1) L’intervention du juge comme contrôle déontologique de la pratique journalistique

Le choix de porter notre attention sur les discours juridiques est motivé à plusieurs égards. Il s’est agi pour nous, d’abord de comprendre, puis de vérifier en quoi et comment le juge civil, en qualifiant et en appréciant l’existence d’une faute du journaliste se pose, in fine, comme ‘« juge naturel de la déontologie de la pratique journalistique »’. L’ordre des avocats de la Cour de Paris, à l’occasion du colloque tenu en 1993 sur le thème ‘« Justice et presse’ », a déjà apporté sa réponse : ‘« En posant comme principe de base que la liberté d’expression fait partie intégrante de la notion de démocratie, chacun s’est accordé à reconnaître qu’il appartient principalement au juge d’apporter sa contribution à une déontologie générale’ » 884 . Qu’est-ce à dire ? Joël Moret-Bailly nous a précisés, à l’occasion d’un entretien, que ‘« la faute renvoie à la norme ou à la déontologie, si elle existe. La règle de droit sert, en l’absence de toute déontologie, à évaluer une situation. Le juge participera donc à la définition de la faute civile et, la cour de cassation contrôlera la qualification de cette faute ’» 885 . Selon Emmanuel Derieux ‘« on devrait pouvoir considérer que constituent « la déontologie », les règles de conduite qu’une profession se donne à elle-même et dont elle contrôle l’application ’ » et d’ajouter ‘« il m’est arrivé de penser qu’une véritable déontologie journalistique dispenserait ou empêcherait le législateur et les juges d’avoir à intervenir sur ces questions. Mais encore faudrait-il que les professionnels en prennent l’initiative et en assument la responsabilité »’ 886 . Pierre Cramier abonde dans le même sens en soulignant que ‘«devant l’échec de l’autorégulation, c’est à travers l’application des dispositions légales, régissant l’activité d’information, que sont recherchées des solutions aux problèmes déontologiques auxquelles sont confrontés les journalistes ’» et de préciser ‘« l’intervention du juge judiciaire est actuellement le principal sinon l’unique instrument de contrôle déontologique des pratiques journalistiques’ » 887 .

Thierry Massis, avocat au barreau de Paris, distingue, dans le débat déontologique qui anime les médias, toute une tendance doctrinale et professionnelle qui tendrait à renforcer la responsabilité du journaliste par la mise en place de règles déontologiques :

  • La tendance restrictive qui estime que la source des devoirs des journalistes c’est le droit du public de recevoir des informations. Dès lors les devoirs des journalistes ne sont que la conséquence de la liberté de la presse. La Charte de Munich s’inscrit typiquement dans cette tendance : ‘« De ce droit au public à connaître les faits et les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes’ » (préambule de la Charte de Munich, 1971).
  • La seconde tendance est de reconnaître, au-delà des principes posés par la loi de 1881, l’existence d’une responsabilité générale pour faute sur le fondement de l’article 1382 du code civil. Cet article détermine la responsabilité de l’individu et dispose que tout individu qui a commis une faute doit en réparer les conséquences. Thierry Massis souligne alors que ‘« le caractère général de cette disposition permet d’affirmer que l’inobservation d’une déontologie s’assimilerait à une faute civile. Dans cette optique, c’est le juge qui définirait une déontologie »’ 888 .
  • La troisième tendance est la création d’un organisme indépendant constitué de personnes représentatives dans le domaine de la presse qui aurait pour objet d’être garant de la déontologie des journalistes.

Or, de ces trois tendances, une seule est réellement effective : la référence à l’article 1382 pour qualifier la faute journalistique. La première tendance pâtit d’une absence de reconnaissance commune et s’applique tous azimuts dans les médias. Nous l’avons déjà observé, les productions normatives des médias français rappellent leur attachement au droit du public à l’information mais avec des écarts d’appréciation manifestement irréductibles. Ces productions laissent d’ailleurs certains juristes dubitatifs, tel Joël Moret-Bailly qui y voit ‘« un choix politique, une manière pour les éditeurs de se protéger »’ 889 . D’autres, comme Pierre Cramier, qualifient la tentative d’autorégulation de la profession ‘«d’échec’» et d’expliquer : ‘« L’idée d’un encadrement de la déontologie destiné à lui conférer une valeur contraignante se heurte au refus de la plupart des journalistes qui voient dans l’éthique une simple affaire de conscience individuelle et rejettent l’idée d’une intervention extérieure dans ce domaine fût-elle l’œuvre de pairs. Les rares tentatives recensées de ces dernières années en vue d’instaurer un organisme indépendant n’ont pu aboutir en raison des résistances opposées par les professionnels concernés et les modes de régulations internes aux entreprises d’information n’ont guère eu de succès’ » 890 . La troisième tendance semble en effet vouée à l’échec notamment parce que la concertation entre les professionnels de l’information n’a jamais pu aboutir sur un consensus. Reste la seconde tendance, celle de l’application des dispositions légales et notamment l’article 1382 du code civil. Il semble d’ailleurs que cette tendance soit de mise par défaut car elle suscite, selon les propos de Thierry Massis « une controverse passionnée » 891 . En effet, l’auteur nous rappelle que la cour d’appel de Paris cantonne l’art. 1382 : ‘« les juges de fond se révèlent très réticents à l’égard d’une application générale de cet article car, selon eux, la responsabilité civile d’un organe de presse ne peut être engagée que s’il y a eu méconnaissance de la loi du 29 juillet 1881’ ». Or la cour de cassation a pris le contre pied de cette analyse en considérant que ‘« rien n’autorise à limiter en matière de presse la portée de l’article 1382 ’». Toute la jurisprudence témoigne d’ailleurs de cette interprétation extensive de l’article 1382 et Thierry Massis de conclure : ‘« l’application de l’article 1382 sur le fondement d’une faute du journaliste pose de grandes difficultés. En effet, la tentation est grande d’utiliser cette disposition pour contrôler la pensée d’autrui’ » 892 .

Notes
884.

Cité dans le Livre Blanc du SNJ, 1993, p 55.

885.

Moret-Bailly J., entretien daté du 27 avril 2000.

886.

Derieux E., correspondance électronique du 5 janvier 2002.

887.

Cramier P., « L’encadrement de la déontologie journalistique : le rôle des associations de téléspectateurs et la question de l’intérêt de l’agir du public », in Petites Affiches, Le quotidien juridique, 388e année, N°124, 23 juin 1999, p 4.

888.

Massis T., « Le droit du citoyen à l’information dans la jurisprudence française », in Gazette du Palais, vendredi 9, samedi 10 février 1996, p 5.

889.

Moret-Bailly J., entretien daté du 27 avril 2000.

890.

Cramier P., op. cit., p 4.

891.

Massis T., op. cit., p 5.

892.

Idem.