1) Le « Pacte rédactionnel » de Libération

a)Une éthique professionnelle réflexive

Alain Minc affirmait, non sans assurance : ‘« je mets au défi la plupart des journaux français de savoir si leur conseil d’administration a une charte qui protége l’indépendance de leur rédaction »’ 751 . A notre connaissance, deux journaux peuvent s’en prévaloir : l’hebdomadaire L’Express et le quotidien Libération. Pour ce dernier, le ‘« Pacte d’indépendance’ » a été adopté lors du vote de la Société civile des personnels de Libération (SCPL) le 31 janvier 1996 et constaté par le Conseil d’administration de la S.A. investissements Presse, le 6 février de la même année. Ce document est venu après l’élaboration du pacte rédactionnel, rédigé et entériné par la direction et la rédaction du quotidien, le 13 octobre 1987.

Le pacte d’indépendance est strictement confidentiel. Nous ne pourrons donc pas en révéler le contenu. En revanche, le volet ‘« déontologie’ », extrait du pacte rédactionnel, est laissé à notre libre appréciation. La première remarque que nous voudrions mettre en exergue relève de l’intitulé du document : il s’agit ni d’une charte, ni d’un code, non plus d’un guide mais d’un pacte. Si l’on se réfère à la définition du pacte, il en ressort une dimension de connivence, d’entente et d’intelligence : ‘« accord solennel entre deux ou plusieurs personnes’ ». Le dictionnaire d’analogie nous renvoie même aux termes de paix, de convention et de politique. C’est dire la charge symbolique du terme de pacte. Pour les membres du quotidien, à qui revient l’initiative, ‘« la qualité et la crédibilité du journal, et donc la croissance de son audience, sont directement liées à notre respect scrupuleux de l’éthique professionnelle »’ et de préciser, plus loin, ‘« cet effort de vigilance n’implique aucune « normalisation », ni uniformisation conduisant à la perte de notre « style », pour ne pas dire notre âme. Il ne s’agit pas non plus d’exercer police ou censure. Au contraire : c’est au nom de la Liberté que nous revendiquons nous-mêmes, individus et collectivité, que nous devons ensemble exercer et exiger cette vigilance’» (Libération). La déclaration est suffisamment explicite pour ne pas s’y arrêter. Cela dit, un certain nombre d’éléments a retenu notre attention. Nous constatons, en premier lieu, que la déclaration met l’accent, d’emblée, sur le lien entre ‘« qualité/crédibilité’ » et ‘« croissance de son audience’ ». L’une des premières préoccupations énoncées dans le document relève donc d’une logique commerciale dont l’objectif apparaît explicitement : augmenter l’audience du quotidien. L’argumentation aurait pu naturellement s’articuler autour du respect du ‘« droit à l’information du public’ » qui justifierait légitimement le respect scrupuleux d’une éthique professionnelle. Or tel n’est pas le cas. Il est évident que l’un n’exclut pas l’autre. Mais ce qui est mis en évidence, dès la première ligne, traduit clairement la finalité du document. La seconde remarque porte sur une seconde articulation qui fait se rencontrer ‘« Liberté’ » et ‘« responsabilité’ ». En effet, la seconde référence essentielle à la responsabilité du journaliste réside dans sa liberté, selon le vieil adage : ‘« il n’est point de liberté sans responsabilité ’». L’usage de la notion justifie, selon les rédacteurs du document, qu’aucun encadrement ne puisse intervenir dans leurs pratiques aux risques, expliquent-ils, d’en perdre crescendo, d’abord ‘« leur style’ » puis enfin ‘« leur âme’ ». Il y a donc une volonté de faire prendre librement conscience à l’ensemble des journalistes, puisqu’il est rappelé que ‘« l’application de ces règles est l’affaire de tous’ », que de ses pratiques dépend la crédibilité et, in fine, ‘« la croissance de l’audience »’ du quotidien Libération. Ce préliminaire justifie un contenu qui va à l’essentiel, qui résume plus qu’il ne répertorie de manière exhaustive, ‘« des règles élémentaires, connues en fait de tous’ ».

Le document fait donc mention de six points constitutifs, selon le quotidien Libération, des notions élémentaires de la pratique journalistique. Ces points sont :

  • « Toute information est rigoureusement sourcée »
  • « le secret professionnel ne saurait s’appliquer à l’intérieur de la rédaction » (référence à la « responsabilité juridique du journal »)
  • « L’usage d’informations, en tout ou partie, publiées préalablement par d’autres journaux, implique la mention claire de cette publication »
  • « Une citation directe dès lors qu’il ne s’agit pas de textes ou discours publics, implique que le journaliste a personnellement recueilli les propos cités en la forme »
  • « Une bonne information est nécessairement contradictoire »
  • « la distinction du fait et du commentaire »

Notes
751.

Minc A., propos tenus lors de l’émission Campus, le jeudi 6 mars 2003.