II) Résultats de l’enquête : la diversité des approches

Nous avons consulté les neuf écoles de journalisme, reconnues par la commission nationale paritaire de l’emploi des journalistes (CNPEJ), dont quatre sont privées ou associatives (le CFPJ de Paris, l’ESJ de Lille, l’IPJ de Paris et l’école de journalisme de Toulouse) et cinq publiques (le CUEJ de Strasbourg, le CELSA de Paris, l’école de journalisme et de communication de l’université de Marseille et les instituts universitaires de Bordeaux et de Tours). Nous avons ajouté à ces neuf centres de formation, la consultation d’une dixième école, non reconnue, l’ESJ de Paris, créée en 1899. En dépit de multiples relances, le CUEJ de Strasbourg n’a pas répondu à notre enquête. Avant d’entamer notre réflexion, il paraît intéressant de rappeler un certain nombre d’éléments susceptibles d’éclairer notre réflexion.

Le 30 octobre 2001, la majorité des signataires de la convention collective nationale de travail des journalistes a signé l’accord portant sur les critères de reconnaissance des établissements de formation au journalisme. Cet accord est issu des travaux de la CNPEJ et porte un certain nombre de recommandations qui sont utilisés par la commission dans le cadre de l'étude quinquennale touchant les cursus déjà reconnus et les premières demandes de reconnaissance. Ce sont les auditions des établissements d’enseignement reconnus qui ont directement inspiré le contenu et la formulation de l’accord. La commission apprécie les dossiers présentés sur la base d’une série de trois recommandations et de dix critères de reconnaissance 856 . S’agissant des recommandations, elles stipulent que :

Parmi les dix critères, il en est un qui a particulièrement retenu notre attention. En effet, le critère 4 s’articule autour de deux grands axes qui sont ceux des enseignements généraux et des enseignements professionnels. Pour ce dernier, il est explicitement mentionné que « les conseils pédagogiques d’établissement sont chargés de veiller à la mise en place des enseignements dans le domaine, notamment, des ‘« règles du métier’ ». Et d’énumérer : ‘« Histoire de la presse et du journalisme ; droit de la presse et des médias, droits et devoirs du journaliste, éthique de l’information (déontologie, rigueur du traitement de l’information, protection et contrôle des sources, etc.)’ » 857 . Ce critère est même perçu comme une marque distinctive puisque, dans ‘« La correspondance de la presse ’», une étude documentaire relève que ‘« toutes les filières d’enseignement du journalisme (formation initiale et permanente) doivent être distinctes d’éventuelles filières de formation à la communication et répondre à un souci d’éthique et de respect des règles professionnelles ’» 858 . Lors des auditions des écoles reconnues, conduite par la CNPEJ, les membres de la commission ont posé plusieurs questions dont l’une portait spécifiquement sur l’enseignement de la déontologie : ‘« quelle part de l’enseignement accordez-vous aux problèmes liés à la déontologie ? Aux problèmes presse-justice ? Comment enseignez-vous la rigueur nécessaire au traitement de l’information ?’ ». Cette préoccupation est partout présente puisque dans une réflexion de fond visant à actualiser et à compléter les critères de reconnaissance des écoles ou établissements d’enseignements du journalisme, le SPQR souligne que les compétences requises sont, entre autres, ‘« la capacité à exercer le métier, en toute indépendance à l’égard des intervenants extérieurs à l’entreprise, dans le respect des chartes professionnelles ’» et d’ajouter ‘« les droits et les devoirs du journaliste, l’éthique de l’information sont autant de connaissances spécialisées nécessaires à l’exercice de toute fonction journalistique ’» 859 . Il apparaît clairement que la dimension de l’éthique professionnelle des journalistes est l’un des éléments constitutifs du cahier des charges des écoles de journalisme agréées par la convention collective. Cela dit, il est important de mentionner que la commission se réserve la possibilité d’adapter l’application de ces recommandations et critères, ce qui pourrait expliquer l’écart existant entre le libellé de l’accord du 30 octobre 2001 et les pratiques de chaque établissement, notamment en matière d'enseignement de la déontologie et de l’éthique professionnelle des journalistes. Cet enseignement apparaît donc souhaitable mais pas prioritaire.

