c) Le système d’action concret et le phénomène d’entropie : de l’ordre au désordre

A la croisée d’une analyse stratégique et systémique, le système d’action concret rend compte des relations entre les acteurs du système puisqu’il se définit à partir de la notion d’interdépendance. Notons qu’il y a interdépendance entre deux acteurs lorsqu’ils sont liés par des actions complémentaires. Or on sait que la réalisation d’un journal est une œuvre collective qui implique chacun des acteurs de l’organisation, avec des degrés de responsabilité partagés. Dans le cas d’un système, l’idéal implicitement visé est celui de l’équilibre. Philippe Bernoux nous explique que ‘« le système d’action concret recouvre deux réalités : le système de régularisation des relations et le système des alliances et de leurs contraintes »’ 702 . L’élaboration d’une charte relève de la première réalité puisqu’en effet son objectif est notamment de fixer des ‘« règles de relations que se donnent les acteurs pour résoudre les problèmes quotidiens de l’organisation’ » 703 . C’est la raison pour laquelle on retrouve l’argumentaire largement ancrée dans l’utilitarisme : ‘« besoin pratique ; pour tous ceux qui ont la mission de fabriquer, chaque jour, Sud Ouest, etc. ».’ En tant qu’objet de médiation, la charte maison va donc créer du lien et maintenir les acteurs dans une position sinon d’interdépendance du moins d’interaction. C’est ainsi que l’on retrouve l’idée de ‘« fil rouge’ » qui tisse, entre les membres d’une même entreprise de presse, des relations d’appartenance.

