7) Une proximité compromettante

Ces quelques extraits témoignent de l’importance de l’ajustement des pratiques journalistiques aux habitudes des lecteurs. Comme le soulignait le préambule du ‘« Guide de la rédaction’ » de Sud Ouest : ‘« Qu’on le déplore ou non, ce constat nous impose des devoirs’  » et d’annoncer plus loin qu’il s’agit : ‘« De gagner la bataille de lecture’ » par une stratégie résolument séductrice. Sud Ouest n’est pas esseulé sur ce créneau, puisque tous les autres titres, à leur manière, énoncent un certain nombre de recommandations qui s’articulent autour des lecteurs. Le Courrier Picard donne tout de suite le ton : ‘« Ligne éditoriale 2000. Le lecteur à la page’ ». Du Chemin de fer à la présentation de toutes les rubriques, le document d’une cinquantaine de pages ne badine pas avec la forme et le fond. S’agissant du contenu, il est explicitement rappelé aux journalistes ‘« de programmer ses sujets et faire des arbitrages avec pour seules questions : « qu’est-ce qui préoccupe mes lecteurs ? », « Quel service vais-je leur rendre ?’  ». Et d’insister plus loin : ‘« il faut être à l’écoute aussi bien du monde que de nos lecteurs » (…) Parlez-moi de moi, parlez-moi de ce qui m’intéresse, voilà en somme ce qui nous est demandé’ ». Nous retrouvons, étrangement, l’expression employée par le journal Sud Ouest de ‘« confort de lecture’ » lorsqu’il s’agit d’entamer l’usage du visuel : ‘« Le visuel, c’est le souci du confort de ceux qui nous lisent(…) ce souci de guider le lecteur, d’améliorer son confort de lecture, s’exprime de diverses façons’ » (Le Courrier Picard). Le Chemin de fer du journal donne lui aussi l’occasion d’évoquer le lecteur : ‘« l’ordre des thèmes, des séquences, des locales, ne change jamais afin que rapidement nos lecteurs s’approprient le nouveau chemin de fer et sachent exactement trouver ce qu’ils cherchent »’ et de rappeler qu’il s’agit ‘« de ne pas perdre le lecteur’ ».

La titraille est aussi un enjeu qu’il convient de situer : ‘« Les lecteurs de la PQR sont des gens pressés si l’on en croit les études nous disant que le temps moyen passé à la lecture d’un journal est de 20 minutes »’. Certains poussent même le mimétisme à distinguer le traitement d’un mariage d’une localité à une autre. Ainsi, dans ‘« Les Fondamentaux de la locale’ », document de référence de L’Union, il est noté en préambule : ‘« » Les Fondamentaux de la locale » a donc pour but de recenser ces informations en sachant que leur traitement devra être adapté à chacune des locales. On ne traite pas, par exemple, les mariages de la même façon à Reims et à Rethel »’. Ici ce sont les rubriques des pages locales qui font l’objet de toutes les attentions. Une fois de plus, nous constatons que le lecteur est au centre des préoccupations. S’agissant de la rubrique ‘« La vie des familles ’», il est souligné que ‘« tout ce qui touche à l’état civil est le véritable accompagnement de nos lecteurs le long de leur vie’  ». La proximité confine ici à un esprit de famille : la vie des écoles, la vie des familles, photos de classes d’autrefois, les drames de la vie, etc. Ainsi pour la ‘rubrique « Nécrologie’ » le journal L’Union rappelle que ‘« l’avis de décès que publient généralement les familles, n’a pas pour objet de retracer la vie et l’activité des défunts. Or une institutrice, un commerçant, un élu, un prêtre (…) implanté dans sa ville depuis des décennies, est aussi connu et parfois apprécié que toutes les stars des rubriques « people » des magazines. En même temps qu’une information à ses lecteurs, c’est un hommage que leur rend le journal’  ». L’implication du journal va donc bien plus loin que la seule information puisqu’il s’agit, aussi, de ‘« rendre hommage »’. De même, la fête familiale est ‘« célébrée’ » dans le journal qui, en dépit de l’évolution des mœurs, met un point d’honneur à perpétrer les traditions. Ainsi s’agissant de la rubrique ‘« Noces d’or, de diamant, etc.’ » le journal n’est pas dupe : ‘« Compte tenu de l’évolution du mariage – et du divorce - cette rubrique devrait tendre à se raréfier’ » mais d’ajouter, tel un parti pris : ‘« raison de plus pour la conserver en publiant la photo des couples entourés de leur famille sur trois colonnes’ ». La relation quasi paternaliste adoptée par le journal L’Union à l’égard de ses lecteurs, se retrouve dans cette mention relativement cocasse : ‘« La locale de Reims publie, tous les jours, le menu des cantines scolaires. C’est un service apprécié car toutes les familles ne reçoivent pas ce menu à domicile et cela évite de faire ingurgiter, deux fois dans la journée, des épinards aux bambins »’. Faut-il s’en étonner ? A priori non car comme il est mentionné plus loin : ‘« Parler d’information service dans un quotidien régional tient presque du pléonasme tant il est vrai que la notion de service au lecteur doit être présente dans chacun de nos articles »’ (L’Union). Ce n’est pas sans rappeler, ici, les conclusions auxquelles aboutit le journal Sud Ouest, non sans résignation : ‘« Qu’on le déplore ou non, ce constat nous impose des devoirs »’. Or de quel constat s’agit-il ? ‘« Le lecteur ne lit jamais son journal de la première à la dernière ligne. Son compagnonnage est mesuré. Il y consacre vingt à vingt-sept minutes, pour rester optimiste »’.

