« Pour une charte du journaliste » - N°210 – 1er Trimestre 1989

La communication est, par excellence, le secteur d’activité qui dès 1993, si ce n’est avant, offrira un champ d’application à la mise en œuvre de l’Acte unique européen. Le lancement et la mise en orbite de plusieurs satellites de communication, dont TDF1, réduiront à néant les protectionnistes nationaux en matière de diffusion des nouvelles. Pour ce qui relève de l’information, les journalistes –spécialement ceux travaillant dans l’audiovisuel – vont être confrontés à des problèmes nouveaux, relevant à la fois de leur éthique particulière (indépendance plus difficile à exercer, poids des intérêts commerciaux…) et la diversité de leurs statuts sociaux et professionnels (recrutement, formation, droits d’auteur, droits syndicaux). La convention européenne des droits de l’Homme, premier traité international conclu au sein du Conseil de l’Europe en 1949 et assurant une protection effective des droits et des libertés fondamentales, ne porte cependant que sur les droits civils et politiques. Pour ce qui est des droits économiques et sociaux, c’est à la Charte sociale européenne –signée le 18 octobre 1961 et entrée en vigueur le 26 février 1965 après ratification par cinq états – qu’il convient de se référer (même si certains des 38 articles qui la composent n’ont qu’un lointain rapport avec l’exercice du métier de journaliste). D’où la nécessité d’une Charte du journaliste ‘« européen’ » fondée sur trois observations : 1- le développement technologique des moyens de communication fait désormais de la Terre le grand village selon l’expression chère à Mac Luhan. Une avalanche d’informations, véhiculée par les satellites, risque donc de s’abattre sur les populations européennes. Mais cette surinformation peut rapidement, par effet de saturation, aboutir à une désinformation du public si elle n’est pas canalisée. Seul le savoir-faire sélectif du journaliste professionnel peut éviter ce dérapage. Or, il n’est pas sûr que tous leurs employeurs partagent ce point de vue, certains chantant au contraire les vertus d’une information brute, sous forme de flashes, sans ‘« cadrage historique’ » et, a fortiori, sans commentaire. La crainte de ‘« l’incident diplomatique »’ avec un pays voisin, ‘« arrosé’ » par TDF1, ne fera qu’encourager cette politique de prudence…2- la concentration des moyens d’information sous la coupe de quelques grands groupes multimédias, seuls capables d’amortir les investissements importants exigés par le progrès technologique, porte en germe la menace d’un rétrécissement du pluralisme des sources d’information. Or, comme le soulignait de façon prémonitoire le Conseil de l’Europe dans une recommandation en janvier 1970 : ‘« l’Organisation interne des moyens de communication de masse doit garantir la liberté d’expression des rédacteurs responsables dont l’indépendance doit être préservée »’. La préoccupation dominante de profit des groupes multimédias est-elle compatible avec cette garantie de véritable liberté d’expression ? Dès l’origine, l’entreprise de presse n’a jamais été indépendante du marché : même si théoriquement, son but principal n’est pas le profit, une publication ne peut échapper aux lois de la rentabilité. L’information a donc toujours été la résultante d’un équilibre subtil entre des exigences parfois contradictoires : informationnelles et économiques. Des crises ont ponctué, depuis cent ans, ce fragile arbitrage.

La normalisation

Mais le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est d’une autre nature. De la crise, on passe à la normalisation. Le coût de la modernisation des entreprises de presse, la concurrence impitoyable entre les médias pour s’assurer la priorité des informations, les lourds investissements exigés pour le recours aux moyens de communication les plus sophistiqués (satellites) ont, peu à peu, immergé le secteur de l’information dans le système industrialo-financier (banques, groupes d’affaires) et consacré la prépondérance de la publicité comme mode indispensable de financement. La concentration est souvent l’expression ultime de ce souci de rentabilité. Le double mouvement économique (financier et publicitaire) d’intégration de l’entreprise d’information dans le système mercantile va rendre le ‘« produit journalistique’ » encore plus vulnérable aux sollicitations, voire aux exigences des règles commerciales. Les arbitrages seront soumis à une double pression : d’abord interne, à travers les actionnaires (généralement guidés par le profit) ; ensuite externe, par l’entremise des publicitaires (qui protègent les intérêts de leurs agences et de leurs clients). L’entreprise d’information perd ainsi sa spécificité. Elle se banalise en devenant, lorsqu’un sujet est ‘« sensible’ », un simple relais des stratégies d’acteurs économiques dont les préoccupations sont étrangères à l’information. Que reste-t-il alors de la liberté de la presse, exigence fondamentale de la démocratie, et de l’indépendance des journalistes, garants de cette exigence ?

Le statut du journaliste européen doit être renforcé à la mesure de cette menace potentielle contre le pluralisme. En effet, l’affirmation institutionnelle du droit à l’information dans les douze pays de la communauté européenne constituerait une garantie pour l’opinion publique et une exigence fondamentale susceptible d’être invoquée par les journalistes en cas de différend sur le traitement de l’information, notamment au sein des grands groupes multimédias. ‘« Si ces garanties étaient assurées, le droit à information pourrait être satisfait même dans les situations de monopole qui tendent malheureusement à se généraliser dans la plupart des pays’ », écrivait le professeur André Paysant, de l’université de Caen, dès janvier 1973, dans une étude sur le ‘« droit à l’information’ ». Dans le même esprit, la Déclaration de Munich (1), concluant les travaux d’une rencontre internationale de journaliste, affirmait : « Le droit à l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout être humain. De ce droit du public à connaître les faits et les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. ‘« La responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics ’». L’éthique professionnelle du journaliste serait également renforcée si la protection des sources d’information lui était officiellement reconnue, en cas de procédure judiciaire impliquant son témoignage. Il y va de la garantie d’anonymat que le journaliste doit à son réseau d’informateurs. La mise en œuvre de l’Acte unique pourrait être l’occasion de généraliser ce droit, déjà reconnu dans quelques pays européens.