1) La préférence comme puissance

Nous l’avions déjà souligné en exergue de notre étude, l’analyse des modalités dans les discours des syndicats de journalistes nous révèle la prépondérance du devoir-faire et du vouloir-faire. Pour ce calcul, nous avons compté comme modalisateurs l’expression d’une volonté telle que ‘« nous avons décidé, nous proposons, est prête à mener, etc. ’».

Si les journalistes doivent faire, les syndicats de journalistes, quant eux, veulent faire. L’exercice du libre-arbitre du journaliste, susceptible de désirer, est donc soigneusement verrouillé par les syndicats de journalistes qui ne conçoivent l’autonomie que dans le seul cadre de l’action syndicale. C’est donc naturellement que les syndicats veulent faire, fonction éventuellement rétrocéder aux journalistes mais sous certaines conditions. L’exemple du SNJ-CGT est à cet égard significatif. Le syndicat de journalistes CGT cherche en effet à conjoindre deux ‘« vouloir’ », celui du journaliste et celui du syndicat : ‘« En votant pour le SNJ-CGT, le cri de colère des journalistes sera aussi le cri de ceux qui, en luttant pour leur dignité et leur liberté de conscience, veulent refuser le prêt à informer imposé par les patrons(…) ils leurs signifieront qu’ils veulent s’engager vers une autre conception de l’information et des relations sociales’ ». Le journaliste est ici censé vouloir ce que veut, pour lui, le syndicat CGT : ‘« faire bouger les choses’ ». Mais, pour le SNJ-CGT, il ne suffit pas seulement de vouloir. ‘« Tout dire, se défendre face à des agressions multiples’  » est aussi ‘« aujourd’hui un devoir pour les journalistes’ ». La conclusion s’impose et corrobore notre analyse ‘« Au-delà de leurs différences, c’est ce qui unit les candidats du SNJ-CGT (…) alors confrères, vous voyez ce qu’il vous reste à faire’ ». Ces propos font apparaître l’expression d’un volontarisme sinon modéré du moins encadré qui laisse entendre que le journaliste doit avant de vouloir. Or quel que soit ce vouloir-faire, il est, avant tout, la propriété du syndicat de journalistes car il n’est point de volonté en dehors de celle qui guide l’action syndicale. Il nous faut reconnaître que seul le SNJ-CGT accepte de rétrocéder son vouloir-faire aux journalistes, mais ce, pour mieux le reprendre dans le cadre des urnes (élections des représentants à la commission de la carte par exemple). Les autres syndicats de journalistes, quant à eux, conservent soigneusement ce vouloir-faire qui, s’il devait leur échapper, ruinerait toute action collective. Ainsi, il est intéressant de noter qu’aucun syndicat de journalistes fait des questions d’éthique professionnelle une volonté manifeste de la profession de se fixer des repères. Le thème se prête certes moins à un ‘« vouloir’ », celui notamment de meilleures conditions de travail, mais paradoxalement ils mobilisent suffisamment les syndicats de journalistes pour que l’on y prête attention. Exprimer une volonté d’agir dans le sens d’une éthique professionnelle c’est réaffirmer auprès des journalistes que l’un des objectifs des syndicats c’est la défense morale de la profession. Or, il est difficile de nier cette implication syndicale tant il est vrai qu’il existe une réelle volonté, notamment exprimée dans le discours du SNJ et de l’USJ-CFDT, de renouer avec ces questions et de sensibiliser les journalistes à une pratique vertueuse. Elle manifeste une prise de conscience et un ancrage, dans la réalité de la profession, des revendications syndicales. Rendre compte d’un sentiment volontariste c’est aussi définir, implicitement ou explicitement, un adversaire aux volontés contraires. Voilà ce que nous voulons, voilà ce qu’ils veulent. Du seul point de vue sémiotique, pour reprendre la trame de notre méthodologie, cette manipulation révèle les caractéristiques de l’anti-sujet, s’il en est. En effet, dans les discours du SGJ-FO et ceux du SNJ-CGT, l’anti-sujet se manifeste par la modalité du vouloir chargée de menaces : ‘« Ils – messieurs les ministres, les sénateurs, les députés, les préfets et les militaires, les directeurs de la publication, les magistrats, les juges et les policiers – veulent qu’on leur parle de liberté de la presse (…) C’est pour