5) La visée ricoeurienne

Il semble qu’il y ait des valeurs plus pragmatiques que d’autres. Qu’entre la sensibilité, l’humilité et l’humanité que Ouest-France appelle de ses vœux pour traiter une information et la clarté, la densité et le discernement que d’autres organes réclament auprès de leur rédaction, il y a une différence, certes subtile, mais réelle. Il est évident que l’une et l’autre des démarches sollicitent la raison du journaliste autant que son savoir-faire. Mais pour certains, cette sollicitation va plus loin puisqu’elle convoque un savoir/devoir-être (sensibilité, humanité, humilité) qui relève des questions d’éthique, c’est-à-dire, d’une manière d’être. Or l’inscription d’une forme de sensibilité à la pratique journalistique renvoie inéluctablement le journaliste à une médiation réflexive ‘(« Sommes-nous sérieux ? Sommes-nous crédibles ?’ » interroge Ouest-France). Qu’est-ce à dire ? Paul Ricoeur explique, dans son ouvrage ‘« Soi même comme un autre ’», la démarche : ‘« Les déterminations éthiques et morales de l’action seront traitées ici comme des prédicats d’un nouveau genre, et leur rapport au sujet de l’action comme une nouvelle médiation sur le chemin de retour vers le soi-même »’ 743 . Le philosophe propose en effet, qu’aucune rupture ne puisse s’opérer entre ‘« devoir-être’ » et ‘« être’ ». Pour ce faire, il invite à considérer le point de vue déontologique subordonné à la perspective téléologique. Or cette perspective téléologique revient à penser la praxis journalistique et à l’inscrire dans une visée éthique, c’est-à-dire ‘« la visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans des institutions justes »’ 744 . Entre la norme, qui prescrit, et la visée qui décrit le chemin de retour vers le soi-même, nous distinguons deux formes de discours, deux formes d’éthique et de manière d’être. C’est donc au cœur du processus de responsabilisation du journaliste et de sa finalité que les entreprises de presse quotidienne régionale organisent leurs différences. Les préceptes, qu’ils soient dispensés sous la forme de recommandations, de conseils ou d’instructions et ‘« qui enseignent à réussir, donc à bien faire, ce qu’on a entrepris’ » concourent tous à délimiter les pratiques journalistiques. Cela dit, ces préceptes se réduisent, pour certains, à une forme raffinée de calcul utilitaire. Or c’est à ce stade que s’ouvre un espace conflictuel, dès lors que ces préceptes apparaissent relatifs à des estimations hétérogènes et qu’ils séparent inéluctablement les partisans de la réciprocité comme modèle éthique de ceux pour lesquels la finalité consacre une stratégie de séduction.

Cette distinction est fortement déséquilibrée puisqu’elle oppose la conception de l’éthique professionnelle d’un journal de presse quotidienne régionale, Ouest-France, à celles des autres qui s’en démarquent réellement. En effet, la grande majorité des titres de la PQR, soucieux de leur réputation et de la pérennité du titre, cherche plus, à travers l’édification de règles et la diffusion de valeurs, à se protéger qu’à protéger le lecteur. La dialectique lecteur/journal est cruciale s’agissant de la PQR car, la proximité de ces deux acteurs essentiels au débat démocratique, les oblige, l’un et l’autre, à définir ensemble une société du savoir. Il semble évident, pour revenir au propos de Paul Ricoeur, que l’enjeu soit en effet de subordonner le point de vue déontologique à une perspective téléologique, à une finalité qui pourrait être celle d’une dynamique de la signifiance, notamment à travers une visée éthique. Il ne s’agit pas d’un repli identitaire que confirme largement la prolifération de documents internes mais bien plutôt d’une ouverture qui garantirait la crédibilité et la cohérence des pratiques journalistiques au sein des entreprises de presse quotidienne régionale. Mais les craintes sont tenaces de voir l’avenir des titres remis en cause. Dès lors, mieux vaut renforcer l’identité du titre, par une stratégie de séduction à l’interne et une rhétorique fortement ancrée dans des considérations déontologiques tous azimuts.

Notes
743.

Ricoeur P., op. cit., p 199.

744.

Ibid., p 202.