3) Un travail de mise en confiance

Le discours du SPQR s’inscrit dans la même veine, à l’exception près que notre interlocuteur manifeste de nombreux doutes à l’égard des conditions de production des normes éthiques de la profession. Ces doutes sont exprimés à travers des interrogations plurielles qui se posent aux éditeurs de presse autant qu’aux journalistes : ‘« Donc est-ce que nous, rédacteurs en chef, nous journalistes, nous ne devons pas avoir un discours sur le respect de la liberté de la presse, de la déontologie de notre métier qui est mise en cause par ces agressions (presse gratuite) ? »’ ; ‘« Donc là aussi, on a eu un débat extrêmement intéressant qui engageait effectivement toutes les réflexions sur l’éthique du journaliste : quel est leur rôle ? Quelle est leur mission ? Que doivent-ils faire ?’ ». Au fil de l’interview, le directeur du SPQR concède que ‘« s’il doit y avoir une réflexion sur l’éthique, le rôle des journalistes, etc. ce ne peut être que le fait de réflexion en commun, direction / équipe rédactionnelle ’». Et de réitérer ses convictions : ‘« encore faudrait-il que cette charte soit élaborée en commun, avec les éditeurs de presse. Les éditeurs de presse doivent être partis prenante ».’ Plus loin, il questionne : ‘« quelles devraient être les principales références d’une charte commune ’ ? Les propos de notre interlocuteur donnent la mesure de l’inquiétude qui règne au sein de la ‘« Grande famille’ » et posent comme principale problème celui de la légitimité de la représentation normative de la profession. Le ‘« devoir-faire’ » dont il est question ici ne porte pas sur la pratique journalistique mais bien plutôt sur les conditions de production d’une éthique professionnelle qui devraient faire l’objet d’un consensus entre éditeurs de presse et journalistes. Ce constat, dressé par notre interlocuteur, nous offre la possibilité de rebondir et de questionner, tout naturellement : ‘« Et cette situation (celle d’une démarche commune) ne s’est jamais rencontrée ? »’ Sa réponse est déterminante et témoigne de la complexité des modalités en jeu : ‘« Si, de temps à autre, je pense qu’il y a une volonté commune. Si, c’est possible. Mais ça nécessite un travail de mise en confiance respective, alors là on fait appel à tout un tas de dimensions des relations sociales en France’ ». La première remarque consiste à dire que notre interlocuteur manque foncièrement de précision en répondant ‘« de temps à autre’ ». La seconde remarque porte sur l’évolution des modalités dans sa réponse. La dimension volitive est, selon Bruno Hocquart de Turtot, partagée et ne semble pas constituer un obstacle à l’élaboration d’une éthique professionnelle des journalistes. Éditeurs de presse et journalistes veulent faire. Crescendo, il note, même, que ‘« c’est possible’ » renvoyant implicitement à l’idée d’une démarche commune. Enfin, il achève sa réponse par ce qui constituerait un préalable à cette démarche commune et qui renvoie à la modalité du devoir-faire (c’est une nécessité) : ‘« un travail de mise en confiance respective »’. Nous observons donc que la modalité requise pour élaborer une éthique professionnelle dans le cadre d’une démarche commune est celle du devoir-faire ‘« un travail de mise en confiance ’» car la volonté et la capacité semblent deux compétences sinon acquises du moins en voie de l’être par les protagonistes. Cette réponse n’apparaît, a priori, pas surprenante dans la mesure où elle émane d’un ancien directeur des ressources humaines dont le rôle, justement, est de mettre en confiance les parties. Cela dit, replacé dans son contexte, cette réponse en dit long sur l’état des rapports sociaux qui lient journalistes et éditeurs de presse.

