c) « L’exigence particulière… d’une discipline collective »

Les éditoriaux des directeurs respectifs de la publication et de la rédaction sont deux monuments de rhétorique à l’adresse spécifique du lecteur. A l’exigence supposée du lecteur, en tant que citoyen, les responsables du Monde répondent par une discipline en dehors de laquelle il n’est point d’identité collective.

L’argumentation des deux auteurs consiste à rendre la présence du ‘« Monde’ » omniprésente dans leur discours et, in fine, indispensable au débat démocratique, donc aux lecteurs-citoyens. Pour ce faire, les deux éditorialistes utilisent les procédés de la personnification et de l’incarnation, par le quotidien, de deux figures : l’excellence et la figure rassurante voire salvatrice.

La personnification, si elle est relativement pondérée dans le discours de Jean-Marie Colombani, qui préfère parler de ‘« numéro du Monde’ » ou ‘« de journal’ », est en revanche un procédé fréquemment utilisé par le directeur de la rédaction. Ainsi Le Monde ‘« se refuse, s’efforce, se propose, se réclame, doit, se veut, etc. ».’ C’est sans doute là une volonté de faire parler un collectif d’une seule et même voix mais aussi de faire identifier, par le lecteur, son interlocuteur principal : ‘« Le Monde ».’ Cet usage de la personnification intervient dès l’introduction et ce n’est qu’à la dernière ligne qu’apparaissent ‘« celles et ceux qui font le Monde’ ». Entre les deux, c’est ‘« un journaliste du Monde »’ (souligné par nous) qui est convoqué et ce, à neuf reprises. Cette rhétorique est, selon nous, significative du façonnage public d’une identité collective. Il est d’ailleurs frappant de constater avec quelle exclusivité il est rendu compte des devoirs qui s’imposent à ‘« un journaliste du Monde »’, c’est-à-dire pas n’importe lequel. Pour ne pas s’y tromper, le directeur de la rédaction rappelle implicitement mais judicieusement aux lecteurs que la profession existe en dehors du ‘« Monde’ » : ‘« Un journaliste qui dans son métier quotidien, ne s’autoriserait que de lui-même, s’émancipant de toute règle collectivement assumée, abuserait de son pouvoir personnel vis-à-vis des lecteurs ’». Cela dit, le risque est mesuré, car il avait été soigneusement souligné, deux lignes auparavant, que ‘« un journaliste du Monde doit s’imposer des contre-pouvoirs dans sa pratique professionnelle quotidienne’ ».

Pour être identifié, il faut se distinguer et c’est bien ce à quoi s’est employé Edwy Plenel dans son discours en utilisant, d’une part, la personnification du journal qui instaure un rapport de proximité évidente et, de l’autre, l’expression habilement renforcée par l’emploi de l’article indéfini « un », ‘« un journaliste du Monde’ », comme leitmotiv de son argumentation.

Pour renforcer cette incontournable figure de la démocratie qu’est Le Monde, les deux auteurs vont camper un contexte dans lequel le quotidien va jouer un rôle fondamental. Qu’est-ce qui constitue le contexte dans lequel est censé évoluer le journal ? Notons d’abord que le quotidien évolue sous la pression, ‘« politique, économique et autres »’ mais ce n’est pas sans rappeler dans la foulée que ‘« Le Monde, conformément à son histoire et à sa vocation, oppose une ferme résistance’ » (Le Monde et ses principes). L’univers est qualifié de ‘« souvent obscur’ », les ‘« réalités cachées’ », ‘« l’époque devenue plus obscure et moins lisible ’» (Le Monde et ses principes).

Jean-Marie Colombani s’efforce même de préciser que : ‘« Pour la rédaction, cette mission se veut plus ardue, puisqu’il faut saisir le mouvement d’une planète en complète transition, à l’activité ininterrompue, où des machines à communiquer repeignent les faits aux couleurs de la promotion ou de la propagande, quand il ne s’agit pas de la désinformation la plus subtile’ » et de poursuivre ‘« c’est précisément parce que notre monde est d’une difficulté croissante à déchiffrer que l’attente grandit à l’endroit du Monde’ ». Plus loin, le directeur de la publication en rajoute un peu : ‘« Pour des raisons économiques, religieuses, ethniques, sexuelles ou culturelles, des faits significatifs sont tenus cachés, des idées ne peuvent circuler et les voix des plus faibles ne sont pas entendues »’ et d’immédiatement positionner Le Monde : ‘« La mission des journalistes du Monde est de lever ces contraintes, en aucun cas de s’y soumettre’ ».

Qu’en est-il du directeur des rédactions ? Ses propos s’inscrivent dans la même veine, aux qualificatifs près : ‘« la rédaction doit aller à la recherche du lecteur, faire un effort de pédagogie et de lisibilité, tenter de rendre plus intelligible possible l’actualité dans un monde obscur et incertain »’. Plus loin, il rajoute : ‘« Enfin, il -un journaliste du Monde- s’efforce de donner la parole aux sans voix, aux délaissés et aux oubliés, en allant à la recherche de réalités occultées par les courants dominants de l’actualité’ » 760 .

Notes
760.

On se souvient ici, de la « Spirale du silence », théorie développée par Élisabeth Noëlle Neumann en 1974 autour du processus de formation de l’opinion publique.