b) La charte comme moyen d’anticipation

‘« Toute organisation est soumise en permanence à des masses d’incertitudes très élevées, techniques, commerciales, humaines, financières, etc’ » explique Philippe Bernoux 696 . Dire cela, c’est réfuter le fait que ‘« l’organisation est un phénomène autonome non déterminé par des contraintes extérieures »’ 697 . L’entreprise de presse s’inscrit dans un contexte qui en modifie sinon l’organisation du moins le fonctionnement. Comme le précise Pierre-Henri Arnstam pour justifier l’établissement d’une charte à France 2 : ‘« La multiplicité des situations auxquelles se trouve confronté le journaliste, l’évolution de son environnement de travail ainsi que certaines dérives constatées dans le traitement de l’information, ont conduit la direction et les organisations syndicales à rechercher l’établissement d’une grille de lecture complémentaire des textes qui régissent l’éthique de la profession »’ 698 . Il s’agit là tout autant d’une stratégie d’adaptation que de protection. D’ailleurs, nombreux ont été les enquêtés à exprimer leur volonté : ‘« D’éviter les conflits internes et externes ’» ; ‘« Fixer des repères éthiques et déontologiques adaptés à l’exercice de la profession et au monde actuel »’ ; ‘« énoncer des principes relatifs à l’indépendance éditoriale, dans un moment où le journal suscitait des convoitises chez d’éventuels acquéreurs’ » ; ‘« Pallier le risque de perte d’identification de la fonction éditoriale lié à la multiplication et au volume croissant des sources d’information »’. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de remarquer que la prolifération de documents déontologiques a correspondu à la période des années 90 émaillée par l’éclatement de la profession, l’évolution des progrès techniques et technologiques mais aussi par de nombreuses dérives qui ont entamé la confiance du public. Il y a donc, à travers l’instauration de repères éthiques et rédactionnels, une volonté des entreprises de presse de s’adapter aux nouvelles donnes de l’environnement médiatique, social et technique. Mais pas seulement. Nous évoquions plus haut l’hypothèse d’une charte comme moyen d’anticipation, notamment des conflits internes et externes. Elle constitue alors un moyen de défense alternative à celle reposant sur la loi. Nous pouvons ici nous référer à la réflexion de Thierry Aimar sur le thème de l’éthique versus la coordination, réflexion menée dans le cadre de la présentation d’une défense normative du libéralisme. L’auteur, universitaire, explique s’agissant de l’indéterminisme de la coordination et du problème de l’ignorance du futur que ‘« l’impossibilité de définir une normativité à partir de l’analyse économique n’est pas la seule implication logique du raisonnement praxéologique. Si les individus abordent subjectivement la réalité sociale et que leurs valeurs ne se révèlent que dans l’action, ni le principe de rationalité, ni le marché ne sont suffisants pour garantir la coordination des plans individuels car ils ne permettent pas la prévision’  ». L’action doit, en effet, être abordée dans sa dimension temporelle, car agir signifie tendre vers une satisfaction future et s’ajuster à un état de choses à venir, par définition, inconnu et imprévisible » 699 . Ce n’est pas innocent si l’auteur campe ainsi le contexte car il lui permet d’amorcer l’idée d’une théorie de l’ordre spontané avancée par Hayek 700 . De quoi s’agit-il ? Cette théorie a été conçue ‘« comme explication de la coordination des plans individuels. En ajoutant au principe de rationalité et au marché l’obéissance à des règles de juste conduite, il explique ainsi une certaine stabilité des comportements et la formation de « patterns of prediction » qui permettent la formation de structures d’anticipation correctes’ » 701 et de poursuivre ‘« l’incertitude créée par le changement ou par la disparition d’une règle existante est en permanence amortie par la stabilité produite par le corps d’ensemble des autres règles’  ». La conception hayékienne de l’éthique est résolument utilitariste. Loin de postuler l’étanchéité du principe éthique, ce qui lui a valu de nombreuses critiques, Hayek a toutefois le mérite d’opposer au libéralisme économique un mode de coordination éthique. Cet exemple rejoint le second concept de l’analyse stratégique, celui de la zone d’incertitude. Loin d’être maîtrisée, cette zone offre toutefois la possibilité aux dirigeants de l’entreprise de presse de convoquer un certain nombre de prédictions qui font référence à des représentations de la profession en terme d’idéal éthique type. Dès lors la charte maison apparaît comme une visée juste et bonne, ce vers quoi il faut tendre et permet de combler l’indéterminisme, source d’anarchie.

Notes
696.

Bernoux P., op. cit., p 167.

697.

C’est là l’hypothèse de M. Crozier et d’E. Friedberg in Bernoux P., op. cit., p 117.

698.

Arnstam P.H, correspondance datée du 29 mai 2000, voir annexe.

699.

Aimar T., « éthique versus coordination ? Une controverse autrichienne soulevée par Rothbard », in revue économique, vol.50, n°2, mars 1999, pp. 305-306. Nous voudrions dire ici l’incapacité des dirigeants d’entreprises de presse de dépasser le raisonnement praxéologique. Gilles Lipovetsky précisait d’ailleurs à ce propos que « la volonté d’une éthique de l’information est à l’image des sociétés postmodernes tournées en priorité vers les préoccupations du présent et délivrées des grands desseins collectifs et historiques » in Lipovetsky, op. cit., 1991, p 242.

700.

Hayek (Friedrich August Von) était un économiste britannique d’origine autrichienne qui a longtemps étudié les crises cycliques. Il fut prix Nobel d’économie en 1974, à l’âge de 75 ans.

701.

Selon certains auteurs (Schmidt 1988) ces « patterns of prediction » offrent de troublantes analogies avec les standards of behaviour de Von Neumann et Morgenstern, in Aimar T.,op. cit., p 306.