« Journaliste, qui t’a fait juge ? » - N°216 – 3ème trimestre 1990

De Timisoara à Bagdad, d’exclusivités monnayées en ‘« scoops’ » ‘« bidons’ », l’année qui s’est écoulée, si puissant que fut le vent de liberté qui l’a traversée, aura été rude pour notre profession. Laquelle découvre (ou redécouvre) que toute liberté – y compris celle de la presse – a son revers ; Que la liberté des journalistes, exercée sans conscience, sans principes, sans règles peut attenter à la liberté des citoyens ; que rien ne se prête mieux à la manipulation que l’information ; Que la loi du marché n’est pas garante de qualité, mais seulement d’efficacité marchande ; Que la concurrence ne promeut pas nécessairement le pluralisme ; Que le développement des nouvelles technologies de l’information se fait plus au profit des marchands de communication que des acteurs de l’information ; Que la course à l’immédiateté se fait au détriment de la médiation ; Qu’en souscrivant les journalistes contribuent à la banalisation de leur profession par la transformation de l’univers des ‘« mass media »’ en un simple supermarché de messages.

Une double solidarité

Dresser ce constat, ce n’est pas prétendre que de telles dérives datent d’hier ou d’avant-hier : les journalistes –français ou pas – ont de tous temps eu des problèmes déontologiques. Ils ont tenté d’y apporter des réponses adaptées à l’époque. La ‘« Charte’ » (SNJ) de 1918 procédait de cette démarche généreuse, ambitieuse mais, avouons- le, pas très efficiente. Elle indiquait la voie : il aurait fallu, il faut aller plus loin. Ce constat n’est pas davantage résignation au pire. Les vieux réflexes corporatifs et conservateurs d’une profession proclamant son droit universel à la critique mais prétendant échapper à toute mise en question, au nom d’une sorte de sacerdoce autoproclamé, cette solidarité irréfléchie d’une famille avec ses membres les moins solidaires ( par le statut, les rémunérations, les pratiques…) tout cela commence à se fissurer. Nous sommes en effet de plus en plus nombreux à refuser de sacrifier notre citoyenneté à notre profession, notre solidarité avec les hommes et les femmes de la Cité à notre solidarité professionnelle. Or lorsque je lis mon journal c’est le citoyen en moi qui s’intéresse, s’interroge et parfois s’indigne. S’indigne de la vie privée de ses concitoyens piétinée, saccagée, fouillée comme un terrain vague. De la présomption d’innocence délibérément ignorée (parce que le ‘« présumé auteur d’un meurtre’ » c’est cent fois moins vendable qu’un ‘« assassin’ » - forcément odieux). Des non-lieux ou des acquittements qui font des entrefilets discrets, alors que les arrestations ou les inculpations ont fait la une. Des informations assénées sans vérifications et des rectificatifs publiés avec réticence. De la souffrance d’autrui muée en marchandise et spectacle, servie toute chaude à l’heure où il faut doper l’ »audimat » pour mieux vendre la publicité (combien a rapporté à nos télévisions l’agonie en directe de la petite colombienne prisonnière de la boue en novembre 1985 ?) A quoi l’on nous répond habituellement que la «‘bavure’ » ne condamne pas l’institution, et que quelques brebis galeuses ne représentent pas une profession. C’est oublier que, responsables de ces pratiques scandaleuses, les journalistes vedettes qui, en général, représentent aux yeux du public et des pouvoirs publics une profession dont ils sont si peu représentatifs, les assument et les justifient. Qu’ils s’appellent Michèle, Patrick, Guillaume ou Christine, c’est toujours la même antienne de la liberté indivisible face à un public responsable. Comme si être journaliste ce n’était pas à la fois être libre et responsable. Longtemps, convenons-en, nous avons pensé que, de même que la démocratie est ‘« le plus mauvais des systèmes à l’exception de tous les autres’ », une liberté de la presse sans entraves était le moins mauvais, donc le meilleur des régimes possibles. Pour les journalistes, bien sûr, mais pour les citoyens également. Par référence à tous les régimes totalitaires passés et présents, dont aucun ne s’accommode d’une presse libre. Si rien n’est jamais acquis définitivement, admettons que nos sociétés occidentales (rejointes progressivement par les pays de l’Europe de l’Est) sont de solides démocraties et des états de droit. Est-il alors évident que la presse conserve le même rôle de contre-pouvoir ? Et en tout cas, ce pouvoir s’exerce-t-il effectivement au service du citoyen contre les abus du pouvoir ? La presse n’est-elle pas devenue, en fait une sorte de pouvoir supplémentaire s’exerçant, selon les cas, selon des fluctuations. Les journalistes ne sont pas les premiers responsables mais qui les impliquent totalement – soit en faveur des citoyens, soit contre eux ? ‘« Contre-pouvoir’ » ou ‘« quatrième pouvoir’ » reconnaissons que les médias dispose notamment par leur action de concert et de ‘« reprise’ » immédiate de plus en plus fréquente, d’une information par cinq chaînes TV, dix radios, cent journaux…d’un pouvoir redoutable. Le pouvoir (politique et judiciaire) hésite à l’affronter ; quant au particulier il est toujours à armes terriblement inégales face aux médias. Et puis comment croire qu’un pouvoir sans limitations réelles, un pouvoir absolu échappe aux errements de tout absolutisme ? De l’investigation à l’inquisition. Comment suivre, les yeux fermés, ces confrères qui –par exemple – légitime la violation, par principe et de manière discrétionnaire, de la présomption d’innocence le secret d’instruction et de l’autorité de la chose jugée, au nom d’une mission supérieure qui serait de corriger les erreurs l’institution judiciaire, et plus généralement les ‘« malfaçons’ » de notre société ? Comme si les insuffisances hélas évidentes de la justice pouvaient être corrigées par l’institutionnalisation d’un journalisme policier, d’un journalisme procureur, d’un journalisme procureur, d’un journalisme juge. Comme si, libre de bafouer quelques-uns des principes qui ont fondé la République, un tel journalisme ne basculerait pas – n’a pas déjà un peu basculé – de l’instigation dans l’inquisition. Quand même les journalistes ne prendraient pas spontanément conscience des risques d’une telle dérive, le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire se chargerait d’y mettre obstacle, après une décennie de cécité complaisante pendant laquelle les tribunaux étaient peu enclins à sanctionner les délits de presse, et les hommes politiques – même les plus malmenés – célébraient les mérites du quatrième pouvoir avec l’espoir de se le concilier.

