3) L’importance du « contrat de lecture »

Il nous faut noter que l’une des articulations essentielles et communes à ces documents réside dans le contrat de lecture passé et sans cesse revisité entre le journal et son lectorat. Ainsi les rubriques ‘» les habitudes du lectorat’ », ‘« Qu’est-ce qui préoccupe mes lecteurs ?’ », ‘« L’exigence des lecteurs’ », ‘« Portrait robot du lecteur’ », ‘« Les lecteurs à la page’ » ou de longues considérations sur le lecteur, son temps minuté de lecture, ses habitudes observées à la loupe ont conduit certains, tel Sud Ouest à avancer : ‘« Qu’on le déplore ou non, ce constat nous impose des devoirs. Le temps est venu de reprendre la charte de la rédaction, de préciser de quels outils elle dispose, d’en redéfinir la fonction, la nature et l’usage. En un mot, ce qui donne sens au projet éditorial et le met au service du lecteur »’

Cela dit, ce constat doit être nuancé car le lecteur est différemment appréhendé selon les documents. Nous distinguons deux formes de considération et d’appréhension du lectorat. L’une s’attache à le présenter comme une sorte de paramètre (pour ne pas dire de baromètre) de l’état de lecture d’un département ou d’une région. Cette forme de considération amène le journal de presse quotidienne régionale sinon à se repositionner du moins à mettre en place un système de veille des habitudes de lecture : selon les sources, le lecteur, en tant que paramètre auquel il convient de s’adapter, est présenté selon des critères quantitatifs plus que qualitatifs : ‘« son compagnonnage est mesuré. Il y consacre en moyenne vingt-sept minutes (…) il feuillette, choisit, cherche l’information dont il a d’abord besoin, saute d’un titre à l’autre, regarde presque toujours la photo’ » (Sud Ouest) ‘; « Les objectifs des lecteurs à la page sont de garder les anciens lecteurs, en capter de nouveaux (…) c’est pour être plus proche de nos lecteurs que nous nous interdisons de passer des informations au-delà de J+4 »’ (Le Courrier Picard) ; ‘« le lecteur lit toujours de la même façon : 5 préceptes. Il veut du concret, il veut des articles courts, il veut tout comprendre (…) il consacre 15 minutes au minimum et 45 minutes au maximum à la lecture de son journal. Il lit en priorité les informations qui concernent ses conditions de vie : c’est la règle des trois « s » : le sexe, le sport, le sang’ » (La République du Centre) ; ‘« Les grandes règles d’une bonne chronique locale (…) Être proche des préoccupations des gens : pour cela, un bon truc au moment de rédiger : se mettre dans la peau du lecteur (…) Intéresser le lecteur : N’ayez pas peur d’être imaginatif, de nombreux sujets intéressant le lecteur »’ (Le Dauphiné Libéré) ; ‘« Le lectorat de l’Union et l’Ardennais, comme celui de tous les quotidiens régionaux, est multiple : âge, sensibilités politiques, religion, loisirs, niveau de vie, éducation, etc. toutes les catégories de population sont représentées. Notre rôle –et la condition de l’avenir de nos titres – est de répondre le mieux possible à des attentes aussi diverses et parfois même contradictoires ’» (L’Union)

Il apparaît donc une relation extrêmement instrumentalisée entre le journal et son lectorat devenu source de tous les enjeux. Dès lors qu’il s’agit ‘« d’intéresser le lecteur’ » tous les moyens sont bons. La rhétorique employée ne laisse aucune place à l’équivoque : Il s’agit de séduire un lectorat aux exigences de plus en plus accrues. Pour ce faire, le ‘« bon truc’ », dixit Le Dauphiné Libéré, oscille entre ‘« se mettre dans sa peau’ » ou moins directement ‘« répondre à ses attentes’ ». S’en suit alors une batterie d’outils mis à la disposition du journaliste pour assurer le ‘« contrat de lecture’ ».

La seconde forme de considération, exprimée à travers les autres documents, inscrit le journaliste non pas dans un rapport quasi spéculaire avec le lecteur mais dans celui, plus noble, du respect de l’autre. L’exemple le plus significatif de cette appréhension du lecteur réside dans le document de Ouest-France. Le ton est d’emblée donné et sans cesse réitéré : Il s’agit de rappeler ‘« notre attachement au respect de la personne ».’ Ce qui distingue profondément ce rapport au lecteur tient au fait qu’un journaliste de Ouest-France est appelé à inscrire sa responsabilité dans le respect de l’autre. Nous pourrions même dire que l’éthique dont il est question - ‘« notre éthique commune doit être vivante dans notre manière de traiter le fait divers ’» - rappelle celle prônée par Paul Ricoeur dans son ouvrage ‘« Soi même comme un autre’ » 742 . En effet, à lire les principes et autres consignes de base, on retrouve les préceptes du philosophe : ‘« Prolonger les faits divers par des témoignages, interviews qui aident à comprendre, par des informations susceptibles d’aider le lecteur à éviter ce qui vient d’arriver à l’autre (la bonne question : qu’est-ce qui peut m’intéresser et m’être utile à moi dans ce qui vient d’arriver à l’autre ?) »’ ou encore ‘« ce qui est intéressant, ce n’est pas « d’épingler M. Untel : C’est le fait et la sanction (qu’est-ce que je risque si la même aventure m’arrive ? »’ (souligné par Ouest-France). Nous sommes loin de ‘« la règle des 3 « s » : sexe, sport et sang »’. Entre l’instinct du lecteur qu’il faut flatter et sa raison, chacun a fait son choix. Les ‘« règles et usages’ » du SPQR s’inscrivent sensiblement dans la même veine. On ne parle plus de lecteur, mais de citoyens. Il ne s’agit plus de séduire mais d’être prudent et modéré. L’affirmation du respect de la personne constitue donc un point essentiel sur lequel le SPQR a tenu à mettre l’accent. Sa conclusion rappelle d’ailleurs qu’il s’agit ‘« d’une contribution à la clarification des droits et devoirs qui s’imposent à la fois à la presse, à la justice et au citoyen’ ». Dire cela, c’est rappeler que le citoyen, en tant que lecteur de la presse quotidienne régionale, exerce aussi une responsabilité, qu’il partage avec la presse et la justice. Cette articulation s’opère d’ailleurs dans un contexte que le SPQR délimite clairement : ‘« domaine essentiel au bon fonctionnement de la démocratie’ ».

Les deux démarches, si différentes soient-elles, n’impliquent pas que l’une soit totalement désintéressée et pas l’autre. Cela dit, il apparaît évident que ce qui tranche dans les discours respectifs, c’est le rapport que l’on institue entre le journaliste et ceux à qui il s’adresse. Pour les uns, il s’agit d’une cible qu’il convient de ménager, pour les autres, ce sont des citoyens dont la responsabilité, partagée avec celle des journalistes, consacre la bonne marche d’une démocratie. Or c’est dans cette appréhension de son environnement que le journal, tantôt médiateur, tantôt séducteur, inscrit son identité. L’irréductibilité de ces points de vue est sans aucun doute l’une des raisons qui motivent les entreprises de presse quotidienne régionale à rédiger leur propre document.

Notes
742.

Ricoeur P., Soi-même comme un autre, éditions du Seuil, mars 1990, 423 p.