Par ailleurs la notion d’équilibre pose aux deux extrémités du système, deux notions antinomiques que sont l’ordre et le désordre. Souvenons-nous de la remarque d’Enrico Benedetto (citée plus haut) qui expliquait la création de l’Ordre des journalistes italien par le fait que la profession était considérée en ‘« désordre’ ». Rappelons-nous aussi l’interpellation de Jacques Larché, en juin 1999, concernant l’examen du projet de loi sur la présomption d’innocence : ‘« On peut justifier l’amendement dans la mesure où la profession de journalistes n’est pas organisée (…)’ » 704 . Ce sentiment de désordre, même s’il fut en partie dissipé par la création du statut légal du journaliste en 1935, et qui a fait dire au SNJ ‘« la loi du 29 mars est pour nous un puissant outil d’organisation, mais elle n’est que cela »’ 705 , prévaut très largement aujourd’hui. Fixer des normes, établir une codification, c’est faire passer la profession d’un état de désordre à celui d’ordre. En ce sens, la charte constitue bien un objet de médiation. Ici, on ne peut s’empêcher de faire référence à la notion complexe d’entropie 706 dont ‘« la transposition dans le domaine des sciences sociales, explique Robert Escarpit, ne peut guère dépasser le stade des métaphores’ » 707 . Feu Robert Escarpit s’y risque et précise que ‘« décrire l’histoire, ainsi que l’a fait en d’autres termes Paul Valéry, comme une alternance de périodes entropiques et de périodes nég-entropiques, ne serait qu’une façon de ramener les mouvements révolutionnaires à des épisodes cycliques à l’intérieur d’une machine de Carnot où « plus cela change, plus c’est la même chose’  » 708 . Le principe de la ‘« machine de Carnot’ » se retrouve au ‘« Crépuscule du devoir’ », titre d’un ouvrage dont l’auteur, Gilles Lipovetsky, rappelle que ‘« partout la revitalisation des valeurs et l’esprit de responsabilité sont brandis comme l’impératif premier de l’époque (…) Pour autant, il n’y aucun « retour de la morale » »’ 709 . Georges Sebbag dresse le même constat dans un article au titre qui condense la charge : « Purification éthique ». L’auteur signale en effet que ‘« contrairement aux effets d’annonce des tuteurs en éthique, il n’y pas d’embellie morale en vue. Pourtant les individus ne manquent de vertu (…) mais plus personne ne sait à quel pouvoir politique, exécutif, judiciaire ou médiatique, se confier »’ 710 . Qu’en est-il ? L’éthique et la déontologie professionnelle des journalistes annuleraient, a priori, le phénomène d’entropie du système médiatique par la fixation de repères qui crée de l’ordre dans le désordre. Cela dit, les nombreuses démarches en la matière, impulsée par les entreprises de presse, ne favorisent guère le rétablissement d’un sentiment d’ordre mais bien plutôt de désordre, tant les approches se réclament différenciées. Ce degré de désordre se mesure notamment à travers les commentaires suscités par cette ‘« croisade éthique’ ». Notons que ces commentaires sont, lorsqu’ils émanent des instances médiatiques elles-mêmes, relativement favorables au phénomène. C’est un moyen de dire ‘« nous sommes préoccupés par les questions d’éthique et de déontologie professionnelles »’. Cela dit, les observateurs extérieurs au système sont beaucoup plus circonspects, considérant le jeu de l’information comme un engagement de chacun et, comme le souligne Daniel Bougnoux, ‘« qu’il se joue démocratiquement entre nous’  » 711 . Ces critiques s’inscrivent dans un mouvement plus général qu’Alain Etchegoyen qualifie de ‘« valse des éthiques ’». Ce même auteur n’épargne d’ailleurs pas le champ médiatique, particulièrement celui de l’audiovisuel, et : ‘« s’étonne, même, de voir que le questionnement moral est presque absent de ce monde, sans conteste le plus cynique de notre société’  » 712 . Gilles Lipovetsky, plus nuancé, place le débat au cœur d’un processus qu’il désigne comme ‘« la surexposition de la puissance médiatique’ » et d’expliquer ‘« Si l’éthique des médias a pour objectif déclaré d’édifier une presse plus responsable, plus respectueuse des citoyens et de la vérité, elle n’en est pas moins, de fait, un vecteur inédit de surexposition de la puissance médiatique elle-même’ » 713 . L’auteur en est convaincu ‘« cette croisade éthique contribue à redoubler l’omniprésence médiatique, à surmédiatiser les media, à renforcer leur pouvoir symbolique’ » 714 . Sans vouloir remettre en cause les effets possibles sur le traitement de l’information, l’auteur pondère toutefois cette croisade éthique dans laquelle se sont lancées les entreprises de presse, en rappelant les limites des espérances qu’entretiennent leurs nouvelles invocations éthiques. Parmi elles, il en est une qui rejoint notre problématique entropique : Gilles Lipovetsky remarque en effet que ‘« le courant éthique va un peu plus diviser la galaxie médiatique »’ 715 , donc réactiver du désordre au sein du système. Pour le philosophe, cette dualisation de la presse est déjà manifeste. Sa réflexion va même plus loin puisqu’elle avance que ‘« l’éthique n’est pas ici ce qui arrête le quatrième pouvoir, mais ce qui légitime l’élargissement de ses frontières’ » 716 . La critique pourrait évidemment s’étendre, quelque dix ans plus tard, au phénomène de multiplication des chartes qui accrédite la thèse de la division de la galaxie médiatique et, selon le vieil adage ‘« diviser pour mieux régner’ », légitime l’élargissement du ‘« micro’ » pouvoir dont dispose l’entreprise de presse dans son secteur et au sein même de sa rédaction. Cette réactivation déontologique et éthique au sein des entreprises de presse conduit à une extrême confusion des repères tant au sein de la profession qu’au sein de l’espace public. Pour preuve, la connaissance approximative voire quasi nulle des chartes existantes dans la profession par les journalistes et patrons de presse eux-mêmes mais aussi par le citoyen incapable d’identifier ‘« la tradition éthique’ » qui inspirerait les médias 717 . Ainsi, la question qui revient comme une antienne dans le discours critique des observateurs extérieurs au système médiatique est : ‘« ces codes, avec les mêmes mots, parlent-ils le même langage ?’ » 718 . Cyril Lemieux, la formule, quant à lui, sur la base d’un constat : ‘« Là où cependant la particularité du journalisme se révèle vraiment, et où les prétentions de ce groupe à s’autoréguler sur le plan moral deviennent problématiques, c’est dans le fait que les journalistes entendent exercer leur monopole déontologique non pas au niveau d’instances professionnelles centralisées (la commission de la carte par exemple) mais d’une façon beaucoup plus dispersée, au niveau des unités de production elles-mêmes (les rédactions) »’ 719 . Le constat du sociologue ne s’arrête pas là puisqu’il remarque que ‘« c’est la très grande variété des niveaux d’exigence morale qui peut exister, au sein d’une profession de plus en plus éclatée qui pose un problème évident’  » et de conclure ‘« En somme chaque rédaction développe son style moral propre qui la distingue des concurrents, chacune se fixe un certain nombre d’exigences et de routines d’action qui ne sont pas nécessairement celle des concurrents »’ 720 . L’auteur évoque un style moral qui s’appliquerait comme un signe de distinction entre les entreprises de presse. Certes. Mais dès lors, interrogeons-nous de savoir en quoi un style moral se distingue-t-il d’un autre ? Car enfin, sur les motivations à rédiger une charte maison et les fonctions qu’elle remplit au sein de l’entreprise de presse, aucune différence notoire n’a été soulevée. Les entreprises de presse se retrouvent autour d’une double stratégie : une stratégie protectionniste et une stratégie d’adaptation : ‘« Chaque journal, chaque publication s’inscrit dans un contexte historique spécifique, avec ses particularités, ses objectifs, ses références fondamentales (…) si chaque groupe de presse se caractérise par une culture, il est bon de repréciser périodiquement les références du journal et les combats que veut mener l’entreprise (…) Les économies sur l’encadrement rédactionnel se paient chers. Le non-respect des règles de base, source parfois de procès et de droits de réponse entraîne toujours de façon insidieuse la perte de crédit (…) tout le monde aujourd’hui parle d’éthique mais celle-ci ne peut venir d’un ailleurs qui dirait pour la profession ce qui est bien, ce qui est mal. Le thème de ce congrès montre que la presse est consciente de ses responsabilités et des enjeux. Mais n’attendons pas d’une autorité extérieure qu’elle règle nos problèmes »’ rappelait Bernard Porte, ancien président du directoire de ‘« Bayard Presse’ », à l’occasion du 12ème congrès national de la presse française 721 .

