II) L’exhortation éthique des magistrats : entre objectivité et indépendance journalistiques

Avant d’observer la tendance actuelle à l’égard du droit de la presse et de présenter, dans ses grandes lignes, la chambre unique de la presse, nouvellement créée, nous dégagerons de notre corpus juridique un certain nombre de recommandations d’ordre éthique.

A l’instar de la cour de cassation, nous ne jugerons pas du fond des affaires mais de la forme et notamment celle qui conduit les magistrats à préciser une éthique professionnelle des journalistes. Quelles que soient les circonstances, le magistrat est amené à motiver les choix qui président ses décisions en même temps que de démêler l’écheveau de la vérité, notamment du fait diffamatoire (Y a t-il eu, ou non, volonté de nuire ?). L’articulation de la décision juridique portera tantôt sur l’appréciation de la loi, tantôt sur la qualification, censée être objectivée, de ce qui relève du bien faire de la pratique journalistique. Ainsi, le magistrat invoquait :

Avant d’en arriver à l’analyse, rappelons que l’essentiel des affaires jugées, l’est sur la base de la diffamation et de l’atteinte au respect de la présomption d’innocence et de la vie privée.

Dans ce type d’action en justice, les magistrats exhortent les journalistes à une conduite honorable en vertu d’un certain nombre d’obligations qualifiées de professionnelles ou de déontologiques : loyauté, objectivité, indépendance, prudence, exactitude, crédibilité, circonspection. Il paraît évident que si notre corpus avait été plus large, le nombre de valeurs attachées à la pratique journalistique aurait, sans doute, lui aussi augmenté.

Notre première remarque concerne le choix des valeurs énoncées par les magistrats. Sans doute se réfèrent-elles à ce que l’on pense communément d’une pratique journalistique vertueuse : indépendance et objectivité. Or l’application de ces deux notions dans la pratique professionnelle nous laisse sceptique. Indépendance, certes, mais vis-à-vis de quel pouvoir ? La question peut paraître naïve mais elle demande à être précisée. Quant à la notion d’objectivité, chacun s’accorde, dans la profession, à lui préférer celle d’honnêteté. Au-delà de ces deux exemples auxquels on pourrait ajouter celui de la notion de prudence, il convient de s’interroger sur les références qui s’offrent au magistrat pour qualifier le bien faire du travail journalistique. Aucune, à l’évidence, tant leurs qualificatifs paraissent éloignés de la réalité des pratiques et notamment celle de l’urgence. Cela dit, ces exhortations peuvent être considérées comme une visée du bien faire de la pratique journalistique et, finalement, conduire à une pratique vertueuse. Encore faudrait-il qu’elles fassent l’objet d’une recension plus exhaustive que nous l’avons fait et qu’elles soient centralisées par un organisme indépendant tel un ‘« observatoire des médias’ ». Or ce n’est manifestement pas la tendance actuelle des éditeurs de presse qui préfèrent en passer par la rédaction de chartes internes afin d’éviter les contentieux mais aussi par la critique, sans ménagement, du droit de la presse tel qu’il est appliqué. Dans un ton qu’il qualifie plus ‘« civique que polémique’ », Georges Kiejman rappelle une anecdote qui en dit long sur la manière dont la presse appréhende son environnement juridique. Il souligne que ‘« C’est à cette application tempérée de la loi de 1881, application protectrice des individus, ces individus qui constituent la démocratie si souvent invoquée par la presse, que la nouvelle jurisprudence de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation a mis un terme »’ 898 . L’avocat du barreau de Paris poursuit son réquisitoire : ‘« remarquons tout d’abord que la presse, celle qui se dit la mieux informée, ne semble pas encore avoir appris cette « bonne nouvelle » puisqu’on pouvait lire dans L’Express : « De plus en plus, on poursuit au civil, une procédure plus rapide, plus discrète et plus efficace que la voie pénale. Si bien que le poids des procès sur les comptes des entreprises de presse s’alourdit de jour en jour. Quand la justice intervient, quotidiennement, plus insidieusement dans le processus d’élaboration des journalistes et des livres (…) quand elle censure une couverture, organise la ruine d’une maison d’édition, sanctionne des journalistes pour recels de documents ou met en garde à vue des journalistes d’une manière arbitraire, comment ne pas se demander si la prééminence du droit d’informer inscrite dans la convention européenne des droits de l’Homme subsiste toujours en France »’ et Georges Kiejman d’ironiser ‘« Éditorialistes de l’Express, de Paris Match, que tous ceux là se rassurent. Ils vont échapper à la ruine. C’en est fini de la menace qui pesait sur eux. C’en est fini de la protection abusive accordée par les juridictions civiles aux simples citoyens’ » 899 . Au-delà de l’anecdote, il semble important de dire qu’en effet la presse rencontre des difficultés pour appréhender les productions jurisprudentielles, sources d’incertitude. Ce qui conduit très souvent les éditeurs de presse à dénoncer les menaces judiciaires qui pèsent sur la profession 900 . Il s’exprime aussi, de leur part, une volonté de ne pas voir modifiée la loi de 1881 alors même que certains, au contraire, aspirent à la promulgation d’un code de communication plus clair, plus moderne et plus équitable, ‘« sans renoncer pour autant aux protections que la presse est légitimement en droit d’attendre, mais dont elle a tort de penser qu’elles ne peuvent être préservées que par la loi obsolète de 1881 »’ 901 .

Il n’en demeure pas moins que les magistrats participent à la construction d’un environnement pas seulement juridique mais aussi éthique de la pratique journalistique et qu’en l’absence d’une déontologie clairement formalisée, sur laquelle les magistrats pourraient s’appuyer pour qualifier la faute, ils contribuent à la diffusion de valeurs inhérentes au journalisme qui n’ont que peu d’influence sur la profession. Nous avons questionné Emmanuel Derieux concernant cette situation quelque peu ubuesque. Nous lui avons fait part de notre étonnement de voir les magistrats invoquer ‘« le respect des règles de la profession’ » ou encore ‘« le respect de l’éthique journalistique’ » et de nous interroger ‘« Mais de quelle éthique parle-t-on ? A quel(s) texte(s) les magistrats se réfèrent-ils ?’ Sa réponse ne mérite aucun développement : ‘« Il n’y a en France, si ce n’est la Charte de 1918 et quelques chartes propres à telle ou telle rédaction, aucun véritable texte. Les journalistes et parfois les magistrats n’hésitent cependant pas à se référer à cette «éthique journalistique » dont il n’y a aucun corps de règles ni aucun organisme qui en dégagerait les principes et veillerait à leur application. Face aux législateurs et aux juges, les journalistes se prévalent de cette éthique professionnelle, pour tenter d’écarter ainsi toute menace d’intervention législative ou judiciaire, ce qui, parfois se retournent contre eux puisque certains magistrats font référence à cette prétendue éthique journalistique »’ 902

Notes
898.

Georges Kiejman fait ici référence à l’arrêt rendu, le 18 mars 1999, par la 2ème chambre civile de la cour de cassation et publié au bulletin.

899.

Kiejman G., « L’intrusion de la loi de 1881 devant la juridiction civile », in actes du colloque « Le droit de la presse en l’an 2000 », Forum Légipresse, 1999, p 50.

900.

Voir, à cet égard, la réaction quasi unanime de la presse à l’égard du projet de loi Guigou.

901.

Kiejman, op. cit., p 52.

902.

Derieux E., correspondance électronique du 16 avril 2003.