2) La mobilité du pouvoir

Les autres syndicats de journalistes, loin de témoigner d’une telle force morale, articulent aussi leur manipulation autour des modalités du pouvoir et du ne pas pouvoir. Pour certain, cette puissance est savamment distribuée et utilisée à dessein. Ainsi, le SNJ semble prétendre ne s’accorder de pouvoir que celui que lui transmet le journaliste. Son secrétaire général, François Boissarie, le dit d’ailleurs sans ambages : ‘« la seule reconnaissance valable des valeurs défendues par le syndicat est celle, qui en juin, lui a donné plus de 44 % des voix aux élections de la carte’ ». La manifestation de cette compétence est doublée d’un discours de séduction : ‘« A dire vrai, entre le SNJ et la déontologie, le lien tient de la consanguinité (…) C’est sur le terreau des devoirs professionnels que, dès 1918, les fondateurs du syndicat bâtissent, puis enracinent notre organisation ’». C’est dans ce contexte que le SNJ interroge, de manière faussement motivée, les journalistes et manifeste sa compétence 609 . Dès lors, la stratégie du SNJ va consister à opposer sa capacité à faire, soumise à l’appréciation des journalistes, à celle de ou des anti-sujets. Ainsi le SNJ interroge : ‘« Comment croire qu’un nouvel organisme pourrait représenter une autorité morale indiscutable dans la profession ?’ ». Plus loin, le syndicat des journalistes signale que les patrons de presse sont aussi dotés de la compétence du pouvoir-faire elle-même soumise à leur bon vouloir : ‘« Les patrons de presse, prompts à proposer un code de bonne conduite peuvent ainsi faire preuve de leur bonne volonté’ ». Or loin de se soumettre, le SNJ au contraire rebondit et souligne que ‘« ce n’est pas parce qu’ils –les patrons- s’y sont refusés, lors de la renégociation de la CCNTJ que nous devons renoncer à cet objectif »’. Plus qu’un pouvoir-faire, le SNJ manifeste naturellement son devoir-faire car ‘« c’est l’honneur du SNJ que d’en –la charte de 1918 - être le dépositaire et le défenseur »’. C’est là aussi l’expression d’une force morale qui relève plus de la tradition que de la contestation comme forme revendicative. Cela dit, dans le discours du SNJ, les premiers à être caractérisés par la modalité du pouvoir, notamment en matière d’éthique professionnelle, sont les journalistes. Il semble en effet que le SNJ accepte, dans certaines circonstances, de rétrocéder ‘« cette modalité mobile’ » 610 qu’est le pouvoir : ‘« seul le savoir-faire sélectif du journaliste professionnel peut éviter ce dérapage’ » ; ‘« que la liberté des journalistes, exercée sans conscience, sans principes, sans règles, peut attenter à la liberté des citoyens’ » ; ‘« la profession de journaliste ne peut laisser se développer le climat de discrédit actuel »’. Il est intéressant de noter que le pouvoir qui est attribué aux journalistes l’est dans le cadre de sa pratique et du rapport à l’éthique professionnelle qu’il y entretient. C’est là indéniablement le rappel auprès des journalistes des responsabilités qui leur incombent. C’est aussi dire que le pouvoir du SNJ s’arrête là où commence celui du journaliste notamment au regard de sa pratique. Cette mobilité de la modalité du pouvoir est donc très active dans le discours du SNJ et va à l’encontre d’une approche monopolistique de la représentation normative de la profession. Si l’on reprend l’apostrophe de Philippe Meyer 611 , il apparaît au contraire que le SNJ en accepte volontiers le partage, du moins avec les journalistes. Les autres syndicats de journalistes distillent cette compétence avec parcimonie. Pour l’USJ-CFDT l’attribution de la compétence du pouvoir aux journalistes est anecdotique et sert de mise en garde : ‘« Si l’on y prend garde, les journalistes pourraient bien, un jour, subir le même effet boomerang que celui que les hommes politiques connaissent (…)’ ». S’agissant du SNJ-CGT, la modalité du pouvoir n’est envisagée que dans le cadre du vote qui garantit, pour le journaliste, la possibilité de ‘« pouvoir tout dire’ ». En dehors de la délégation de pouvoir prévue dans le cadre des urnes, le journaliste est au contraire caractérisé par son impuissance : ‘« Le journaliste est doublement victime des ordres de son patron, de sa hiérarchie auxquels il ne peut se dérober’ » ; ‘« leur petit nombre ne permettra pas de constituer un rapport de force suffisant pour s’opposer aux visées des industriels des médias »’ ; ‘« le cri des journalistes sera aussi le cri de ceux qui ne peuvent plus rester muets »’ ; ‘« les journalistes ne peuvent plus se satisfaire des atermoiements ou des accommodements’ ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le SNJ-CGT rappelle judicieusement ‘« qu’avec un bulletin de vote, on peut tout dire ’».