Il faut souligner, par ailleurs, qu’en France, seuls 12 % de journalistes ont suivi une formation professionnelle agréée, alors même que ce chiffre dépasse les 40 % dans des pays tels que le Brésil, l’Espagne ou les États-Unis 860 . Il faut nuancer quelque peu ce chiffre tant il est vrai ‘« qu’il ne tient pas compte ni des journalistes qui ont suivi des formations continues ou en alternance, ni des jeunes journalistes de plus en plus nombreux, dans certains médias, passés par des formations au journalisme non reconnues de la filière Information Communication »’ 861 . En ce qui nous concerne, faire le choix d’analyser les seules écoles dites reconnues par les instances professionnelles, à l’exception d’une, correspond à notre volonté de faire émerger un état d’esprit à l’égard des questions d’éthique professionnelle. Car enfin, il semble évident que ces écoles, justement parce qu’elles sont reconnues par les pairs, ont une responsabilité à jouer en la matière. Elles représentent ‘« l’air du temps’ », toujours soucieuses de coller à l’évolution de la profession. Comme le remarque Michel Mathien, ‘« la formation des journalistes exercent une influence indiscutable’ » mais de nuancer ‘« la formation initiale n’est pas la panacée, bien qu’elle soit censée rendre les futurs journalistes capables d’une distanciation professionnelle par rapport à leur employeur, du fait des connaissances théoriques et pratiques acquises. Dans plus d’un cas, le projet pédagogique ou le projet de formation n’est pensé que dans une perspective strictement professionnelle, pour ne pas dire utilitariste, au service des entreprises. On y débat rarement de la finalité de la profession et de sa place dans la société à côté des éditeurs »’ 862 . Le constat est judicieux mais il mérite d’être pondéré. Certes les écoles de journalisme, et notamment celles qui sont reconnues, ont une obligation au regard des employeurs de former au mieux les futures recrues. Ainsi, l’ESJ de Lille a mis en place de nouveaux cursus dont deux correspondent à des attentes spécifiques (journaliste scientifique et journalisme agriculture et environnement) et un qui répond au développement du secteur de la presse hebdomadaire régionale. La plaquette de l’école mentionne à cet égard, que ‘« recrutés par concours, les élèves de la filière « PHR » a permis de doter les entreprises de ce secteur en développement de journalistes spécifiquement formés’ » 863 . La perspective est sans doute ‘« utilitariste’ » et ‘« au service de l’entreprise’ » mais il en va de la pérennité de l’école que de s’adapter au marché du travail journalistique lequel a subi de nombreuses transformations 864 . Patrick Pépin, ancien directeur de l’ESJ Lille, posait, à cet égard, la question des mutations qu’imposent les nouveaux médias au métier de journaliste : ‘«Demain, le journaliste ne pourra plus être qu’un journaliste. Il devra avoir au moins deux compétences différentes’  » et de préciser ‘« le changement radical ainsi esquissé (…) intègre les évolutions de la technologie comme celles du marché et appelle évidemment une exigence éthique et déontologique plus forte que jamais »’ 865 . Les responsables des écoles de journalisme sont conscients des enjeux et tentent sinon de former du moins de sensibiliser les futurs journalistes à une pratique responsable. Cela dit, l’absence de référence commune, les conduit inéluctablement à envisager cette sensibilisation de différentes façons, tantôt à l’appui de ‘« la tradition’ », tantôt sur la base de productions déontologiques et juridiques appliquées à l’élaboration de journaux expérimentaux ou autres travaux pratiques. Qu’en est-il ?

Notre questionnaire, volontairement restreint, s’articule autour de trois questions principales :

  • Avez-vous un cours portant sur la déontologie ou sur l’éthique professionnelle ?
  • Pensez-vous que les futurs journalistes sont suffisamment sensibilisés à la question de l’éthique professionnelle ?
  • Pensez-vous que le lieu d’apprentissage des « réflexes éthiques » d’un journaliste soit d’abord l’école de journalisme ou bien celui de l’entreprise de presse ?

S’agissant de la première question, il est intéressant de noter que toutes les écoles de journalisme possèdent un cours de déontologie à l’exception du Centre de formation des journalistes de Paris et de l’IUT de Bordeaux. Pour le premier, il s’agit de respecter une tradition tout autant que de faire valoir un point de vue, catégorique. Selon Michel Sarazin, directeur du CFJ, ‘« c’est une tradition de cette école de ne pas avoir d’enseignement spécifique de déontologie’ » et d’expliquer ‘« l’école, née de la Libération, porte tout à fait les valeurs de déontologie traditionnelle de la profession de journalistes’ » 866 . La justification de ce point de vue a mobilisé beaucoup d’énergie auprès de notre interlocuteur qui a affiché, avec force, ses convictions : ‘« j’entends tout à fait préserver et prolonger cette tradition (…) je ne veux pas du tout que cela devienne un enseignement (…) je ne veux pas que cela devienne un enseignement parce que je considère que la déontologie ce n’est pas un savoir, c’est un système de valeurs, qui sont les valeurs de la charte de 1918 (…) Non je ne vais pas créer de cours de déontologie. Ça sûrement pas’». Plus loin, sans paraître souffrir de la contradiction, Michel Sarazin nous explique que ‘« quand nos étudiants rentrent (…) on leur distribue nominalement, personnellement la charte de 1918 (…) on leur fait signer cette charte auprès de laquelle ils s’engagent »’. Donc, d’un système de valeurs qui paraît relativement éthéré, relevant d’une tradition aux contours flous, nous passons à une référence explicite qui donnent d’ailleurs lieu à des sanctions spécifiées dans le règlement de l’école. Nous interrogeons le directeur du CFJ sur la Charte de Munich qui aurait pu, elle aussi, constituer une référence depuis. Notre interlocuteur concède implicitement sa méconnaissance du document et nous explique : ‘« mais pour être tout à fait franc je n’ai pas relu très récemment…j’ai relu celle de 18, je n’ai pas relu très récemment celle de Munich’ ». Et de justifier à nouveau son choix : ‘« je crois vraiment être dans la continuité de l’école, je crois que l’on est dans une logique de système de valeurs »’. Les travaux de Johanna Siméant nous ont aidés à mieux comprendre l’application concrète de ce système de valeurs qui semble, selon l’expression de Claude Sales, ‘« irriguer tout l’enseignement »’ du CFJ. Elle note ‘« qu’en définitive, c’est par un échange incessant de typifications et de définitions de situations que la dimension déontologique passe d’une technique de prise en compte des instances posées comme fondées à évaluer le journaliste, à un discours plus abstrait et dégagé des conditions concrètes de son inculcation : de la déontologie à la Déontologie »’ 867 . Au discours localisé et définissable in abstracto, le CFJ préfère à l’évidence faire de la déontologie un mode d’apprentissage et d’évaluation autour de trois pôles : le lecteur, les pairs et les sources.

