b) Sauvegarder l’esprit du Canard

Il est intéressant de noter que jamais le Canard Enchaîné s’est trouvé en position de justifier de ses choix rédactionnels auprès des lecteurs quasi complices et ce en dépit d’une préoccupation assez vive qu’a évoqué feu Roger Fressoz, en 1995 : ‘« Le Canard a changé d’échelle à partir du moment où il a été lu par plusieurs centaines de milliers de lecteurs. Comment répondre à l’attente de publics forcément hétérogènes, comment garder ces lecteurs aux attentes différentes ? Comment sauvegarder l’esprit du Canard ? Cela a toujours été mon obsession’ » 814 . Cette obsession est manifestement partagée par tous ceux qui dirigent ou ont dirigé un organe de presse. Ceci dit, ce qui protège le Canard Enchaîné des sirènes du lecteur, qu’ils s’agissent de son confort ou de ses habitudes de lecture, réside dans ce ‘« contrat de lecture’ » implicite qui lie l’hebdomadaire à ses lecteurs. Ce n’est plus la proximité mais la complicité qui anime ce contrat de lecture au point que, au regard de l’opinion, le Canard Enchaîné incarne une institution. Or ‘« ce qui fait une institution, est la sanction publique de cette prétention »’ 815 . Si Laurent Martin, pour étayer ce point précis, reprend un certain nombre de déclarations qui restaurent et entretiennent le mythe 816 , nous voudrions pousser la démonstration de ‘« la sanction publique de cette prétention’ » encore plus loin. Revenons à notre interview. Nous avons sollicité la réflexion de Claude Angeli sur ‘« l’affaire Crozemarie ’». Les premiers articles, publiés dans le Canard, relatant le train de vie de Jacques Crozemarie, fondateur et ancien président de l’ARC, datent de 1989. En décembre 1994, le Canard Enchaîné porte la plume dans la plaie et révèle un certain nombre d’informations qui seront confirmées par la Cour des comptes deux ans plus tard, en 1996. En juin 2000, Jacques Crozemarie est condamné, par la Cour d’appel de Paris, à quatre ans de prison ferme et 2.5 millions de francs d’amende pour abus de confiance et recel d’abus de biens sociaux au préjudice des donateurs. Pourquoi évoquer cette affaire précise ? Parce que selon nous, elle illustre parfaitement, non seulement la complicité mais aussi et surtout la confiance que placent les lecteurs et autres informateurs dans cette institution médiatique. Claude Angeli nous a expliqué que ‘« si le facteur arrivait chaque jour avec quelques informations ou si le téléphone nous servait à nous mettre sur les pistes, ça faciliterait le travail. Non, avec Crozemarie, c’était quand même des gens qui avaient le sens civique, qui nous alertaient non pas pour dénoncer Crozemarie, mais c’était une affaire importante, c’est l’argent que les gens donnent et tout quoi…’ » 817 . Ce qu’il nous a paru intéressant de souligner c’est le fait que ‘« le sens civique des gens’ » les conduit non pas à la Justice, véritable institution, mais au ‘«Canard Enchaîné’ ». Le rédacteur en chef nous répond modestement que ‘« ce n'est pas le problème de saisir la justice. Je veux dire qu’à un moment donné, les gens qui ont une réaction civique heu…peuvent penser que le Canard Enchaîné est un média intéressant et important parce qu’il n’a pas peur’ » 818 . Certes le contexte de l’affaire Crozemarie a dû freiner les ardeurs de ses détracteurs car comme le dit Claude Angeli ‘« y’avait des défenseurs de Crozemarie qui étaient très importants…des professeurs célèbres qui ne voulaient pas nous croire’  » 819 . Certes encore, la peur a aussi dû les conduire à préférer l’anonymat que leur offrait le Canard Enchaîné à la publicité des tribunaux. Cela dit, il apparaît clairement que saisir le Canard Enchaîné ainsi (et l’affaire Crozemarie est un exemple parmi tant d’autres) c’est lui conférer un statut particulier, celui d’une véritable institution, sanctionner par ‘« le sens civique des gens’ ». Nous pensons que cette sanction publique porte également sur le ‘« respect de l’autre’ » dont il ne fait aucun doute qu’il est partagé par des lecteurs aux attentes pourtant différentes. Et Laurent Martin de conclure ‘« Mais que cette institutionnalisation ne soit rien d’autre –ou pas moins- que la reconnaissance d’une étroite adéquation intellectuelle de son temps, qu’elle ait été tout à tour revendiquée et rejetée par les journalistes du Canard enchaîné, elle s’est peu à peu imposée dans l’esprit du public –des publics devrait-on dire – comme une évidence et avec elle l’idée d’un pouvoir exercé par l’hebdomadaire »’ 820 .

Notes
814.

Martin L ; op. cit., p 534.

815.

Ibid., p 535.

816.

Lire à ce propos Martin L., op. cit., pp. 535-536.

817.

Angeli C., interview téléphonique datée du 25 mai 2000, voir annexe.

818.

Idem.

819.

Idem.

820.

Martin L., op. cit., p 538.