a) L’engagement de l’entreprise

Tous nos interlocuteurs, excepté Bruno Hocquart de Turtot, reconnaissent l’importance de l’implication de l’ensemble de la profession et de ses corps intermédiaires dans la réflexion éthicienne. Les syndicats de journalistes et les fédérations patronales sont, certes, sollicités a posteriori mais ils acquièrent toutefois une légitimité à débattre du sujet. Cela dit, l’essentiel des propos est tenu en direction des acteurs principaux de l’action souhaitée collective : éditeurs et journalistes. Cette situation implique automatiquement que soit restreint le lieu de la prise de décision : l’entreprise de presse. Elle constitue, à la lecture des discours patronaux, un lieu d’échange par excellence où se forgent culture et identité. Seul François Devevey requiert une instance supérieure pour débattre et œuvrer pour une référence commune. Dubitatif, notre interlocuteur considère que si le lien de subordination est maintenu, aucune issue n’est envisageable. Cela dit, comme nous l’avons démontré, c’est à titre personnel qu’il s’est exprimé et non en qualité de représentant de la FNPF. Or, selon lui, cet aveu pourrait lui valoir des reproches. Les autres représentants, quant à eux, laissent entendre, parfois très clairement, qu’il n’est pas concevable que ce lien soit dépassé. Bruno Hocquart de Turtot rappelle en effet que ‘« chaque journaliste s’inscrit dans une entreprise de presse »’ et Bernard Gourinchas souligne ‘« qu’à partir du moment où le journaliste accepte de devenir salarié permanent d’une société, il accepte un lien de subordination »’. Quant aux propos de Jacques Morandat, ils sont certes implicites mais abondent dans le même sens : ‘« une entreprise ne peut pas prendre la charte de déontologie de ses salariés’ ». Les valeurs requises pour élaborer une référence éthique ne sont pas celles que se donne la profession, entendue dans une acception de confraternité, mais celles qu’offrent l’entreprise de presse. D’ailleurs l’unité de la profession est totalement déniée alors même qu’elle est une thématique récurrente dans les discours syndicaux. Jacques Morandat va même jusqu’à dire que ‘« l’unité de la profession, c’est bidon. Ça amuse tout le monde, mais ce n’est pas vrai ».’ Bruno Hocquart de Turtot fustige aussi cette idée qu’il considère comme reçue : ‘« l’unité de la profession, ah non, elle n’existe pas ! (…) Vous connaissez une profession qui est aussi divisée’  ? ». François Devevey est plus réservé, et entame, en guise de réponse, une longue réflexion sur la définition de l’information et du journaliste. Il admet que ‘« le contributeur de Gala, le contributeur d’Esprit, le contributeur de France-Soir et celui de la Provence, ont le même statut’ » mais remarque cependant : ‘« Je ne suis pas sûr qu’ils font exactement le même métier ».’ Dire, parfois avec grandiloquence, que l’unité de la profession n’existe pas c’est implicitement reconnaître qu’une référence éthique commune n’est envisageable que dans les limites qu’offre l’entreprise de presse, perçue dès lors comme une micro communauté au sein de la grande famille. Le ‘« Livre de Style’ » du Monde, édité en janvier 2002, en est l’exemple le plus probant. Dans son éditorial intitulé ‘« Une discipline collective »’, Edwy Plenel explique les ressorts d’une telle démarche et aussi ‘« les grands principes auxquels Le Monde se veut fidèle ’» 584 . Dans son épilogue, puisqu’il s’agit d’un monument de rhétorique, le directeur des rédactions du Monde souligne que ‘« l’ouvrage définit au plus près ce qui fonde et façonne notre identité collective » ’et d’ajouter que ‘« ce contrat oblige et requiert chacun de celles et de ceux qui font Le Monde »’ 585 . Deux remarques s’imposent : la première tient à la notion d’identité collective réduite, stricto sensu, au journal. Ce n’est pas le journaliste de manière générale qui est ici interpellé mais celui du Monde et exclusivement. Notons d’ailleurs que les occurrences ‘« Un journaliste du Monde’ », c’est-à-dire excluant les autres, sont très nombreuses (sur une seule page, 9 occurrences). La seconde porte sur l’obligation requise auprès des journalistes du Monde de suivre ces principes, d’adhérer au contrat que soumet Le Monde à l’égard de ses lecteurs. Ici l’obligation infère très clairement un lien de subordination. Pourtant l’auteur rappelle que ‘« ce sont ces règles collectives qui font une communauté de travail, une communauté d’esprit, partageant une communauté de destin’  » 586 . Or la communauté, qu’elle soit d’esprit ou de travail, requiert moins l’obligation que l’unité et l’accord notamment derrière un certain nombre de valeurs. Edwy Plenel évoque, d’ailleurs, une double contrainte non pas librement consentie mais ‘« librement assumée : Il est au service du lecteur et au service de l’information’ » 587 . Le choix des mots n’est pas innocent car il ne s’agit pas de laisser entendre au journaliste du Monde que ces valeurs sont laissées à leur libre appréciation mais au contraire qu’elles constituent une manière de se reconnaître, voire, de se distinguer au sein de la profession. L’exemple n’est pas esseulé mais suffisamment explicite pour que nous le retenions. L’entreprise de presse est sans aucun doute le nouveau territoire par excellence de l’identité journalistique et avec elle ses références éthiques 588 . Ceci explique dès lors la raison pour laquelle en dehors de l’entreprise de presse, aucun lieu de représentation normative de la profession n’est reconnu comme crédible par les patrons de presse. De plus, c’est là une façon relativement habile de conserver une autonomie certaine en la matière en