Retour à la répressivité

Ces derniers mois, les choses ont changé. Plusieurs hommes politiques (de Jack Lang à Jacques Chirac) se sont interrogés sur les moyens de mieux protéger les droits individuels face au pouvoir des organes de presse. Les avocats du SAF (dont le SNJ est proche) se sont ouvertement inquiétés lors de leur IXe colloque des atteintes des médias à la présomption d’innocence. Les juges ne restent pas à l’écart de ce mouvement, et il semble qu’on assiste relatif retour à la répressivité en matière de délits de presse. Plusieurs jugements récents dénotent, bien au-delà de l’application stricte du principe de réparation, la volonté de certains magistrats de juger également des ‘« méthodes journalistiques’ » condamnables au moins autant au regard de la déontologie que de la loi : ainsi de l’interview piège (enregistrement fait à son insu) de Roger Garaudy par un mensuel spécialisé en ce domaine ou des photos surprises au téléobjectif de Simone Weber dans sa prison. Au besoin aussi les juges n’hésitent pas à appliquer extensivement la loi de 1881 : on l’a vu avec les récents ‘« référés’ » (juridiquement discutables) obtenus par Bernard Kouchner contre France-Soir et Le Parisien ou Jean-Christophe Mitterrand contre L’ é vénement du jeudi. Au-delà du débat de droit ces affaires doivent faire réfléchir sur le prévisible ‘« retour de manivelle’ » : on peut passer très vite d’un laxisme judiciaire (qui n’assurait plus la protection élémentaire des citoyens) à des abus de procédures (qui risquent d’entraver effectivement la liberté d’informer). Et ne nous y trompons pas : derrière eux deux ou trois procédures discutables, où la presse peut dénoncer une raison ‘« raison d’état ’» liberticide, ce sont cent, mille procès possibles qui se profilent, où de simples citoyens pourraient demain – pour peu que s’instaure en France une jurisprudence à l’anglo-saxonne –demander réparation effective et non seulement symbolique des atteintes portées quotidiennement à leur honneur, à leur réputation, à leur image, à leur vie privée, à leur présomption d’innocence. Quel état de droit, quel citoyen épris de liberté peut accepter de laisser sacrifier quotidiennement, sur l’autel de la liberté de la presse », ce que l’on a justement appelé, en titre d’une émission de télévision, ‘« l’honneur perdu des innocents’ » - ces citoyens jugés avant tout procès, à la ‘« une’ » de nos journaux, jamais vraiment réhabilités, et réduits à préférer encore ‘«l’oubli à la réparation’ ». Cessons de ne voir que l’odieuse ‘« raison d’état’ » brimant la ‘« liberté de la presse’ » alors que ce sont les droits fondamentaux du citoyen qui sont, quotidiennement, sous le régime désuet de la loi 1881 et en l’absence de règles déontologiques objectives, menacés par l’usage effréné du « libéralisme économique de presse » : surenchères du sensationnel, faux scoops, guerre de l’audimat, bidonnage…ne sont pas seulement une dépravation du journalisme, ils s’exercent au péril des libertés fondamentales.

Une double logique

Une double logique à la fois commerciale et professionnelle va, dans les dix années, nous confronter de plus en plus durement, à des problèmes qui ont été ici évoqués, et qu’on pourrait ainsi résumer : ‘« Qui t’a fait juge ? ’» A cette question du citoyen et des pouvoirs l’un et les autres lui demandant de plus en plus de rendre des comptes, le journaliste doit pouvoir répondre, avec une clarté qui lui est aujourd’hui encore interdite : 1- je ne suis pas juge, mais journaliste 2- Ce qui m’a fait journaliste c’est ma formation, une compétence, une expérience, voire une notoriété. 3- Journaliste, je reconnais comme tout citoyen le pouvoir du juge ; mais je rends d’abord des comptes à mes pairs, comme ils ont à m’en rendre 4- Journaliste, si j’ai porté tort à un citoyen, je m’engage à les reconnaître et m’oblige à les réparer.

Des vieux principes

Ces principes là sont vieux comme notre charte. Ils n’ont pas ‘« fait leur temps’ », ils sont au contraire tout neufs, trop neufs – car nous nous sommes jamais donnés les moyens de les mettre en pratique. Il s’agit de donner à notre profession, dans les faits et dans le droit, une dimension déontologique ‘(« déontologie = code moral des devoirs’) qui, formalisée, publique, reconnue par tous, fonderait sans contestation possible les libertés particulières de l’exercice du métier (lesquelles, pour l’instant, ne nous sont pas reconnues). Il y a à engager un énorme travail de réflexion, de proposition, d’action. Qui mieux que le SNJ, premier et principal syndicat de journalistes, qui dès sa fondation a ‘« parlé déontologie’ », pourrait le faire ?