la diminuer, jamais pour l’étendre ou en faciliter l’application ’». En dépit d’un procédé ironique, le SGJ-FO ne manque pas de désigner, pour ne pas dire d’amalgamer, l’ensemble des acteurs susceptibles de constituer une véritable menace pour la liberté de la presse et donc in fine pour la profession. Le SGJ-FO menace à son tour ‘« Et le gouvernement devrait faire bien attention ’» et signale dans la foulée son vouloir-faire : ‘« En tout état de cause, le SGJ-FO fera tout pour que la liberté de la presse soit respectée »’. Moins directe, le SNJ-CGT assigne aussi, à l’anti-sujet, une modalité du vouloir : ‘« Ils sont nombreux ceux qui souhaitent encadrer l’information sous prétexte de mieux protéger les citoyens des excès des journalistes ’» ou encore ‘« face aux marchands d’infos, le SNJ-CGT appelle les journalistes à lutter pour conquérir de nouveaux droits’ ». Là encore plane la menace de voir la liberté de la presse censurée. Cela dit, l’identité de ou des anti-sujets restent relativement floue car ce sont ‘« ils’ » ou ‘« les marchands d’infos’ », dotés l’un et l’autre d’un vouloir-faire tout aussi préoccupant. La situation est sensiblement aggravée par l’emploi d’un lexique qui campe un contexte délétère – que nous avions déjà souligné par ailleurs- soumis à pression ‘: « profession en perdition, pratiquée par des hommes et des femmes qui ont du vague à l’âme et qui ont perdu beaucoup de leurs repères, il est urgent, lutter, protéger ’». Dès lors, le syndicat SNJ-CGT va signaler son pouvoir, rétrocédé provisoirement au journaliste ‘« avec un bulletin de vote, on peut tout dire’ », qui apparaît comme la contre partie défensive, voire salvatrice, de la puissance ou de la volonté néfaste de l’anti-sujet. L’argumentaire syndical vise à convaincre les journalistes qu’un vote contre le syndicat, pourrait devenir un vote contre la liberté de la presse, car enfin le syndicat, quel qu’il soit, se porte garant de cette liberté. Il semble, même, que le pouvoir du syndicat soit bien souvent indissociable de son vouloir. C’est-à-dire, pour reprendre les termes de Dominique Memmi que ‘« sa préférence est puissance, l’une détermine l’autre et inversement : « si nous sommes forts, nous sommes libres d’agir’ » 608 . On ne peut s’empêcher ici de faire le lien avec l’un des leitmotivs des syndicats de journalistes : garantir leur indépendance. Ce verrouillage qui ne laisse aucune place au journaliste en tant que doué d’une compétence du vouloir-faire, ni même du vouloir-être, est renforcé par une sorte de ‘« force morale’ ». Directement rattachée à la puissance, cette force morale consiste en une faculté de ‘« ne pas vouloir’ ». Cette faculté est très présente, pour ne pas dire systématique, dans le discours du SGJ-FO. ‘« Nous refusons tout statut unique de l’écrit (…) Le SGJ-FO s’oppose au regroupement des écoles existantes en deux ou trois pôles qui ne pourrait que favoriser le désengagement du patronat du financement des formations (…), Nous refusons la soumission des journalistes à un observatoire des médias (…) Nous rejetons toute pression politique économique et religieuse sur les journalistes (…) Les journalistes FO s’opposent aux projets visant à imposer des restrictions juridiques à l’exercice de la profession (…) Ils s’opposent à ce qu’on restreigne encore l’exercice libre de la profession (…) Nous refusons que le journaliste s’efface derrière l’animateur ou le publicitaire, etc.’  ». Ces refus exprimés avec la fermeté qui sied à un syndicat ‘« bouclier de l’indépendance d’une profession’ » témoignent, auprès des journalistes, de sa faculté de pouvoir dire ‘« non’ » voire, pour reprendre un qualificatif utilisé par le SNJ-CGT, de sa radicalité. Le verrouillage est complet lorsque le syndicat FO souligne dans son bulletin : ‘« il est inacceptable d’entendre certains qui n’ont rien à voir avec la profession, parler de règles de déontologie’  » et de conclure ‘« nous respectons le droit de chacun, ce qui ne va pas sans l’accomplissement par tous des devoirs qui incombent doublement à un journaliste parce que c’est un professionnel syndiqué’ ». Seul le vouloir-devoir faire syndical s’affiche comme légitime.

Notes
608.

Memmi D., op. cit., 1986, p145.