même temps que de témoigner d’un intérêt particulier pour ces questions qui font, chaque année, l’objet d’un sondage auprès de l’opinion publique. Angelo Agostini conclut pour nous ‘« Il est temps de renoncer à cette entité presque mythologique qu’on appelait le journalisme et d’admettre l’existence de journalismes différenciés en fonction des publics, des contenus, des formes, des modes de production, de diffusion et de consommation de l’information ’» 589 mais d’ajouter ‘« une différenciation des profils et des compétences qu’uniront toujours néanmoins non seulement leur responsabilité sociale commune mais aussi l’obligation de travailler en équipe, dans l’interaction de toutes les spécialisations »’. Cette mutation profonde a largement été anticipée par les éditeurs de presse qui ont préféré à la médiation sociale des conflits d’intérêts en matière de représentation normative – ce que Jacques Morandat appelle ‘« la confrontation’ » - l’autorégulation au sein de chaque entreprise de presse. L’exhortation éthique des discours patronaux demeure un calcul rationnel qui vise plus l’efficacité et le résultat que l’adéquation des moyens aux fins poursuivies. Elle est aussi significative de l’ébranlement des critères classiques qui fondent l’identité journalistique. Le journaliste appartient d’abord à une entreprise de presse avant d’appartenir à une profession dont l’essentiel des valeurs se disperse au profit de l’entreprise. Dès lors, la culture normative commune affichée dans l’entreprise permet l’assise des relations d’autorité, déjà exprimé dans le lien de subordination. Comme le remarque J.D Reynaud : ‘« la règle a bien une force apaisante puisqu’elle arbitre un débat entre des prétentions opposées’ » 590 . Or c’est bien dans cette rhétorique de l’apaisement (discours de la neutralité, évitement de la polémique) que le patronat fonde sa légitimité et, in fine, sa volonté d’en découdre avec des prétentions opposées. Le rapport hiérarchique se doit donc d’être maintenu car il constitue un rapport de contrôle et de pouvoir, qui place au cœur de son système le lien de subordination et la négation de l’autonomie des membres de l’entreprise de presse. Si nous étendons notre réflexion au-delà de l’entreprise de presse pour observer le mouvement de fond, nous constatons que de manière générale, la montée actuelle de l’éthique ressemble à un coup de balancier après le tout argent des années quatre-vingt. Philippe Frémaux rejoint ce constat et affirme que ce mouvement ‘« vise en fait d’abord à fidéliser le personnel, tout en soignant l’image, l’efficacité et finalement la profitabilité de l’entreprise’ » et d’ajouter ‘« autant de choix définis indépendamment des salariés’ » 591 . Dans l’article qu’il consacre à l’annexion de l’éthique par l’entreprise, il souligne que ‘« cette montée du discours éthique est le dernier avatar des modes managériales ’» et d’expliquer ‘« Fixer une éthique de l’entreprise, c’est définir les règles de comportement auxquelles doivent se conformer ses membres. C’est aussi caractériser la nature du lien qui les unit. Il s’agit donc bien de management’ » 592 . Management éthique, pas seulement. L’auteur poursuit dans la perspective d’une éthique purement utilitariste en soulignant que ‘« l’affirmation d’une préoccupation éthique est également un bon support de communication pour une firme soucieuse d’améliorer ses relations avec ses clients’ » 593 . Ce n’est pas sans rappeler, dans notre cas, l’expression de ‘« contrat de lecture »’ utilisée à dessein par Ouest-France et Le Monde via leur charte ou leur Livre de Style. L’auteur conclut ainsi ‘« le management éthique, comme toute pratique qui saisit l’entreprise comme un tout, est d’essence totalitaire’ » et de terminer ‘« On ne sera pas surpris que cette nouvelle mode managériale laisse les syndicats quelque peu méfiants’ » 594 . En ce qui nous concerne, la méfiance des syndicats de journalistes est portée à l’acmé tant il est vrai que face à l’appropriation du thème de l’éthique professionnelle par les éditeurs de presse, les syndicats opposent une volonté farouche d’indépendance qui les conduit in fine à un repli identitaire. Les éditeurs de presse et leurs fédérations respectives s’en accommodent volontiers et profitent dès lors de cette incapacité des syndicats de journalistes à transcender leurs clivages pour recentrer le débat éthique au sein de l’entreprise de presse. La frontière entre les protagonistes, éditeurs de presse et journalistes, fédérations et syndicats, réduit considérablement le champ d’une possible référence commune. Et c’est un point sur lequel l’ensemble de nos interlocuteurs a insisté et que creusent inéluctablement les discours respectifs des corps intermédiaires qui cherchent à l’évidence à justifier l’autonomisation de leur action.

Notes
584.

Plenel E., « Une discipline collective » in Le Livre de style du Monde, janvier 2002. Voir l’analyse consacrée au Livre de style du Monde, p 307 de notre thèse.

585.

Idem.

586.

Idem.

587.

Idem.

588.

Lire à ce propos : Chanel A., « Les nouveaux territoires d’une identité », in Actes du colloque de Strasbourg, L’identité professionnelle des journalistes, (sous la dir. de Mathien M. et Rieffel R.), 1995, pp.205-221.

589.

Agostini A., « La presse au défi d’Internet », in Manière de Voir, n°46, 1998, p 23.

590.

Reynaud J.D., op. cit., p 242.

591.

Frémaux P., « L’entreprise annexe l’éthique » in Alternatives économiques, Argent, entreprise, commerce. Peut-on moraliser l’économie ?, Supplément n°13, économie et humanisme n°320, p 12.

592.

Idem.

593.

Frémaux P., op. cit., p 13.

594.

Ibid., p 14.