L’une des questions essentielles de notre réflexion porte, rappelons-le, sur la façon dont les relations sociales et l’éthique susceptibles de les orienter et de les régler s’établissent sur la base de rapports sociaux qui déterminent en profondeur la profession de journalistes. Notre interlocuteur nous donne la possibilité d’y réfléchir en rappelant le contexte de sa réflexion : ‘«Mais ça nécessite un travail de mise en confiance respective, alors là on fait appel à tout un tas de dimensions des relations sociales en France »’. Le devoir-faire un travail de mise en confiance respective se trouve pris dans l’étau des rapports sociaux entre journalistes et éditeurs de presse, rapports qui mobilisent la référence aux relations sociales. Le cadre général dans lequel est donc replacée l’analyse de la profession et de son éthique s’en trouve, dès lors, singulièrement enrichi. Pourquoi ? Parce qu’il existe une grande césure entre le rapport qu’entretiennent les journalistes et les éditeurs de presse à l’information. Comme l’a rappelé Bruno Hocquart de Turtot : ‘« pour l’éditeur, l’information est une valeur marchande. Pour le journaliste c’est une valeur biologique ou philosophique’ ».Il en découle deux constats : d’une part une incapacité de la profession à envisager une situation où les relations qui s’établissent entre journalistes et éditeurs sont en mesure de dépasser leur conception respective et, d’autre part, la prise en compte du changement de rapport qu’induisent ces deux conceptions : nous n’avons plus affaire à la relation d’un journaliste à son public mais, dans le discours patronal, au rapport économique de l’éditeur de presse au public visé par son support. Or l’introduction de considérations économiques bouleverse la donne car elle tient compte du marché, c’est-à-dire de l’offre et de la demande d’informations, marché qui ne ménage aucune place à la régulation éthique. Par voie de conséquence, l’accent est mis, sur les compétences actualisantes du pouvoir-faire : ‘« le vrai patron de presse, il ne cherche pas le profit, il cherche à remplir une mission mais il ne peut la remplir que s’il y a un équilibre économique ’» ou ‘encore « Et pour faire partager cette vision aux journalistes, ça c’est absolument impossible ’». Un seul impératif, sinon vital du moins catégorique, guide l’action patronale : ‘« le journal est un produit qui doit se vendre (…) Et ça pour un éditeur de presse, c’est une question de vie ou de mort’ ». Il est donc intéressant de noter le passage du vouloir/pouvoir-faire à celui du ‘« ne pas pouvoir-faire’ » dès lors que l’aspect économique est retenu comme dimension essentielle de l’action patronale. C’est dire combien l’articulation entre éthique, comme principe d’orientation, et solidarité sociale ne résiste pas aux injonctions du marché.

Il semble donc que les conditions de production d’une représentation normative de la profession de journalistes soient soumises, dans le discours du SPQR, à une double contrainte. Une contrainte externe d’abord, qui met l’accent sur l’environnement économique et qui mobilise les compétences du devoir (vendre) et du ne pas pouvoir-faire. Notre interlocuteur rappelle qu’en la matière la sanction est immédiate : ‘« S’il n’est pas lu, il n’existe pas le journal’ ». Dans cette configuration, le journaliste est considérer comme exécutant soumis à un lien de subordination. Notre interlocuteur souligne même l’incapacité des entreprises de presse à dépasser ce schéma : ‘« mais comment fonctionner autrement ? Mais comment continuer autrement’ ». En matière de définition d’une éthique professionnelle, l’action patronale sera donc sans cesse subordonnée à cette contrainte externe. La seconde contrainte est, quant à elle, interne. Elle fait intervenir une triple compétence d’abord d’un vouloir-faire en commun, puis d’un pouvoir-faire ensemble et enfin d’un devoir-faire un travail de mise en confiance respective. Cette dernière compétence semble, à son tour, subordonner les autres et suppose, comme le notait Paul Ladrière, une intercompréhension qui nécessiterait une mise entre parenthèses des fins pratiques et des relations d’autorité à laquelle les éditeurs de presse ne paraissent pas se résoudre.

La nécessité d’un travail de mise en confiance respective promue par l’ancien directeur des ressources humaines de Ouest-France semble manifestement déterminante pour envisager un travail d’élaboration, en commun, d’une éthique professionnelle. Notre interlocuteur rappelle, même, qu’il y a à ‘« faire appel à tout un tas de dimensions des relations sociales en France »’. Certes. Mais lorsque l’estocade syndicale met en cause la responsabilité patronale en matière de dérives déontologiques, procédé duquel notre interlocuteur est pourtant familier, ce travail de mise en confiance apparaît nettement moins nécessaire et cède la place à une mise au point en règle auprès du syndicat visé : ‘« ça, je ne peux que récuser ça. Qui est responsable des dérives déontologiques ? Nous sommes des gens irresponsables ? Non, non. Les dérives déontologiques, ce sont les journalistes, dans la plupart des cas, enfin dans les entreprises de presse que je connais. Ce sont eux qui exercent leur métier. Y’a pas de censure de la part des patrons de presse’ ».

