4) L’incomplétude du savoir individuel du journaliste

S’agissant du SNJ, nous avons remarqué avec quelle énergie le syndicat rappelle aux journalistes ignorants ses états de fait : ‘« Depuis sa création, c’est lui qui est à l’origine des textes majeurs, c’est sur le terreau des devoirs que, dès 1918, les fondateurs du SNJ…, dès sa fondation a parlé de déontologie (…) Le SNJ qui est à l’origine de la Charte de 1918 (…) Depuis que le SNJ existe, l’éthique du métier de journaliste a fait l’objet de nombreux débats’ ». Le SNJ va aussi construire un univers cognitif collectif qui va lui permettre d’asseoir ses recommandations. Ainsi ‘« la loi de 1881 est une loi de Liberté, c’est le socle de notre système. Il ne faut pas y toucher ’» ou encore ‘« A bien la relire, la charte des devoirs des journalistes, bien que rédigée en 1918, est d’une étonnante modernité »’ et de prescrire  ‘»le problème est donc moins de remanier la charte que de veiller à son application »’. Le SNJ va même jusqu’à s’accorder un relatif non-savoir en feignant l’interrogation ‘« qui aurait l’ascendant nécessaire pour faire d’un nouveau texte un objet de consensus comme le demeure, malgré tout, la Charte actuelle ?’ ». Les exemples peuvent se multiplier. Ils témoignent d’une volonté du SNJ de porter à la connaissance du journaliste un certain nombre d’éléments susceptibles, d’une part, de légitimer l’action syndicale et, d’autre part, de convaincre de son bien-fondé. Cette stratégie n’est pas l’apanage du SNJ puisque les autres syndicats aussi, affichent leurs convictions et les pièces qui vont avec. Le SNJ-CGT le dit, quant à lui, très clairement : ‘«notre rôle est d’apporter des preuves des dangers qui nous guettent et qui guettent la liberté d’informer’ ». En matière d’éthique professionnelle, le SNJ-CGT fait savoir sa préférence pour ‘« l’autodiscipline’ » mais aussi que ‘« les chartes évitent d’aborder les problèmes de conditions de travail, de rémunérations bref tout ce qui fait la raison d’être d’une organisation syndicale’  ».

Le SGJ-FO va lui aussi construire un univers cognitif collectif autour des notions d’indépendance consubstantielle à ‘« une véritable garantie’ », de liberté syndicale ‘« aussi vitale que la liberté de la presse’ », de liberté des journalistes, etc. Ces notions permettent de constituer un réservoir de valeurs dans lequel le syndicat, mais aussi le journaliste, puisent à l’envi. Enfin l’USJ-CFDT rappelle judicieusement que ‘« la déontologie et les pratiques professionnelles sont, pour l’USJ-CFDT, un souci permanent que nous n’avons cessé d’exprimer »’ mais aussi que ‘« depuis plusieurs années, la CFDT veut aller plus loin (…) nous en avons fait une de nos priorités (…) C’est la CFDT qui depuis trente ans pose la question des pratiques professionnelles (…) C’est d’ailleurs elle qui, depuis 1983, demande la mise en place d’un observatoire des médias (…) C’est encore elle qui réclame aujourd’hui un comité d’éthique (…) il faut rappeler que ce sont les directions d’entreprise et leurs hiérarchies qui effectuent le plus souvent le choix que mettent en œuvre ensuite les journalistes ’ ». La compétence du savoir – souvent présentée implicitement - qui caractérise les syndicats de journalistes leur permet en même temps de signaler leur savoir-faire ou leur pouvoir-vouloir faire. Selon Yves Delahaye, ‘« il est naturel que les occurrences du pouvoir et du savoir soient plus fréquentes car ni le vouloir ni le devoir ne sont, pour l’acteur, des attributs dotés d’une permanence à celle qui, tout naturellement, caractérise le pouvoir et le savoir’ » 615 . Le résultat de notre analyse diffère quelque peu de cette logique. En effet, du fait de son caractère mobile, la modalité du pouvoir n’offre aucune permanence. Elle s’inscrit dans un contexte qui peut fortement influer sur sa distribution. D’ailleurs les syndicats de journalistes l’ont compris puisqu’ils en acceptent, dans certaines circonstances, la rétrocession aux journalistes. Mais pas seulement. Ainsi le SNJ-CGT rétrocède son pouvoir à l’État qui ‘«face aux appétits grandissants des industriels des médias et de la communication (…) peut, seul, préserver ce fragile équilibre’ ». Le SNJ-CGT signale-t-il son impuissance aux journalistes ou pointe-t-il du doigt les responsabilités ? La réponse intervient plus loin : ‘« L’État a aussi l’impérieux devoir de veiller en permanence sur la validité des protections sociales et morales des journalistes’ ». Les responsabilités - devoir-faire- et la puissance d’intervention - pouvoir faire – sont dès lors partagées entre le syndicat CGT et l’État. Pour le SNJ, ce sont les patrons de presse qui ‘« peuvent faire la preuve de leur bonne volonté’ » mais aussi ‘« l’État de droit et les citoyens, épris de liberté, qui ne peuvent accepter de laisser sacrifier la présomption d’innocence’ ». Preuve, s’il en est que, le pouvoir, en tant que modalité, n’est pas une compétence figée. Elle demande sans cesse d’être actualisée et reconsidérée en fonction du rôle joué par les différents protagonistes. Jean-Paul Terrenoire livre une autre explication. Le sociologue remarque que : ‘« Dans la représentation que s’en font les professions, l’autonomie est le moyen qu’elles se donnent pour se défendre contre les empiètements de l’État ou de la société civile, et pour échapper aux injonctions morales et aux procédures judiciaires jugées lourdes, coûteuses et inadaptées. Mais le paradoxe, c’est que, pour la consécration de leur autonomie, les mêmes professions solliciteront, à un moment donné et dans des formes déterminées, le concours de l’État et du législateur et l’appui de certains éléments de la société civile’ » 616 . En revanche, il est certain que la modalité du savoir est une attribution qui, même si elle est transmise, demeure permanente. Or à cet égard, nous voudrions souligner avec force l’état de dépendance dans lequel se trouve le journaliste, caractérisé par son ignorance, et dès lors suspendu à la bonne parole syndicale. Cette remarque est d’autant plus importante, qu’elle s’inscrit dans une réflexion sur la compétence cette fois-ci morale ou éthique des syndicats de journalistes en tant que prescripteurs et surtout détenteurs d’un savoir. On se souvient des propos de Simone Weil sur la pensée militante : ‘« la vérité totale est due à chaque militant à l’intérieur du mouvement ; pour les hommes d’organisation, au contraire, il existe comme des degrés dans l’information : eux savent ou doivent savoir et les militants de base doivent se contenter de la version édulcorée qu’ils sont censés pouvoir supporter’ » 617 .

