Conclusion relative aux productions déontologiques dans les médias français

Nous pouvons affirmer au regard de l’analyse des chartes dans les médias français que la tendance générale est à l’atomisation de la référence éthique et déontologique de la profession de journaliste et, son corollaire, une crise de l’identité journalistique notamment manifestée par l’absence d’une reconnaissance homogène de sa représentation normative. L’éclatement de la représentation de l’exercice journalistique, dans sa composante éthique, conduit à une désorganisation sociale de la profession, à des spécialisations exacerbées des pratiques et, in fine, à la disparition de la cohésion du groupe professionnel des journalistes dans l’espace public. Les chartes mises en place dans les différentes rédactions, qu’elles soient de presse écrite ou de l’audiovisuel, semblent se limiter à servir de fondement non pas à la répression disciplinaire, ce qui justifierait en partie leur existence, mais à une identification à la culture de l’entreprise. Elles traduisent l’attitude conservatrice des patrons qui consiste à protéger en l’état leurs prérogatives patronales et à éviter la montée en puissance d’un pouvoir des journalistes. En tant que salarié, le journaliste est soumis aux directives de son employeur sauf à envisager une limite qui serait liée à sa déontologie. La référence à la déontologie permettrait donc de dépasser un conflit de normes en donnant la priorité à la norme d’origine professionnelle comme c’est le cas dans le cadre des professions d’avocat et de notaire. Or, les éditeurs ne peuvent se résoudre à donner une telle indépendance aux journalistes soumis, quoi qu’il arrive, au lien de subordination.

Les chartes maisons participent, par ailleurs, à régler des relations centrales dans l’exercice de la pratique journalistique tant en ce qui concerne le lecteur, qu’en ce qui concerne les concurrents et la justice. L’attitude du journaliste à l’égard du lecteur ou du téléspectateur, dictée par le contenu d’une charte, est totalement aliénée et pervertie par des réglages, a priori, établis sur la base d’un portrait type du lecteur ou du téléspectateur. Il en découle une très forte élasticité des normes entre les différents supports dues à des perceptions supposées des attentes du public mais aussi une fausse légitimité du regard critique du public face à un système de représentation normative que les entrepreneurs médiatiques se gardent bien, à quelques exceptions près, de rendre public. Ce constat a été dressé par Cyril Lemieux dans son ouvrage ‘« Mauvaise Presse’ ». Il y souligne, à l’issue d’une analyse tout à fait originale de la dynamique des investissements grammaticaux successifs dans la profession de journaliste, que ‘« là où la particularité du journalisme se révèle vraiment, et où les prétentions de ce groupe à s’autoréguler sur le plan moral deviennent plus problématiques, c’est dans le fait que les journalistes entendent exercer leur monopole déontologique non pas au niveau des instances professionnelles centralisées (la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels par exemple) mais d’une façon beaucoup plus dispersée, au niveau des unités de production elles-mêmes ’» Et le sociologue d’ajouter ‘« le problème qu’il pose est évident : c’est la très grande variété des niveaux d’exigence morale qui peut exister au sein d’une profession de plus en plus éclatée »’ 834 . Le problème est donc de notoriété, au moins scientifique et professionnelle. Cela dit, nous pensons fortement que le phénomène est en passe de s’aggraver car il accompagne l’évolution de la profession de journaliste et notamment la crise identitaire liée à une spécialisation accrue des compétences. En effet, le mouvement qui consiste pour les entreprises médiatiques à redessiner voire à reconditionner la dimension normative de l’agir journalistique, conduit inéluctablement le journaliste à puiser ses repères non pas dans un corpus de normes professionnelles communément admis, mais dans celui que lui soumet son entreprise et ce en vertu du lien irréductible de subordination.

L’éclatement de la représentation normative de la profession de journaliste ne favorise guère la cohésion du groupe et contribue à une dispersion des repères identitaires et à une médiation, sans cesse renouvelée, de la manière d’être du journaliste.

Ce phénomène ‘« d’autarcie éthique’ », c’est-à-dire de repli des entreprises médiatiques sur elles-mêmes, traduit en matière de définition d’une éthique professionnelle, une volonté de conserver le pouvoir de dire le ‘« bien faire’ » de la profession mais aussi et surtout de juguler une éventuelle émancipation des journalistes à l’égard des employeurs.

Notes
834.

Lemieux C., op. cit., 2000, p 89.