Démêler l’écheveau des contraintes, qu’elles soient internes ou externes, pour s’acheminer vers un principe éthique d’orientation apparaît, à l’échelle de la profession, impensable. S’il existe une détermination, loin d’être vérifiée dans les faits, elle est sans cesse entamée par la rencontre de pouvoirs qui annule toute visée commune et exacerbe l’autonomie patronale et syndicale.

Le discours de l’AESPA est fortement marqué par l’emploi de deux compétences modales, l’une virtuelle, le devoir-faire et l’autre, actuelle, de pouvoir-faire. Bernard Gourinchas signale d’emblée la compétence actuelle de l’Association : ‘« Alors la déontologie, bien entendu, est tout à fait dans la compétence de l’Association mais dans la mesure où l’association déciderait de l’évoquer elle-même ou bien si tel ou tel des participants l’évoque’  ». S’agissant de la compétence virtuelle du devoir-faire, Bernard Gourinchas la distribue largement aux journalistes à deux exceptions près. La première porte sur l’élaboration de ‘« chartes maisons’ » jugée comme ‘« un effort nécessaire et indispensable »’. Le président de l’AESPA explique en effet que ‘« L’approche type convention nationale sera forcément une approche de l’ordre de l’idéal, c’est-à-dire que l’on va, à travers la Charte du journaliste, vers un fonctionnement idéal du journalisme qui doit être inscrit quelque part. (…) ça rend nécessaire le travail de chaque entreprise de presse dans la mesure où elle a une spécificité ».’La seconde exception relève, quant à elle, des conditions nécessaires de production normative. Bernard Gourinchas, à l’instar de Bruno Hocquart de Turtot, va promouvoir une certain nombre d’éléments propres à favoriser ‘« une bonne base de dialogue’  ». Ainsi le devoir-faire ou le devoir ne pas faire devient une sorte de guide de conduite dans le discours de l’AESPA. Indistinctement, puisque ‘« ça vaut pour les patrons aussi bien que pour les journalistes’  », et pour créer un contexte propice à une démarche commune, Bernard Gourinchas distille dans son discours sinon des injonctions du moins des recommandations. Ainsi, ‘« il ne faut pas faire le toilettage des textes qui existent, dans un esprit politique ’» ; ‘« je crois qu’il faut revenir à cette idée que la profession de journaliste, en tout cas ceux qui ont partie liée avec l’information, c’est quelque chose d’extrêmement difficile et qu’il faut rester vigilant’ » ; ‘« il faut le dire, même si ça ne plaît pas aux syndicats, il existe une pression idéologique (…) il faut, à mon avis, prendre du recul par rapport à cette pression idéologique ».’

En dehors de ces considérations qui visent par ailleurs à pointer les responsabilités qui incombent aux uns et aux autres, notre interlocuteur distribue majoritairement la compétence du devoir-faire, voire, du devoir-être aux seuls journalistes. Une raison essentielle motive cette distribution : si ‘« le journaliste doit avoir, avant tou,t sa déontologie personnelle’ » il n’en demeure pas moins que ‘« à partir du moment où il accepte de devenir salarié permanent d’une société, il accepte un lien de subordination »’. Dès lors, ‘« tout journaliste doit être conscient de ce que l’on fait subir à une information ’» ; ‘« le journaliste à l’obligation de consacrer la totalité de sa collaboration à la société qui l’emploie’ » ; ‘« les journalistes sont tenus de travailler très vite’ » ‘; « c’est peut-être une révision que le journaliste doit faire par rapport à lui-même’  » ; ‘« le journaliste doit faire les investigations nécessaires ’». Le devoir-faire du journaliste s’inscrit donc clairement comme un devoir d’obéissance auquel il est difficile d’échapper.