Si l’on aborde cette question du point de vue des différentes théories sociologiques de l’action, plusieurs remarques s’imposent et éclairent notre propos. Partons de l’hypothèse énoncée par Paul Ladrière selon laquelle ‘« pour qu’il existe une coordination des actions qui soit porteuse d’une cohésion sociale, il ne suffit pas que le savoir de l’un ou des uns s’impose à l’autre ou aux autres, de quelque manière que ce soit ; Il faut qu’un accord s’établisse sur un savoir reconnu de part et d’autre comme valide ’» 618 . Selon le sociologue ‘« L’action commune raisonnable est l’expression non d’une volonté fusionnelle aveugle, mais d’une volonté informée par un savoir partagé’ » 619 . C’est là, en substance, ce que nous dit, aussi, Algirdas Greimas lorsque, évoquant les systèmes cognitifs, il prend le soin de distinguer le savoir (la raison) du croire (la foi), univers selon lui inconciliables, et de s’interroger ‘« comment ne pas prendre au sérieux le témoignage d’un ancien stalinien, parlant de son dédoublement : « Désormais, il y eut un moi, qui savait, et un autre qui croyait’ » 620 . L’interrogation du sémioticien va même plus loin puisqu’il soulève la question de savoir s’il existe des ‘« domaines sémantiques privilégiés qui seraient –exclusivement ou en partie seulement – recouverts par des réseaux fiduciaires de croyances, alors que d’autres domaines seraient réservés aux sciences – à la raison donc - ?’ » 621 . A notre tour, nous nous sommes interrogé sur la préférence que le discours syndical manifeste pour la catégorisation c’est-à-dire la mise en oppositions significatives selon les modes de l’ignorance vs la connaissance ou de l’impuissance vs la puissance. Une telle catégorisation favorise-t-elle la rationalité (une volonté informée par un savoir partagé) ou la croyance (volonté fusionnelle aveugle) ? La question mérite d’être posée tant il est vrai que les discours syndicaux, nous l’avons vu à travers l’analyse des modalités, se positionnent quasi exclusivement par rapport aux journalistes. Or, comme l’explique Greimas : ‘« Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la catégorie ainsi présupposée devienne la mesure de toute chose et qu’elle serve de support à l’idéologie de la mesure que l’on rencontre : L’évaluation du bon sens cartésien, la transformation du rationnel en raisonnable’  » 622 et celle de l’indépendance syndicale en indépendance professionnelle.

Nous pensons que le discours syndical en favorisant la catégorisation accule le journaliste à la croyance plus qu’à la rationalité. Il entretient l’illusion de l’ignorance et de l’impuissance du journaliste dénué, dans la formation discursive syndicale, de désir, de passion, de raison et même, pour la plupart, de volonté. Aucune place n’est réellement laissée à sa capacité d’innovation et d’initiative. Le journaliste en est réduit à un ‘« devoir’ ». Les syndicats de journalistes prennent donc le risque de miser sur des rapprochements passagers et fragiles alors même qu’il s’agit de viser la cohésion sociale.

Si les discours possèdent la force de coordonner l’action, ceux des syndicats de journalistes, en matière de réflexion normative de la profession, visent plutôt à valider et à légitimer l’action syndicale posée comme une éthique qu’à appréhender la réalité vécue du journaliste comme problématique de sa représentation normative. Habermas le dit autrement : ‘« selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme »’ 623 . Or en matière de discours syndical, la seule ‘« discussion pratique’ » qui vaille est celle qui légitime l’action syndicale en tant que norme d’action et formation d’une forme collective et indistincte d’identité qui se substitue à l’identité singulière du journaliste. Le journaliste, en tant que sujet, est donc totalement neutralisé par le discours syndical dont la rhétorique s’articule autour de l’idée que tout point d’exercice du pouvoir est en même temps un lieu de formation du savoir. Or seul le syndicat peut et sait.

Notes
615.

Delahaye Y., op .cit, p 151.

616.

Terrenoire J.P., op. cit, 1991, p 15.

617.

Bouchardeau H. Simone Weil, hb éditions, 2000, p 87.

618.

Ladrière P., op.cit., p 278.

619.

Ibid., p 279.

620.

Greimas A.J., op.cit., p 125.

621.

Ibid., pp.125-126.

622.

Ibid., p 128.

623.

Habermas J., De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1992, p 87.