« Notre déontologie n’est pas à vendre » - N°280 – juillet 1995

Alors que la loi Brachard, qui fonde le statut des journalistes, a aujourd’hui soixante ans, jamais ce statut, jamais la liberté de la presse n’ont été autant menacés. Et les menaces qui pèsent sur ces deux éléments essentiels de la démocratie sont d’autant plus inquiétantes qu’elles sont insidieuses, sournoises. Parce qu’elle a permis au journaliste de n’être pas tout à fait salarié comme un autre, la loi Brachard (qui fût en 1975 complétée par l’amendement Cressard qui a fixé le statut du ‘« pigiste’ », ce journaliste franc-tireur qui ne travaille pas en permanence pour le même journal ou pour le même média audiovisuel) lui a donné des moyens de résister aux pressions, internes ou externes, qu’il peut être amené à subir dans le cadre de l’exercice de son métier. Un métier qu’il doit pratiquer en ayant le souci de l’honnêteté intellectuelle et de la vérité des faits. Soixante ans plus tard, force est de constater que ce statut est aujourd’hui bien mal en point. Nombreux sont en effet les patrons de presse ou de l’audiovisuel qui tendent à le remettre en cause. Les statistiques de la commission de la carte d’identité professionnelle des journalistes montrent que le nombre de pigistes a quasiment doublé durant la dernière décennie. Encore convient-il de préciser que ces statistiques ne rendent que très imparfaitement compte de la situation puisqu’elles n’intègrent évidemment pas tous ceux, et ils sont nombreux dans les radios locales privées ou la presse spécialisée, à qui l’on refuse le statut de journaliste. Cette évolution se produit à un moment où l’on assiste à une véritable OPA sur la presse avec l’arrivée massive de groupes industriels ou financiers dans le secteur de la communication. La conjonction de ces deux phénomènes (précarisation croissante des journalistes et concentrations des médias entre les mains de quelques groupes industriels et financiers qui sont bien souvent intéressés aux marchés publics) n’est évidemment pas sans conséquence sur la production de l’information. Tout ceci s’organise à un moment où la profession de journaliste est confrontée à des évolutions sans précédent (développement de nouveaux médias, informatisation des rédactions, transmission des images par satellite, culte de l’audimat…) qui font que le journaliste est amené à travailler de plus en plus vite, au nom d’une lutte contre la concurrence de plus en plus exacerbée. L’histoire récente ne manque pas de ces exemples retentissants de dérapages journalistiques qui ont sérieusement altéré la crédibilité des journalistes, qui ont bien souvent aussi mauvaise presse que les hommes politiques. A l’heure où tous les partis politiques sont concernés par des problèmes de corruption, cette question prend évidemment une singulière résonance, que l’on ne saurait limiter aux affaires Botton-PPDA ou Carrignon-Dauphiné News. Car on sait bien que la Une, depuis qu’elle est passée sous le contrôle du groupe Bouygues, est d’une singulière discrétion à l’égard de tous les régimes dictatoriaux avec lesquels le ‘« roi du béton’ » entretient des relations d’affaires. Et qui peut dire, aujourd’hui, que la présence dans le capital de nombreux médias (nationaux ou régionaux, écrits et audiovisuels) d’industriels intéressés par les marchés publics ne sera pas sans conséquence sur la façon dont seront traitées les informations relatives aux collectivités locales avec lesquelles ces groupes sont en relation d’affaires ? Si l’on y prend garde, les journalistes pourraient bien, un jour, subir le même effet boomerang que celui que les hommes politiques connaissent actuellement du fait du télescopage entre les phénomènes de corruption et la loi de décentralisation. Pour l’USJF-CFDT, il est urgent que les journalistes se saisissent de ces problèmes de déontologie avant que d’autres ne le fassent dans des conditions qui, sous couvert de protéger la présomption d’innocence, risquent de mettre sérieusement en péril la liberté de la presse.

