Conclusion préliminaire : du service public à la soumission au public

Il apparaît clairement que, pour la plupart des journaux de la PQR, la stratégie consiste à s’adapter, parfois à regret, aux habitudes de lecture du public visé. C’est la raison pour laquelle il est si souvent fait mention du lecteur, comme articulation essentielle de la manière de faire puis d’être d’une rédaction. C’est évidemment la cohérence qui est visée.

Pierre Bourdieu a maintes fois dressé ce constat, à charge : ‘« La seule question est de savoir comment faire pour que les journalistes (…) aient intérêt à être journalistiquement vertueux et qu’ils conçoivent le service public qui leur incombe comme un véritable service du public au lieu de la réduire à la pure et simple soumission au public, c’est-à-dire au marché, à la loi de l’audimat »’ 747 . Le sociologue en est convaincu, pour lui il s’agit de ‘« soumission désenchantée ou de « fayotage » cynique désespéré’ » et de démonter le cercle vicieux ‘«Pareille conjoncture ne peut que renforcer l’arbitraire des chefs qui sont souvent promus pour leur opportunisme et leur soumission trouvent un autre renforcement dans la pression de l’audimat qui donne raison, en apparence, à leur démission et à leur cynisme’ » 748 . A l’évidence, l’analyse des chartes maisons d’un certain nombre de journaux de la PQR, donne raison au sociologue. Le mimétisme avec les habitudes des lecteurs, nous l’avons vu, éloigne le journal de sa mission première : la nécessité sinon d’informer, du moins de ‘« donner une densité humaine et sociale à l’information’ ». Ces conceptions, parfois très éloignés, du rôle d’un journal, conduit inéluctablement les entreprises de presse quotidienne régionale à un repli identitaire. Il se traduit par un discours d’auto-justification largement légitimé par le besoin de ‘« gagner la bataille de la lecture’ » ou encore de s’assurer du ‘« confort de lecture’ » comme instrument de conquête. Il en ressort un usage utilitariste des prédications éthiques et un ancrage des valeurs comme faire-valoir moral, comme instrument de bonne conscience. Or, entre la nécessité, pour un journaliste de Ouest-France d’avoir ‘« la conscience en alerte et l’obsession d’incarner les valeurs de justice, de liberté, de respect des individus et de leurs droits qui fondent Ouest-France »’ et celle qui conduit le journaliste à démissionner de sa responsabilité au nom du respect du ‘« contrat de lecture’ », la frontière paraît irréductible. Il existe certes une volonté commune, plus ou moins explicite, d’éviter les procès. Mais pour les uns, il en va d’une question de ‘« responsabilité éthique et juridique’ » (Ouest-France) pour les autres ‘« de réputation’ » (L’Est Républicain).

Certes, est-il plus facile pour un journal tel que Ouest-France, dont le tirage voisine les 800 000 exemplaires, de résister aux sirènes du lecteur. Cela dit, au-delà de cette puissance de diffusion, il y a une culture, une philosophie, construites au fil du temps qui place ‘« le respect des personnes’ » comme impératif catégorique de la pratique journalistique mais aussi comme élément de l’identité du quotidien breton. Cette exigence de tous les instants constitue un modèle du genre mais son application à l’ensemble de la presse quotidienne régionale paraît inconcevable tant il est vrai que les logiques commerciales subordonnent toute visée éthique et, de fait, l’instrumentalisent. ‘« La bataille de la lecture’ » est en voie d’être gagnée, tant les moyens pour y parvenir sont affûtés, mais celle de l’éthique professionnelle est encore loin d’être réglée soumise qu’elle est aux verdicts du marché.

Notes
747.

Ibid., p 12.

748.

Ibid., p 15.