2) L’inquiétude des éditeurs

Les premiers concernés par cette disposition se disent préoccupés. En effet, selon l’enquête conduite par François-Xavier Alix auprès des ‘« 28 grands témoins’ » de la presse française et dont le premier volet posait la question suivante : ‘« Quel jugement portez-vous sur le cadre législatif régissant l’exercice de la liberté de la presse en France ?’ », les réponses traduisent une certaine inquiétude. Le contexte, qui ne cesse de s’aggraver, est jugé ‘« beaucoup trop restrictif’ » et le directeur d’un grand quotidien national d’ajouter ‘« la presse est très dépendante de l’appréciation des juges. Il y a un trop plein d’encadrement même quand il y a de bonnes raisons (loi Gayssot) ou de mauvaises (le pouvoir qui se protège) ».’ Nombreux sont les éditeurs de presse à considérer que « les textes réglementaires sont dirigés contre la presse » ou encore que ‘« toute mesure nouvelle serait restrictive des libertés »’. Certains approfondissent même l’analyse en soulignant que ‘« les tribunaux créent sans cesse du droit par des juges qui connaissent mal la nature de l’information et les impératifs des médias ’». Pour pallier le problème, certains avancent des solutions qui sont loin de faire l’unanimité. Ainsi, il est proposé de ‘« distinguer ceux des éditeurs qui font commerce de la transgression permanente et les autres »’ et de préciser ‘« en droit de la presse, la notion de récidive n’existe pas ».’ D’autres mettent en exergue l’expérience de la République des Pyrénées qui, depuis la fin de l’année 1997, dresse un recensement exhaustif de toutes les critiques et réclamations. L’objectif serait alors d’en établir la typologie, d’en dégager des règles professionnelles destinées à les éviter, règles qui serviront à étoffer une charte. L’inquiétude des éditeurs de presse porte aussi sur la manifestation du public à une «‘dérive américaine’ » encouragée par certains avocats, dérive qui porte le public à de nouvelles revendications en matière de dommages intérêts comme de rectifications. La recrudescence du droit de réponse, principe auquel sont attachés les éditeurs, est d’ailleurs qualifiée de ‘« phénoménale’ » et son usage souvent ‘« abusif’  ».

L’ensemble de ces constats et critiques nous a conduits à observer la déontologie, au-delà de ce que Pierre Legendre qualifie de ‘«foire sociale aux discours’ » 893 , comme une production juridique à part entière. En effet, s’il apparaît difficilement envisageable de revenir sur l’arsenal juridique en matière de droit de la presse, reste toutefois aux entreprises de presse et, in fine, à la profession, la possibilité d’édicter leurs propres règles déontologiques, distinctes des règles juridiques, et constitutives d’un ‘« infra-droit’ » qui peut accéder à la juridicité s’il est sanctionné par la jurisprudence ou la loi.

Joël Moret-Bailly, qui a étudié, classé et analysé ‘« les manifestations des déontologies en droit positif »’, constate que ‘« les déontologies semblent se manifester sous des formes juridiques très variées, résultant d’initiatives administratives, étatiques, associatives et professionnelles’» 894 . Si ces déontologies sont souvent présentées comme un droit créé par des professionnels, Joël Moret-Bailly pondère quelque peu cette affirmation. En effet, il a constaté que trois acteurs au moins interviennent dans l’élaboration de la plupart des codes de déontologie : les organismes professionnels (par exemple le conseil national de l’ordre des médecins), le conseil d’État (forme majoritaire des codes de déontologie) et les organes administratifs 895 . Son analyse des différents types d’activités régies par les déontologies révèle que ‘« les journalistes, au même titre que les personnels de la police nationale, les chercheurs du domaine biomédical, les sportifs, les personnels des entreprises financières ou encore les entreprises, chefs d’entreprise ou managers, appartiennent aux professions non libérales dotées de déontologie qui ne sont pas organisées par l’État sous forme disciplinaire juridictionnelle »’. On parle alors de déontologie extra étatique. L’auteur précise que : ‘« ce sont des professions à propos desquelles on peut relever une grande abondance discursive, révélatrice d’importants enjeux sociaux comme par exemple la déontologie des journalistes »’ 896 . Sur ce dernier point, Joël Moret-Bailly consacre un paragraphe et explique d’emblée que, seule la déontologie du service public de la radiotélévision relève du droit étatique. Pour le reste son constat reste sévère : ‘« l’application de règles déontologiques extra étatiques applicables à la pratique journalistique ne peut être qu’éclatée, du fait de l’absence d’une organisation unifiée de la profession »’ et d’ajouter ‘« mais il faut nuancer l’ensemble de cette analyse en la replaçant dans son contexte. En effet celle-ci se base sur le postulat implicite que les journalistes sont ou peuvent être indépendants. Mais si l’indépendance des journalistes n’existe pas, si leur activité dépend d’autres logiques – notamment économiques – qu’une logique strictement professionnelle, d’éventuelles règles déontologiques n’ont aucune chance d’être appliquées. Dans ce cadre, on peut noter que les patrons de presse sont opposés, dans leur majorité, à la démarche déontologique, celle-ci étant facteur d’indépendance de leurs personnels ’» 897 .

Ce préambule à notre analyse des discours juridiques témoigne de l’épineuse question des relations presse/justice et de l’absence manifeste d’organisation de la profession à l’égard de cette question. A défaut de références communes, le juge fonde sa décision sur la base de l’article 1382 qui consacre la responsabilité civile et lui permet de qualifier la faute journalistique. Or qu’observe-t-on en réaction à cette instauration, par défaut, du juge comme juge naturel de la déontologie des pratiques journalistiques ? Un réflexe autarcique de la part des éditeurs de presse qui entendent gérer eux-mêmes l’espace médiatique dont ils ont la responsabilité, sans même ressentir la nécessité d’une concertation. Est-ce là une réponse aux propos de Philippe Meyer qui parle de ‘« pouvoir déontologique qui n’est pas prêt d’être partagé ’» ? Ce ne peut être qu’une hypothèse qui reste, cela dit, probable. Il n’en demeure pas moins que la définition du ‘« bien faire’ » des pratiques journalistiques revient, en cas de conflit et en dernier ressort, à l’appréciation du juge.

Notes
893.

Legendre P., « La loi, le tabou et la raison », in Télérama, n°2555, 30 décembre 1998. L’historien du droit écrit ceci, à propos du retour de l’éthique : « Je suis en désaccord avec nos mises en scène de l’éthique peu opérante en fait. Le cas français est révélateur. Au plan formel des procédures qui, toujours abritent des rapports de pouvoir, il est significatif qu’un comité national soit systématiquement présidé par un médecin ou un biologiste. On ne peut être juge et partie ».

894.

Moret-Bailly J., op. cit., 1996, p 52.

895.

Ibid., p 84.

896.

Ibid., p 195.

897.

Ibid., p 130.