4) Le public et le lien de subordination

L’un des points de convergence, qui nous paraît important de mettre en lumière, réside dans la reconnaissance de la seule juridiction de ses pairs en matière d’honneur professionnel. Pour la Charte du SNJ, elle est qualifiée de ‘« souveraine’ », pour la Charte de Munich, cette reconnaissance intervient ‘« à l’exclusion de toute ingérence gouvernementale ou autre’  ». Ces détails expliquent ce qui, là aussi, les distingue. En effet, préciser ‘«à l’exclusion de toute ingérence gouvernementale ou autre ’», c’est dire que l’on souhaite se protéger de tout pouvoir et notamment politique, susceptible d’intervenir dans la définition de ce qui est bien ou mal. En revanche, en ce qui concerne la Charte du SNJ, elle pâtit d’une forme d’autoritarisme liée au contexte de son émergence, puisque ‘« la juridiction de ses pairs »’ n’était autre que le conseil de discipline du SNJ. Nous l’avons déjà souligné plus haut, la juridiction de ses pairs ne renvoie, aujourd’hui, à aucune réalité concrète.

Enfin, nous voudrions dire notre étonnement s’agissant de la responsabilité des journalistes telle qu’elle est présentée dans la Charte de Munich. Si le journaliste, dans sa pratique, est responsable avant tout à l’égard du public, comment se fait-il qu’en matière d’honneur professionnel on lui demande de ‘« n’accepter que la juridiction de ses pairs’  » ? Ces éléments sèment, à notre avis, la confusion et ne facilitent guère l’identification d’une responsabilité journalistique, sauf évidemment à postuler l’imperméabilité des notions de responsabilité et d’honneur professionnel. Pourtant, il nous semble qu’elles sont consubstantielles tant il est vrai que lorsqu’il s’agit d’être responsable, c’est-à-dire de répondre de ses actes, la reconnaissance et la considération du public, auquel on s’adresse, apparaissent nécessaires. L’articulation des devoirs, dans la charte de Munich, amène donc le journaliste à considérer quatre référents essentiels de sa pratique : le droit du public à connaître la vérité ; le droit en vigueur dans chaque pays, les responsables de la rédaction et la juridiction de ses pairs. Ces deux derniers référents mettent en exergue la condition du journaliste : c’est un salarié soumis au lien de subordination. Qu’il s’agisse d’honneur professionnel ou de pratique, il ne répond de ses actes qu’auprès de sa hiérarchie, c’est-à-dire de ses pairs. Cette configuration n’aurait rien d’étonnant si ce n’est que le préambule de la charte rappelle que la responsablité du journaliste à l’égard du public subordonne celle à l’égard des employeurs. Il lui est par ailleurs reconnu le droit de ne pas accepter la contrainte d’accomplir un acte professionnel ou à exprimer une opinion qui serait contraire à sa conviction ou à sa conscience. Or, c’est bien au cœur de cette articulation que la question de l’indépendance du journalisme se pose et ce, en dépit de la clause de conscience. Le lien de subordination n’est pas contraire au droit du public à être informé, mais il place la pratique journalistique dans un espace de contraintes liées à des logiques qui fragilisent son autonomie mais aussi et surtout le lien qui l’unit aussi au public. 

Pour achever cette analyse comparative, il nous semble important de dire que la Charte du SNJ pourrait aisément se fondre dans celle de Munich et bénéficier, dès lors, des droits qu’elle définit pour le journaliste. D’autant que, comme le faisait remarquer François-Xavier Alix, après avoir analysé la Charte de Munich : ‘« il y a tout ce qu’il faut pour faire un journal irréprochable’ » et de citer ‘« le respect de la vérité et aussi de la vie privée, la liberté du commentaire et de la critique, la rectification des erreurs, la loyauté des moyens d’investigation, la protection des sources, le refus de se prêter à la publicité, etc.’ » 735 . Pourquoi, dès lors, cette fusion nous paraît aujourd’hui impensable ? Si l’on revient sur l’analyse du discours du SNJ, on s’aperçoit que la Charte du SNJ est un élément puissant de la rhétorique du premier syndicat de journalistes. Elle lui permet de revendiquer une tradition et d’asseoir une forme de légitimité à l’égard des questions de représentation normative. Pour résumer, le SNJ met souvent en garde sous la forme : ‘« nous sommes les premiers à…et c’est à ce titre que ’». Envisager la fusion avec la Charte de Munich conduirait inéluctablement le SNJ à repenser sa souveraineté en matière d’éthique et d’honneur professionnels et, in fine, à abandonner un espace de pouvoir conquis de longue date. La Charte de Munich devrait donc demeurer, en dépit de sa ratification par le SNJ, ‘« un utile complément’  ».

Le SNJ n’est pas seul à témoigner d’une certaine méfiance à l’égard de ce document. D’autres, encore, ont aussi à craindre l’indépendance qu’elle serait susceptible d’apporter à la communauté journalistique. En effet, la Charte de Munich, dont les formulations sont supranationales, fut considérée comme la première pierre portée à l’édifice d’une proclamation solennelle, sur le plan international, des règles élémentaires de la morale de la profession de journalistes. Jean-Maurice Hermann, ancien président d’honneur de l’OIJ en est convaincu et, quoiqu’un peu longue, nous voudrions reprendre son argumentation : ‘« Éventuellement complété sur le plan national, un tel document ratifié par les unions de syndicats nationaux, intégré dans les programmes de formation de toutes les écoles de journalisme, apporterait une aide précieuse au combat mené par les journalistes et leurs associations pour la dignité de la profession et l’accomplissement efficace de leurs tâches. Il rendrait beaucoup plus difficile aux employeurs d’exercer, pour des raisons commerciales ou d’intérêt particulier, des contraintes sur l’information. Il serait un argument de poids devant les tribunaux qui, ici ou là, contestent encore les droits des journalistes. Il éviterait que des textes législatifs ou administratifs prétendant réglementer la moralité du journalisme ne soient promulgués et parfois, ensuite abusivement appliqués’ » 736 . Cette argumentation a tout pour séduire la communauté journalistique, à une exception près que la lucidité de Jean-Maurice Hermann va révéler : ‘« Toutefois, notons qu’une déclaration internationale de principes éthiques de la profession aiderait puissamment les journalistes à faire respecter ces principes au sein des entreprises auxquels ils collaborent. C’est la principale opposition patronale’  ». Or, si l’on se penche à nouveau sur le contenu de la Charte de Munich, celui-ci est clair : ‘« la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics »’ 737 . Serait-ce cette remise en cause implicite du lien de subordination qui a conduit les responsables d’entreprises médiatiques à mépriser le document qui connut pourtant, à son adoption, un retentissement certain ? Nous le pensons fortement. C’est sans doute la raison pour laquelle, les entreprises de presse françaises ont décidé de renforcer leur identité respective en menant la grande croisade éthique des chartes maison, au nom de l’indépendance.

Notes
735.

Alix F.X., op. cit. 1998, p 98.

736.

Hermann J.M. cité par Clement Jones J., op. cit., 1980, p 14.

737.

Idem.