Le Dauphiné Libéré abonde sensiblement dans le même sens. S’agissant des modalités de traitement de l’information locale, dont il est rappelé ‘« qu’elle reste, en quantité et en qualité, l’axe principal de développement de l’entreprise ’», le lecteur fait l’objet, là aussi, de toutes les attentions. Le correspondant local, auquel s’adresse le document, doit intégrer un certain nombre de recommandations qui visent, comme le dit le document, ‘« à savoir rédiger une bonne chronique locale »’ car enfin ‘« vous augmenterez ainsi vos chances de voir votre article publié’  ». L’enjeu est donc double. Outre la ‘« panoplie d’informations utiles’ », nous retrouvons, au volet ‘« L’animation de la zone de vie’ », le correspondant local devenu animateur. Il doit respecter les consignes suivantes ‘: « faciliter au lecteur l’accès à sa locale’ » voire même ‘« tenter de surprendre le lecteur avec l’éventail des modes d’expression et des techniques journalistiques’ ». Et pour ceux qui en douteraient encore, il est précisé que ‘« le lecteur est très sollicité et qu’il n’a pas de temps à perdre »’ (…) que ‘« l’interview est très appréciée des lecteurs’  » ou ‘» que les lecteurs exigent que la photo soit informative »’, etc. (souligné par nous). Notons d’ailleurs que ce dernier élément donne lieu à une mise au point : ‘« les photos d’accident en tous genres sont souhaitables si elles sont spectaculaires »’. Spectaculairement…informatives. Là encore, ‘« le correspondant local est au service du lecteur, pas du journal ’» comme il est souligné dans le document du Dauphiné Libéré.