« Les sécateurs à l’œuvre »

La mission d’information de la commission des lois du Sénat a émis 23 propositions qui sont, à ce jour et mis à part l’amendement Marsaud d’illustre mémoire, l’expression la plus nette d’une intention précise : Celle d’accréditer l’idée que toute personne à laquelle s’intéresse un juge d’instruction doit être considérée comme innocente, et ce, alors même qu’elle fait l’objet de ce qu’on appelait jusque récemment une inculpation et qui est désormais dénommé avec plus de tact ‘« mise en examen’ ». On se gardera d’interpréter l’appellation du groupe parlementaire qui s’est voué à ces travaux : ‘« mission’ », cela vous a un son particulier ; mais on supposera qu’il ne faut y entendra aucune similitude entre le dessein de ces missionnaires et le projet de convertir et civiliser la peuplade primitive et cannibale que seraient les journalistes. Grande est cependant la tentation de replacer l’œuvre dont nous avons connaissance dans un contexte douteux, caractérisé par le choix des médias comme boucs émissaires de bien des malheurs. Suivant le vieil adage : plutôt la faute que le scandale, ce ne serait pas les faits, mais leur relation qui empoisonnerait la vie publique. Haro sur la presse ! Or, sur les 23 propositions censées confronter la présomption d’innocence, en même temps que le secret de l’instruction, force est de constater que 6 seulement concernent l’administration judiciaire et 17 visent la presse. Les propositions 21, 22 et 23, si elles étaient adoptées, achèveraient, nous semble-t-il, la transformation du système accusatoire français en une procédure plus proche de la pratique anglo-saxonne. Comment ne pas accueillir avec ferveur une réforme réclamée par les juristes les plus éclairés et notamment par le président de la Ligue des droits de l’Homme ? De même les propositions 6 et 7, tendant à éviter les mises en examen prématurées ou à les rendre susceptibles d’appel, paraissent excellentes. Quant à la proposition 18, devant rendre patentes les consignes du ministre (mais pourquoi lui seul ?) on ne saurait que l’approuver. Maintenant jetons un coup d’œil sur les précautions imaginées pour mettre la presse hors d’état de porter atteinte à la présomption d’innocence. Dans l’ensemble, il y a de quoi demeurer perplexe. Pourquoi avancer que chaque organe de presse se dotera d’une déontologie explicite ? La bonne règle devrait-elle n’être pas la même pour tous ? Essaye-t-on d’escamoter la Déclaration de Munich ? D’exonérer le patronat de sa fuite devant notre déontologie ? Ou bien de créer une réserve, comprenant le Canard Enchaîné et la Corrèze républicaine où serait relégué le franc parleur ? A bien y regarder, 7 autres propositions présentent un intérêt mineur. On change les noms. Ou bien on pousse à l’absurde un souci légitime : selon les propositions n°1 et 2 Zola aurait dû écrire son ‘« J’accuse’ » en ajoutant qu’il le faisait ‘« dans la présomption d’innocence’ » ! Le comble de l’hypocrisie est atteint lorsqu’il est proposé de sanctionner la publication de l’image d’une personne portant les menottes ou des entraves. Diable ! Comment se défendre de l’idée que c’est l’image qu’on veut interdire et non des pratiques réellement barbares, lorsqu’elles s’exercent à l’encontre de ‘« présumés innocents’ », de manière arbitraire. Ce qui laisse rêveur, c’est la proposition 18, qui vise, on ne sait comment, à remplacer la confidentialité et la réserve par un secret absolu. Voilà qui n’a pas de sens, à moins qu’on puisse désormais arrêter quelqu’un sans que personne en soit informé. Huis clos pour l’instruction : tel est le régime qui résulterait des interdictions méthodiquement dressées devant tout commentaire au droit de réponse ; la moindre parole de magistrat, d’un greffier ou d’un huissier ou, évidemment d’un avocat, lequel est même tenu responsable des actes de son client. Dans son exposé des motifs, la mission va jusqu’à écrire : ‘« la situation de l’avocat serait clarifiée’ ». Interdiction de publier toute pièce du dossier. Mais le juge lui, pourrait demander (par écrit) la publication de telle information qu’il jugera opportune. Même le procureur doit rester muet, sauf communiqué ‘« écrit’ » (c’est une manie ) Tout suspect, tous exposés à des intimidations, telle serait la règle pour protéger la présomption d’innocence. Il n’est plus question de terroriser les terroristes mais également, avec la presse, la machine judiciaire toute entière. En conclusion de cet examen peu réjouissant, il nous faut réserver une mention particulière à la recommandation n°2, qui voudrait que des sanctions disciplinaires s’appliquent au non-respect du secret de l’enquête et qu’en la matière, les ordres professionnels jouent leur rôle. Qu’est-ce que ce pluriel ? Il n’existe qu’en France q’un ordre ayant rapport avec la justice : celui des avocats ; ceux des médecins et des pharmaciens n’ayant manifestement rien à voir là-dedans. Alors ! Présume-t-on déjà qu’au terme de la recommandation, qui recommande aux journalistes une ‘« réflexion’ » sur leur déontologie, il sera possible de leur imposer un ordre ?