoir de raisons grâce auquel chacun des acteurs peut en appeler à l’intelligence et à l’implication des autres »’ 573 et de préciser ‘« les convictions obtenues par l’influence à sens unique ou extorquées par l’artifice ou imposées par la force, sont inaptes à remplir cette fonction »’ 574 . Certes notre interlocuteur en appelle implicitement à la raison des journalistes en insistant sur l’impérieuse nécessité de vendre le journal mais lorsque l’on se penche sur les objectifs qu’assignent les éditeurs de presse à la réalisation d’une charte, on s’interroge sur ce qui constitue la cohésion ou du moins la volonté informée par un savoir partagé. Ces objectifs, selon Bruno Hocquart de Turtot sont triple : ‘« Premièrement, se donner une bonne image au niveau du lectorat. Elles sont utilisées quand il y a un problème. Deuxièmement, régler des problèmes internes de relations entre les journalistes et la rédaction. Troisièmement, éviter les contentieux’ ». Toujours selon notre interlocuteur, c’est sur la base de ces objectifs que journalistes et éditeurs de presse bâtissent des convictions partagées : ‘« Si on voulait en faire autre chose, là les journalistes et la rédaction se sépareraient. Là ils se retrouvent’ ». Dès lors l’interrogation porte sur la nature de la solidarité : Sont-ce là des rapprochements passagers, entre journalistes et éditeurs de la PQR, liés notamment aux caractéristiques spécifiques de cette forme de presse, comme le laisse entendre notre interlocuteur, ou bien seulement des choix qui se complètent et des intérêts qui s’équilibrent ? En d’autres termes l’activité de production normative est-elle orientée vers le succès ou fondée sur des valeurs communes ? Il est difficile ici de trancher mais il paraît évident que la démarche du SPQR s’aligne sur celle des autres membres de la FNPF. Nous avions conclu, s’agissant du discours de la FNPF, que les instances patronales tenaient manifestement à conserver leur autonomie respective en matière de représentation normative et à maintenir le lien de subordination. Qu’en est-il du SPQR ? Ce sont les entreprises de la presse quotidienne régionale qui, les premières, ont amorcé et développé le mouvement de création des chartes maisons. Il est donc aisé d’en déduire une volonté de conserver son propre champ d’action en matière d’éthique. En dépit d’une référence commune, ‘« Règles et usages de la presse quotidienne régionale’ », seule semble prévaloir la référence interne aux entreprises. Quant au lien de subordination, il ne fait aucunement l’objet d’une remise en cause dans ce cadre précis. Il serait, au contraire ‘« un contre pouvoir’ » dans l’entreprise. Notons que Bruno Hocquart de Turtot insiste sur ce lien en précisant que ‘« chaque journaliste s’inscrit dans une entreprise de presse »’, source, pour lui, de repères. La lecture et l’analyse de l’interview du directeur du SPQR corroborent nos propos concernant la FNPF. Il existe bien une forme de résistance patronale à céder aux journalistes, notamment aux syndicats de journalistes, une part de la définition et de la représentation normative de la profession. Les raisons qui motivent ces choix tiennent à leur volonté explicite d’assimiler les références éthiques des pratiques journalistiques avec la culture de chaque entreprise et à se garder de toute forme d’indépendance qui pourrait être acquise en la matière. Les journalistes demeurent des exécutants soumis à un lien de subordination que les éditeurs de presse maintiennent en toutes circonstances.

Notes
572.

Max Weber avait pourtant démontré la possibilité et la fécondité qu’il y avait à traiter des rapports de l’économie et de l’éthique.

573.

Ladrière P., Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, mars 2001, p 279.

574.

Idem.