2) Le Canard Enchaîné : une manière d’être « correct »

a) Une démarche singulière

‘« Nous, on n’a pas de charte, mais on essaie d’être correct’ » 803 . S’il fallait résumer la position du Canard Enchaîné à l’égard des questions d’éthique et de déontologie professionnelles, nous retiendrions volontiers cette réponse qui nous a été adressée par Claude Angeli, rédacteur en chef de l’hebdomadaire. Claude Angeli a eu la bienveillance de nous accorder un entretien téléphonique, le vendredi 25 mai 2000. Notre démarche consistait non pas en un traitement de faveur mais à reconnaître, au Canard Enchaîné, un statut un peu particulier : ‘« journal qui est une puissance, au caractère unique au monde (…) frondeur, irrespectueux vis-à-vis de tous les pouvoirs’» 804 . Depuis 88 ans qu’il existe, le journal n’a eu de cesse d’afficher ses engagements, de mener combat mais aussi et surtout de façonner la culture politique française ce qui lui vaut le titre de ‘« grand inquisiteur des turpitudes du pouvoir’ ». Véritable institution, le Canard Enchaîné incarne, en France et depuis 1960, l’excellence de l’investigation journalistique 805 . Journal de contestation, de protestation, Le Canard Enchaîné adopte une manière de faire, tel un parti pris philosophique, que l’on pourrait résumer ainsi : satire, dénonciation, raillerie, refus de l’esprit de sérieux et même ‘« gaieté, humour, comique, ironie, tous ces termes qui ne sont pas interchangeables, ont édicté des normes de langage et de mise en page, réglé des rites, dirigé des choix esthétiques, orienté toute une vision du monde’  » 806 . Cela dit, il y règne aussi une certaine manière d’être largement inspirée du caractère fondateur de la Première Guerre mondiale : ‘«Tout part de là, tout y revient : la lutte contre le bourrage de crâne, le pacifisme et l’antimilitarisme, la dénonciations des profiteurs de toutes sortes vont rester comme autant d’attitudes et de réflexes identitaires au long de l’histoire du journal »’ explique l’historien 807 . Ces thèmes sont donc venus nourrir ‘« l’esprit Canard’ » dont Laurent Martin souligne la singularité : ‘« elle tient à l’intention proclamée et, en partie, réalisée, de vivre collectivement selon les principes même qui étaient défendus dans les colonnes du journal, d’illustrer dans le fonctionnement interne du groupe les vertus cardinales de l’honnête homme »’ 808 .

Cette singularité justifie la singularité de notre démarche à l’égard du Canard Enchaîné. Notre interrogation première consistait à s’enquérir de cet esprit Canard articulé aux questions d’éthique professionnelle. Il s’agissait, plus précisément, de savoir si les pratiques antérieures, qui ont forgé l’identité collective du journal, pouvaient faire office de jurisprudence en matière de déontologie et d’éthique, un modèle de traitement de l’information comme mémoire du Canard Enchaîné. Même si le travail de Laurent Martin contribue largement à répondre à cette question, nous ressentions toutefois la nécessité d’interroger la source. Avant d’en arriver aux réponses de l’actuel rédacteur en chef, Claude Angeli, nous voudrions camper le contexte de notre interview téléphonique, intervenue à l’issue du bouclage du journal. Nous avions pris le soin de lister un certain nombre de questions qui avaient trait à la vérification de l’information, l’usage des sources, le développement des chartes maisons, la Charte de Munich, etc. Claude Angeli s’est totalement prêté au jeu des questions/réponses, parfois avec beaucoup d’indulgence et de patience lorsqu’il s’est agi, pour nous, de revenir à la charge avec insistance voire d’être, à notre tour, quelque peu frondeur. Il nous a semblé que, sur les questions précises de déontologie et d’éthique professionnelle, la réponse tenait en une ligne : ‘« Ecoutez, c’est le respect des autres. On n’est pas des procureurs, on n’est pas des chasseurs ’» et d’insister ‘« Oui, oui. Nous ne sommes pas des procureurs, nous ne sommes pas des chasseurs, et le journaliste doit faire son travail correctement, avec rigueur »’ 809 . L’occurrence du mot ‘« correct’ » est revenue à cinq reprises et toujours pour qualifier la manière d’être d’un journaliste, qu’il appartienne ou non au Canard Enchaîné. Être correct, selon notre interlocuteur, c’est respecter les autres, qu’il soit lecteur, informateur voire même la cible du journal. A cet égard, Claude Angeli s’est montré extrêmement précis : ‘« On a interrogé Carignon, quand on mettait en cause Carignon, on a interrogé Tibéri pour les faux électeurs, on a interrogé toujours »’ 810 . Cette pratique procède aussi de la vérification des sources, principe auquel sont attachés les journalistes du Canard. Être correct, c’est aussi ‘« ne pas enregistrer de source en douce »’, ‘« respecter le Off’ » et de préciser, naturellement, : ‘« on peut se tromper, mais on ne fait pas de coup tordu »’ 811 . Être correct enfin, c’est respecter la vie privée des personnes publiques. Or c’est là un point sur lequel notre interlocuteur a largement insisté. Les limites, entre vie publique et vie privé, sont posées comme telles dans le journal : ‘« Si un homme politique a un neveu qui fait du trafic de drogue, s’il le protège ou qu’il essaie d’intervenir pour qu’il ne soit pas poursuivi, là on n’est plus dans le cadre de la vie privée. Sinon, bon, il n’est pas responsable de ce que fait son neveu »’ 812 . Ces limites nous éloignent indubitablement du modèle anglo-saxon, porté à l’acmé avec l’affaire Lewinski ou encore les révélations publiques de l’homosexualité d’un ministre anglais.

Questionné à propos de la prolifération des chartes maisons, Claude Angeli n’affiche aucun parti pris si ce n’est de remarquer, sans grandes convictions, que ‘» c’est devenu un petit peu un principe »’ et de s’interroger ‘« je ne sais pas si c’est une solution’  ». Et nous de relancer ‘« Et c’est quoi la solution ? »’ : ‘« je n'en sais rien moi. C’est simplement, moi je pense que les journalistes doivent se comporter de façon correcte’ » 813 . L’adverbe ‘« simplement’ » est significatif de la position du rédacteur en chef du Canard Enchaîné. Les questions d’éthique professionnelle et de déontologie, auxquelles notre interlocuteur nous dit ‘« croire profondément’  », ne justifient pas de longues palabres. Seul le respect de l’autre, tient lieu, au Canard Enchaîné, de valeur essentielle de la pratique journalistique.

Notes
803.

Angeli C., interview téléphonique datée du 25 mai 2000, voir annexe.

804.

Martin L., op. cit., 2001, pp. 11-12.

805.

Lire à ce propos le chapitre, « Le temps des affaires », in Martin L., op. cit., p 395.

806.

Ibid., p 532.

807.

Ibid., p 528.

808.

Ibid., p532.

809.

Angeli C., interview téléphonique datée du 25 mai 2000, voir annexe.

810.

Idem.

811.

Idem.

812.

Idem.

813.

Idem.