Troisième partie : Analyse comparative des chartes dans les médias français

Chapitre VII : état des lieux

I) Le contexte de l’analyse

1) La valse des éthiques

Il est une chose de soumettre à la critique objective les discours que tiennent les corps intermédiaires de la profession de journalistes, il en est une autre d’observer, dans les faits, les actions concrètes qui ont accompagné les professions de foi éthiques des différents médias. Parmi elles, nous avons fait le choix d’étudier et de comprendre celles qui ont conduit les médias à élaborer leur propre document de référence, charte ou code, selon les intitulés. Certains, au moment où l’on parle de ‘« ruine morale de la profession’ » 626 , affichent très clairement leur scepticisme à l’égard du phénomène : ‘« s’agit-il là d’un simple phénomène de mode ou au contraire, d’une transformation durable ?’ » 627 . D’autres, au contraire, s’en félicitent, en précisant que ‘« la déontologie répond à l’idée forte que la contrepartie de la liberté, c’est la responsabilité’  » 628 .

Notre travail s’édifie dans un contexte où règne ce que Pierre Bourdieu a appelé ‘« la loi du milieu’ » et dans lequel l’autonomie confine à l’autarcie 629 . En dépit des nombreuses difficultés rencontrées lors de notre enquête, nous avons toutefois récolté un certain nombre d’informations qui ont trait d’une part aux motivations des entreprises de presse à créer leur propre charte et, d’autre part, au contenu même de ces documents que certains ont eu la bienveillance de nous adresser. Le corpus de notre enquête est donc constitué des réponses aux questionnaires et des quinze ‘« chartes’ » différemment intitulées. Outre les hypothèses qui guident notre recherche, notre objectif ici est de confronter les discours que nous venons d’analyser aux réalités exprimées au sein des entreprises. En dehors des commentaires, parfois anecdotiques mais souvent polémiques, qu’a suscité la création de ces documents, il paraît intéressant de comprendre les logiques qui président à l’élaboration de ces chartes dites maisons mais aussi et surtout de les comparer pour en dégager les caractéristiques respectives. A terme, il s’agira de répondre à la question de l’homogénéité de ou des éthique(s) appliquée(s) aux pratiques journalistiques, homogénéité qualifiée de ‘« rêve inutile’ » par Jacques Lesourne et Bruno Frappat 630 .