Les syndicats de journalistes s’annexent majoritairement les modalités du vouloir-faire et du ne pas vouloir-faire et concèdent, pour certains, le partage avec les journalistes des modalités du devoir et du pouvoir faire. Pour cette dernière, il est important de rappeler que nous l’avons qualifié, avec Dominique Memmi, de ‘« modalité mobile’ » en ce sens qu’elle peut faire l’objet d’un va-et-vient entre les actants, dans un cadre que nous avons pris le soin de préciser. Il est étonnant de constater, par ailleurs, que souvent le journaliste est chargé de compétences négatives, et notamment de celle de ‘« l’impuissance’ », dictant implicitement le recours aux syndicats salvateurs. Cela dit, lorsque le journaliste est, au contraire, doté de compétences positives, leur attribution est extrêmement ambiguë en raison de l’emploi équivoque du ‘« nous’ » qui cache souvent les syndicats eux-mêmes. : ‘« en effet, cette clause est la garantie morale absolue que nous pourrons travailler en accord avec notre conscience’ » (SNJ-CGT) ; ‘« mais la défense de la profession nous incombe’  » ; ‘« il nous faut reconnaître que les principes déontologiques de notre profession ont été quelquefois bafoués’ » ; ‘« nous pouvons tous nous prévaloir de la clause de conscience’ » (SGJ-FO).

 Par ailleurs la dimension volitive susceptible de caractériser le journaliste est totalement occultée par les syndicats de journalistes. En effet, dans tous les discours syndicaux, le journaliste est caractérisé par une absence totale de volonté, exceptée bien sûr celle que lui insuffle le discours syndical : ils veulent que… Sa puissance, s’il en est, apparaît comme purement virtuelle, sa volonté, inexistante et son devoir quasi exorbitant, notamment lorsqu’il s’agit de rejoindre la cause syndicale. En définitive, le journaliste n’a guère son mot à dire, si ce n’est dans le cadre des urnes, car l’actant privilégié dans la distribution des compétences est à l’évidence le syndicat de journalistes. Il est tout à la fois chargé d’un pouvoir, d’un devoir et d’un vouloir défensif qu’il oppose volontiers à celui des anti-sujets. Ces derniers sont d’ailleurs très pauvrement représentés et toujours dotés de compétences menaçantes. Ainsi le patronat peut, veut et ne veut pas, mais aussi doit ou devrait. Le gouvernement, l’État, doit, peut mais aussi ‘« devrait faire bien attention’ », dixit le syndicat FO qui se fait à son tour menaçant. Il semble, in fine, que les pratiques manipulatoires des syndicats de journalistes visent essentiellement à ne rendre visible, auprès des journalistes, que la seule action syndicale légitimée à grands renforts de compétences. Ce qui importe et mobilise une grande partie de l’énergie discursive des syndicats, n’est pas tant la pratique vertueuse, mais le vote inaccompli du journaliste qui leur garantirait une autonomie d’action. Notons d’ailleurs à cet égard que les temps de prédilection de la narrativité syndicale sont le conditionnel, le futur ou encore l’impératif. Le récit syndical, même s’il reste inachevé, constitue, semble-t-il, un guide pour l’action, notamment et surtout celle de rallier le syndicat. Dès lors, l’utilisation du thème de la défense morale de la profession apparaît comme suffisamment porteur de sens pour que les syndicats s’y investissent et l’utilisent comme une thématique unitaire.

Notes
609.

« Qui mieux que le SNJ, premier et principal syndicat de journalistes, pourrait le faire ? »

610.

Ibid., p 147.

611.

Déjà citée, p 40 de notre thèse.