S’il consacre un volume d’enseignements à l’analyse des ‘« affaires’ » ou des dérapages dans la presse, l’IUT de Bordeaux a aussi fait le choix de ne pas enseigner la déontologie. Selon Edith Remond, la directrice de l’institut, ce choix se justifie par ‘« une formation très concrète, appliquée, dans laquelle les questions d’éthique et de déontologie sont sans cesse l’objet de débats ou de conférences de rédaction »’ 868 . En dépit de ces deux exceptions, la plupart des écoles de journalisme ont mis en place un enseignement spécifique à la déontologie. Le tableau qui suit résume la situation :

Écoles Intitulé du cours Date de création du cours Contenu du cours
CELSA (Paris) Droit
de la presse et déontologie
1995 Bases théoriques des droits et des devoirs des journalistes
Analyse des règles déontologiques et éthiques en vigueur
ESJ (Lille) Pas d’intitulé précis 1995 La place du journaliste dans une entreprise, son rôle dans les associations de journalistes, société de rédacteurs, l’élaboration de chartes rédactionnelles, participation et adéquation à la ligne éditoriale d’un journal, pratique professionnelle, étude de cas, débats et critiques autour de productions professionnelles.
EJ (Toulouse) Déontologie des journalistes 1994-1995 Les obligations imposées aux entreprises de presse, le contrôle des publications, la définition juridique du journaliste, l'exercice de la profession de journaliste, la liberté d'expression, le secret professionnel, la rupture du contrat de travail du journaliste, l'appartenance des œuvres, l'exploitation des droits, la responsabilité pénale et la responsabilité civile

EJCM (Marseille)
Déontologie des médias 1996
(cours supprimée en 2001)
Réflexion théorique
Enquête menée par les étudiants
IPJ (Paris) Déontologie Enseignement obligatoire depuis 2002 Aborde l’ensemble des sujets du domaine en s’appuyant également sur des exemples et des cas pratiques
ESJ (Paris) Déontologie de l’information Enseignement semestriel
Depuis 1986
La notion de déontologie
La fonction de médiateur de presse
Le statut du journaliste
Études de cas (ex : l’affaire Lady Diana)
La photographie de presse
Les moyens déloyaux et illégaux
Le secret professionnel
Journaliste et personnel politique
Le traitement de grands conflits armés
IUT (Tours) Déontologie de la presse 1995  
Notes
856.

Nous devons ces informations à la bienveillance de Loïc Hervouet, directeur de l’école de journalisme de Lille, qui a eu la gentillesse de nous transmettre les documents concernant l’agréement des écoles.

857.

Extrait de l’accord portant définition de critères de reconnaissance, 30 octobre 2001.

858.

La Correspondance de la presse. Quotidien d’information et de documentation professionnelle, vendredi 7 décembre 2001.

859.

Document du SPQR, 9 mars 2001, pp. 4-5.

860.

Lire à ce propos : Neveu E., Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001, chapitre 2.

861.

Marchetti D. et Ruellan D, op. cit., 2001, p 141.

862.

Mathien M., op. cit., 1999, p 213.

863.

Loic Hervouet, appelé à s’exprimer sur la formation des journalistes, précise que «Cette nouvelle offre, qui diversifie l’accès au journalisme, est un véritable ascenceur social » in Le Monde, « Le débat sur le rôle de la presse gagne les écoles de journalisme », mardi 4 mars 2003.

864.

Lire à ce propos les chapitres 1 et 2, in « Devenir Journaliste. Sociologie de l’entrée sur le marché du travail », La documentation française, direction du développement des médias, Paris, 2001, pp. 89-141.

865.

Pépin P. cité par Agostini A., « La presse au défi d’Internet », op. cit., p 25.

866.

Sarazin M., interview téléphonique datée du 13 avril 2000, voir annexe.

867.

Siméant J., op. cit., p 50.

868.

Rémond E., réponse à notre questionnaire, datée du 12 avril 2000, voir annexe.