Parmi notre corpus, il nous faut distinguer sur cette partie qui porte sur les ‘« modes de traitement’ », les autres supports : Ouest-France, l’Est Républicain, DNA, La République du Centre et enfin le document du SPQR. Pourquoi ? Parce qu’ils cherchent manifestement tous à conserver la maîtrise de leur contenu éditorial sans l’asservir aux bonnes volontés du lecteur. Leur logique diffère, pour certains radicalement, de celles des journaux que nous venons d’observer. En effet, comme le souligne d’emblée Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) : ‘« Nous avons défini des critères précis pour aborder les problèmes « Presse-Justice ». Ces critères tiennent compte : « de la nécessité d’informer ; de rendre compte avec précision, honnêteté et équité ; de veiller au respect des textes de loi, de ne pas oublier qu’un article reste alors qu’une décision peut être effacée d’un casier judiciaire et disparaître ; qu’il est nécessaire d’avoir une approche claire, cohérente, transparente et responsable dans un domaine qui touche de si près la vie et le statut social de nos contemporains ».’ La mesure est donnée et tranche résolument avec la tonalité des documents analysés jusqu’alors. Il ne s’agit plus de séduire, mais ‘« d’informer’ », il ne s’agit plus de lecteurs mais de ‘« contemporains’ », et enfin il ne s’agit pas de ‘« tenter de surprendre’ » mais de ‘« rendre compte ’». Il est vrai que l’interpellation des DNA concerne la seule couverture des ‘« faits divers’ » mais elle augure le traitement de l’information d’une manière générale. D’ailleurs, notons qu’aucun élément superfétatoire ou inattendu ne vient troubler la compréhension du document qui traite, stricto sensu, des faits divers et de la justice. Car en effet, c’est justement dans ces éléments que l’on peut observer la touche personnelle d’un journal, son positionnement. Ainsi, dans le document de L’Est Républicain, lui aussi consacré au ‘« traitement du fait divers’ », et dont il faut souligner l’étonnante ressemblance avec celui de Ouest-France 745 , il apparaît quelques propos pour le moins surprenants. Sous la rubrique ‘« Le suivi’ » qui concerne les affaires judiciaires, quatre considérations viennent émailler le document. Parmi elles, il en est une déconcertante : ‘« les journalistes ne doivent tenir compte que des règles instituées à l’Est Républicain et non celles des autres médias’ ». Alors même que l’on serait susceptible de voir une telle affirmation clore le document, nous la retrouvons semée dans des recommandations qui n’ont, manifestement, aucun lien. Le second élément, qui a provoqué notre surprise, se situe sous la rubrique ‘« Le Procès’ ». Cette fois-ci le lien avec la recommandation est évident mais elle n’en demeure pas moins étonnante : ‘« Pour les procès en diffamation mettant en cause d’autres journaux, s’en tenir aux usages de la confraternité’ ». Or ici, ce n’est pas tant la recommandation en elle-même qui nous surprend mais ce à quoi le journaliste est censé se référer : ‘« les usages de la confraternité’ ». Or à ce propos, Pierre Bourdieu soulignait ‘« qu’il faudrait analyser les fonctions sociales de cette espèce de « loi du milieu » qui fait qu’on n'attaque pas les concurrents. Pour des raisons que je ne comprends pas bien, le milieu journalistique refuse la critique mutuelle qui se pratique dans tous les champs de production culturelle et sur laquelle reposent tous les progrès de la science, de l’art, de la littérature »’ 746 .

Outre ces éléments relevés à titre anecdotique, notons que L’Est Républicain aspire à ‘« donner une densité humaine et sociale à l’information »’ et qu’en aucun cas il est fait mention des ‘« exigences des lecteurs »’. Seuls prévalent ‘« le rôle pédagogique’ » et ‘« la responsabilité juridique’  » du journal car il en dépend ‘« de notre crédibilité rédactionnelle’ ».

Le document de La République du Centre n’aborde aucunement les modalités de traitement de l’information en dépit de ses recommandations pittoresques autour des règles des trois « S » : sexe, sport, sang. Cela dit, quelques conseils avisés, y compris sur la forme, viennent s’ajouter lorsqu’il s’agit du traitement du fait divers. Or là, le ton change. Si au début du document, il est clairement rappelé que : ‘« Il est indispensable de se souvenir que l’on écrit pour être lu, que le lecteur a ses habitudes et qu’il a passé un contrat de confiance avec son journal et croit dur comme fer ce qu’il y lit ’», plus loin, ces propos sont quelque peu nuancés : ‘« Le fait divers est une rubrique qui permet aisément la démagogie. Il faut donc éviter des propos allant dans le sens du public. En écrivant ce qu’une partie du lectorat a envie de lire, on satisfait son public, mais on devient par la même juge et partie »’. C’est l’occasion, pour le groupe de travail ‘« faits divers – justice’ » de souligner les devoirs des journalistes, y compris en matière de titraille, objet du dernier volet du document. Ces devoirs relèvent des connaissances élémentaires qu’acquière tout journaliste dans sa pratique : titre incitatif ; rédigé au présent, contenant l’élément fort de l’information, cohérents, courts, etc. C’est donc le traitement du fait divers qui donne l’occasion au journal de renforcer sa cohérence rédactionnelle.

Notes
745.

Le document de L’Est Républicain a été rédigé deux ans après celui de Ouest-France, en 1992. L’argumentation et l’articulation des valeurs et des recommandations sont relativement identiques.

746.

Bourdieu P., op. cit., 1996, p 15.