Nous voudrions, à cette occasion, rappeler un certain nombre de réflexions qui nous ont conduit naturellement à mener cette analyse. Nous devons la première d’entres-elles à Philippe Meyer qui, dans la revue Débat, n’hésite pas à jeter un pavé dans la mare. L’ancien chroniqueur de France Inter le dit sans ambages : ‘« apparemment aucun patron de presse, aucun directeur n’est prêt à partager un pouvoir déontologique que dans la plupart des cas il n’exerce pas’ » 631 . Cette réflexion critique a suscité notre attention car elle pose très clairement la déontologie comme un pouvoir dont la responsabilité incombe au patronat qui manifestement affiche une certaine forme de désinvolture par rapport à la chose éthique ou déontologique. Il semble, cela dit, que la réalité soit beaucoup complexe et comme nous l’a fait remarquer Vincent Hugueux, journaliste à L’Express, ‘« la notion de pouvoir déontologique me paraît un rien ambitieux. Un pouvoir n’a de réalité que s’il s’exerce de manière continue et résolue »’ 632 . Notre réflexion s’est quelque peu enrichie avec les analyses respectives de Boris Libois et Daniel Cornu. En opérant une distinction entre ‘« éthique de l’information »’ et ‘« éthique des médias’ », ces deux auteurs déplacent l’enjeu du débat éthique autour des médias en tant qu’organisations. Le premier, philosophe belge, s’interroge ainsi : ‘« il s’agit de déterminer le cadre organisationnel pertinent pour élaborer et appliquer une éthique substantielle des médias : l’entreprise médiatique ou la profession journalistique ? »’ 633 . Le second est, quant à lui, plus catégorique : ‘« L’éthique de l’information ne tient pas tout entière dans une éthique des journalistes. Elle s’étend à une éthique des médias, dont la responsabilité comme organisation, dépasse la somme des responsabilités individuelles des journalistes’ » 634 . Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de s’interroger sur la pertinence du cadre d’intervention d’une éthique de l’information dès lors qu’elle concerne d’une part, une profession dans ses pratiques et, d’autre part, les médias en tant que structures. Éthique des journalistes ou éthique des médias ? Boris Libois conclut sur l’éthique ‘« contemporaine’  » qui ‘« devra rendre la communication médiatique satisfaisante par rapport aux exigences normatives de l’intersubjectivité, sans pour autant régresser par rapport aux capacités fonctionnelles d’efficacité et d’autonomie, offertes par le système médiatique »’ 635 . Cela dit la question reste entière : ‘« la difficulté de l’éthique aujourd’hui : est-elle capable de s’extraire de la sphère individuelle, de se définir en des termes susceptibles d’être compris par tous, d’accéder à l’universalité ? ’» 636 . Nous serions tentés, en observant le mouvement de création de chartes d’entreprise de presse amorcé depuis une dizaine d’années, de répondre par l’affirmative. Certes les éditeurs de presse ont réussi le pari d’extraire l’éthique de la sphère individuelle mais son champ d’application se voit dès lors restreint aux frontières de l’entreprise en dehors desquelles il n’est point d’extension possible. Alain Etchegoyen vient éclairer notre propos en précisant, dans son ouvrage au titre augural, ‘« La valse des éthiques’ », qu’il existe ‘« des éthiques divisées, corporatistes, bien insérés dans des espaces de pouvoirs. N’est-ce pas dès lors une morale de l’intérêt, une éthique comme morale astucieuse ?’ » 637 . Nous questionnons à notre tour : l’entreprise de presse ne constituerait-elle pas un ‘« espace de pouvoirs’ » dans lequel s’opère progressivement un repli identitaire ? La démarche de la création d’une charte propre à un support n’est-ce pas la négation implicite de l’existence d’une profession, régie par une seule et même convention collective et dont l’un des éléments essentiels de reconnaissance est la carte de presse ? L’autarcie éthique que manifestent les entreprises de presse en dénonçant par ailleurs l’ingérence publique, juridique et scientifique paralyse une dynamique éthicienne et sa prise en charge vers une référence commune. Cyril Lemieux évoque, quant à lui, ‘« une morale d’exception ’», ‘« une déontologie dont ils se réclament, dans bien des cas, les seuls juges autorisés »’ 638 .

Notre constat est rejoint en cela par les propos acerbes de Marc-François Bernier : ‘« Il faut bien distinguer le journalisme, d’une part, et les journalistes et entreprises de presse, d’autre part. Le premier est une fonction sociale abstraite qui se concrétise dans les seconds par l’intermédiaires d’individus et de structures. Le risque est que les intérêts particuliers des seconds – qui prennent souvent la course effrénée aux profits, de quête inconsidérée de notoriété personnelle, de sollicitation d’avantages et privilèges divers, s’imposent de façon telle que le premier soit ramené au seul plan ostentatoire, un élément de rhétorique dont on vantera les vertus sociales quand la défense des intérêts corporatistes l’exigera »’ 639 . L’ensemble de ces réflexions critiques a donc largement contribué à attirer notre attention sur le phénomène de ‘« chartes maisons’ » que d’aucuns défendent au nom de la protection de l’identité d’un journal et présentent comme une garantie de pluralisme.

Notes
626.

Guillebaud J.C., op. cit, 1993, p 723.

627.

Falise M., « L’éthique au cœur des réalités », in Cahiers du journalisme, n°1, publication du centre de recherches de l’ESJ Lille, 1996, p 20.

628.

Notes personnelles de François-Xavier Alix, entretiens avec « 28 grands témoins » de la presse française, 1998.

629.

Lire à ce propos Bourdieu P., op. cit., 1996, p 11.

630.

Frappat B. et Lesourne J., op. cit., 13 février 1993.

631.

Déjà citée, p 40 de notre thèse.

632.

Hugueux V., correspondance électronique du 26 juin 2000.

633.

Libois B., op. cit., 1996, p 943.

634.

Cornu D., op. cit., 1997, p 73.

635.

Libois B., op. cit.,1996, p 947.

636.

Cornu D., op. cit., 1994, p 47.

637.

Etchegoyen A., op.cit.,1991, p 81.

638.

Lemieux C., op. cit., 2000, p 202.

639.

Bernier M.F., op. cit., 1998, p 17.