3) L’utopique indépendance

L’opposition implicite que dresse le président de l’AESPA entre ces deux cultures est fondamentale car elle explique la tension ‘« insurmontable’ » qui règne entre les deux camps. Selon notre interlocuteur le journaliste serait soumis à ‘« un balancement perpétuel’ » qui résulte, d’une part, de l’incapacité du journaliste à aliéner son indépendance et, de l’autre, à se considérer comme salarié d’une société. Or cette dernière posture implique d’accepter le lien de subordination. Et de conclure ‘« ce qui garantit le mieux l’indépendance, c’est de n’être lié à aucun organisme de presse. Ça, c’est de l’utopie !’  ». Ce sont ces rapports de pouvoirs et leur situation stratégique que Bernard Gourinchas tente de mettre en exergue pour expliquer, là encore, l’irréductibilité entre éditeurs de presse et journalistes. Or loin de combler cette irréductibilité entre les protagonistes, les tentatives de définition et de représentation normative de la profession exacerbent, au contraire, la division sociale au sein des entreprises de presse et avec elle le conflit latent entre les deux camps. A ce titre, il est intéressant de nous référer aux réflexions nombreuses de Philippe Bernoux autour des concepts de culture d’entreprise, d’identité et de changement. Il rappelle judicieusement dans notre cas que ‘« ce qui permet l’action collective a finalement un nom bien connu : c’est l’intégration de l’individu à une communauté’  » et d’ajouter ‘« il n’y a, en effet, d’action collective que dans la mesure où les individus se sentent, soit intégrés dans un ensemble, soit porteurs de valeurs communes »’ 576 . Qu’en est-il ? Les journalistes semblent faire de l’indépendance l’une constantes essentielles de leur identité professionnelle. Lorsque le journaliste devient salarié d’une entreprise de presse, il accepte explicitement de céder cette indépendance au profit du lien de subordination. Cette situation facilite-t-elle ce que Philippe Bernoux appelle l’intégration de l’individu à une communauté, source d’action collective ? Il semble que non, tant la résistance des journalistes est grande face à la menace de voir aliéner leur indépendance. C’est là aussi l’un des leitmotivs des corps intermédiaires de la profession qui, quelle que soit leur obédience, défendent leur autonomie. Nous sommes, ici, au cœur de la culture journalistique entendue comme système de valeurs intériorisé par la profession. Cette culture, face aux initiatives patronales, est un moyen de réaffirmer les acquis et les valeurs qui animent la communauté journalistique et qui font l’objet sinon d’une menace du moins d’une remise en cause. Cette dernière peut donner lieu à un conflit social de type ‘« violence d’identité’ », selon l’expression de Philippe Bernoux. Notre interlocuteur l’admet lorsqu’il dit ‘« c’est vrai, il existe une tension entre l’indépendance du journaliste qui est un acquis que l’on ne peut pas renier(…) »’. Si éditeurs de presse et journalistes étaient porteurs de valeurs communes, suscitant l’action collective en matière d’éthique professionnelle, l’issue pourrait être envisagée. Or sur ce point précis, Bernard Gourinchas nous rappelle que le seul réservoir valable de valeurs pour la profession est celui qu’offre chaque entreprise de presse à laquelle ‘« le journaliste s’identifie forcément à un moment donné’  » mais de préciser ‘« soit, il s’identifie sous forme d’intégration, soit sous forme d’opposition permanente’ ». Bruno Hocquart de Turtot abonde sensiblement dans le même sens en soulignant que ‘«la profession a perdu les repères essentiels »’, ceux constitutifs d’un ensemble de valeurs communes, ‘« au profit des repères de l’entreprise ’». Or fonder une identité professionnelle à partir de chaque entreprise de presse et des cadres de référence qui l’inspire, c’est déjà, pour les journalistes, se confondre avec la culture patronale et, in fine, accepter certes la rigueur professionnelle mais aussi les exigences sinon de rentabilité du moins d’équilibre économique.

Convaincu que ‘« le journaliste a besoin de textes régulateurs, de textes qui lui indiquent les idéaux de sa profession’ » Bernard Gourinchas admet qu’il y a en la matière une responsabilité partagée. Les employeurs, ‘« ils se trompent parce qu’ils se diront « est-ce que l’on ne va pas là encore se mettre sur le dos des tas de procédures et de contrôles qu’il va falloir mettre en place pour complaire aux syndicats et on va être perpétuellement tenus de se justifier’  ». Quant aux journalistes, il les invite à dépasser cette idée selon laquelle ‘« le journaliste est une sorte de chevalier blanc qui aurait un accès à la vérité et la seule difficulté serait de faire connaître la vérité, parce que tous les pouvoirs du mensonge se ligueraient contre la vérité que détient le journaliste et qu’il voudrait porter au monde’ » et de leur expliquer ‘« la vérité ce n’est pas forcément le contraire de ce que me dit mon patron ou de ce que me dit le politique’ ». Notre interlocuteur ne se sent pas le droit de porter un jugement sur la responsabilité de la profession mais c’est pourtant à la lecture de son analyse, souvent empreinte d’appréciations critiques, que nous avons dégagé deux modèles d’action : l’un patronal, l’autre propre aux journalistes. Les efforts déployés par notre interlocuteur pour généraliser ses propos lui ont permis d’atténuer la responsabilité des membres de l’AESPA dont les préoccupations paraissent bien éloignées des questions d’éthique professionnelle.

Notes
576.

Bernoux P., op. cit., p 198.