Notes
702.

Bernoux P., op. cit., p145.

703.

Idem.

704.

Propos tenus par Larché J., ancien président de la commission des lois du Sénat, rapportés dans « La presse dans le collimateur des sénateurs », in Le Monde, dimanche-lundi 27-28 juin 1999.

705.

Le journaliste, n°108, octobre-novembre 1935.

706.

L’entropie d’un système caractérise son degré de désordre.

707.

Escarpit R. L’information et la communication, Hachette supérieur, 1991, p 23.

708.

Idem.

709.

Lipovetsky G., op. cit., 1992, préface.

710.

Sebbag G., « De la purification éthique » in Le Débat, p 35.

711.

Bougnoux D., op. cit., 1994, p 3.

712.

Etchegoyen A., op. cit., 1991, p 173.

713.

Lipovetsky G., op. cit., 1992, p 245.

714.

Idem.

715.

Ibid., p 247.

716.

Idem.

717.

« La tradition éthique des journaux » est une expression que nous empruntons à François-Régis Hutin dans un article intitulé « Journalisme et respect de l’Homme », in Communication et Langages, 1995, p 4 .

718.

Cornu D., op. cit., 1994, p 131.

719.

Lemieux C., op. cit., 2000, p 88. Nous voudrions marquer notre différence avec les propos du sociologue en précisant que ce ne sont pas « les journalistes qui entendent exercer leur monopole déontologique » mais les directions des entreprises de presse qui les emploient.

720.

Ibid., p 89.

721.

Porte B., Actes du 12e Congrès de La FNPF, Montpellier, jeudi 10 octobre 1991, pp. 42-43.