« Le Journaliste »
« Affairisme et déontologie » -N°204 – 2ème trimestre 1987

Guy Lux inventant un jeu pour ‘« Intervilles’ » ayant pour décor un gigantesque paquet de lessive (Omo), les lauréats des jeux de Pierre Bellemare récompensés par des prix offerts par des firmes dont le logo apparaît simultanément sur l’écran de TF1, la météo dissociée du journal de 20 heures pour pouvoir intercaler une page de publicité…il n’y aura bientôt plus que Mme Daisy de Galard, membre de la CNCL, pour s’en offusquer et qualifier cette pratique de ‘« pollution de l’antenne’ ». La ‘«pub’ » envahit un peu plus chaque jour la vie du citoyen consommateur et constitue un élément essentiel de la commercialisation des produits. Comment s’étonner que la télévision, miroir de notre société, puisse échapper longtemps encore à la tentation du profit que génère ce secteur d’activité. Jean-Claude Dassier, chargé des relations publicité programmes à TF1 déclarait récemment qu’il ‘« refuse plus de contrats qu’il n’en accepte’ ». Tendance naturelle, sans aucun doute, mais qui a été très favorisée par la loi Léotard de 1986. La privatisation de TF1, ainsi que le lancement de deux chaînes généralistes –la 5 (groupe Hersant) et la 6 (Groupe RTL) – ont provoqué une flambée des tarifs et une ouverture des vannes publicitaires qui semblaient l’apanage des seuls américains. Le football, en particulier, a su tirer profit du jeu de l’offre et de la demande, affranchi du verrou du service public. TF1 a signé avec les dirigeants français du ballon rond des contrats exorbitants : quatre matches à 6 millions chacun (trois pour l’équipe nationale, plus la finale de la Coupe de France), auxquels s’ajoutent quarante-cinq «‘Télé-foot’ »dominicaux à 1 million de francs l’unité ! Pour sa part, Canal Plus s’est assuré la retransmission de vingt rencontres de championnat (avancées) sur la base de 2,5 à 3 millions par match. Mais gardons-nous de jouer les vierges effarouchées devant un phénomène commercial, qui allait devenir un phénomène de société né, il y a un siècle, sur l’initiative d’émile de Girardin. On se souvient de cet éditeur, soucieux d’amortir le coût de fabrication de son journal et de le mettre ainsi à la portée du plus grand nombre, eut l’idée d’introduire dans sa ‘« feuille’ » des petites annonces payantes. La notion de média, support de publicité, était lancée. Mais certains élèves devaient rapidement dépasser le maître et faire de cette recette complémentaire la manne principale de la presse. A ce stade, on touche alors aux limites compatibles avec les règles du journalisme. Ainsi le dernier dimanche de juillet, TF1 retransmettait le grand prix d’Allemagne de Formule 1 sponsorisé par Esso, ainsi que la rencontre de Coupe Davis, France –Suède (match décisif Leconte-Carlsson) sans oublier l’inévitable tiercé, ce fleuron du patrimoine national…Comme la course automobile n’offrait aucun suspense ( c’est souvent le cas), le chargé de la coordination ‘« bascula »’ sur Fréjus où Leconte disputait alors un set décisif. Las, c’était bientôt l’heure du Tiercé et le moment, pour TF1, de s’acquitter de ses obligations envers la puissante société d’encouragement durant un quart d’heure d’horloge. Pendant ce temps, à Fréjus, les derniers espoirs de l’équipe de France s’étaient évanouis avec la défaite de Leconte. Nul n’a su comment. Le tiercé d’abord. A la faveur de cet exemple –il y en aurait d’autres – on mesure les dangers du système. Visiblement ce dimanche là, le présentateur journaliste, qui disposait d’un écran de contrôle lui indiquant que l’événement sportif majeur se situait alors à Fréjus –et non sur-le-champ de course – n’avait pas la maîtrise de la hiérarchie des images : la tiercé ça paie, le tennis pas ! Dans cette même veine, on raconte cette anecdote récente relevée au cours d’un comité de rédaction dans une société de télévision commerciale. Un des principaux responsables suggère de réaliser un reportage sur ce sujet. La proposition tombe à plat. Il insiste, assez lourdement. Quelqu’un ‘« Pourquoi choisir ce sujet apparemment hors actualité ?’ » -Réponse : ‘«On nous offre de la sponsoriser ’». Les journalistes que nous sommes, tant de la presse audiovisuelle que la presse écrite, constatons à bien des signes annonciateurs qu’un certain ‘« climat d’affairisme’ » progresse à vive allure dans le secteur de l’information, dont la mise en œuvre de la loi Léotard a été le détonateur. Certes, la publi-information et autres rubriques ‘« pratiques’ » de magazines féminins n’avaient pas attendu le 16 mars 1986 pour séduire les annonceurs publicitaires. Mais avec la privatisation de TF1, c’est un pan essentiel de la digue que constituait le service public de l’information de masse dans le système en vigueur depuis plus de quarante ans qui s’est effondré. Cela mérite réflexion et exige un débat de fond. La loi de 1986 précise que les chaînes publiques ne peuvent parrainer que ‘« celles de leurs émissions qui correspondent à leur mission en matière éducative, culturelle et sociale’ ». Elle laisse à la CNCL le soin d’élaborer un code de déontologie. Pour les chaînes commerciales, un décret gouvernemental autorise l’apparition des marques à l’antenne, mais la CNCL pourrait affiner les règles du jeu. Voilà pour les programmes. En revanche, il ne saurait être question d’aménager selon les nouveaux critères commerciaux les émissions d’information. Du moins en théorie. Dans la pratique quotidienne, il incombera aux journalistes de veiller au respect des règles traditionnelles du journalisme. Ce ne sera pas toujours facile. C’est pourquoi le bureau national du SNJ a décidé d’en faire le thème principal du prochain congrès (du 1er au 3 octobre, à Chalon-sur-saône). Les principes inscrits dans la charte du journaliste, dès 1918, doivent continuer d’inspirer les professionnels que nous sommes. C’est l’honneur du SNJ que d’en être le dépositaire et le défenseur.