« Principes professionnels : ne nous laissons pas encoder »- N°38 - septembre 1998

Inventaire à la Prévert des tourments des journalistes à l’automne 1998

(…) E comme éthique : de toutes parts, sous couvert de respect de la présomption d’innocence, montent les menaces à la liberté d’informer. On n’a jamais autant parlé de chartes de codes pour mieux nous bâillonner.

Les journalistes sont contestés, et pas seulement en France ; nos pratiques professionnelles sont régulièrement mises en cause. Le procès qui nous est fait est alimenté par quelques dérapages tonitruants (Timisoara, fausse interview de Fidel Castro, photo truquées, etc.). Certains en profitent pour faire des amalgames et remettre en cause notre travail dans le traitement des affaires. Il est incontestable que la profession doit réfléchir en permanence sur ses pratiques, surtout dans un environnement en plein bouleversement technique et économique. Mais ce n’est pas parce que certains journaux (écrits ou audiovisuels), en mal d’audience, ne respectent pas leurs devoirs qu’il faut supprimer le droit à l’information. Déontologie, éthique, principes professionnels ? Chaque mot a un sens. Au sein du SNJ-CGT, le débat est au moins aussi vif sur ces questions que dans d’autres milieux ; nous nous interrogeons en permanence sur l’éthique journalistique, c’est-à-dire ce qui fonde notre morale individuelle et collective dans un monde qui bouge. En revanche, si chacun se fonde sa propre déontologie, nous nous méfions des codes, qui renvoient à une sorte de dogme, contraignant et figé, impossible à transgresser sous peine de sanctions (pensons aux sanctions infligées par l’Ordre des médecins). Le respect de la déontologie est difficilement concevable sans un Conseil de l’ordre. (La Liberté de la presse peut-elle se concevoir avec des directeurs de conscience. Désignés par qui ? Faisant respecter des textes élaborés par qui ?) C’est pourquoi, au SNJ-CGT, nous préférons nous référer à des principes professionnels forts, s’appuyant sur des engagements démocratiques non moins forts ; comme le respect du public, une information honnête, vérifiée et sincère (même si elle doit nous porter préjudice). Nous préférons l’autodiscipline –librement consentie, respectueuses d’un certain nombre de règles déontologiques – aux chartes qui, souvent, sous prétexte de fixer des règles de traitement de l’information, ne sont que des corsets rigides. Les Chartes ont enfin, pour nous, un inconvénient majeur : elles évitent d’aborder les problèmes de conditions de travail, de rémunérations assurant une réelle indépendance (économique et de conscience) de facilité d’accès aux sources d’information, etc. Bref, tout ce qui fait la raison d’être d’une organisation syndicale en charge de la défense des intérêts professionnels et sociaux des journalistes. Pour nous, le journalisme n’est pas, ne doit pas être une profession comme les autres, où on se contente de produire ce qu’on vous commande. Le journalisme est une fonction sociale parmi les plus élevées. Nous avons confiance dans la raison humaine ; nous restons persuadés que tout homme (toute femme), exactement informé, est capable de voir où est son intérêt, où est l’intérêt de la civilisation.

L’uniformisation des contenus et la déresponsabilisation des journalistes procèdent d’une politique suicidaire pour la presse quotidienne régionale. Nous avons tous les mêmes valeurs. Les patrons de la PQR prennent le contre-pied des propagandistes de la cochonnaille tourangelle ou mancelle ; l’adhésion consensuelle à une éthique prétendument commune serait, selon eux, une évidence. Comme il y a la pensée unique, il y aurait la morale unique. C’est sur ce postulat contestable qu’est fondée l’élaboration –réalisée en dehors de toute concertation avec les journalistes – des chartes rédactionnelles qui fleurissent, depuis quelques années, dans les journaux et du fascicule ‘« Règles et usages de la presse quotidienne régionale »’ que le syndicat patronal de cette forme de presse a édité en décembre 1995 ; son souci majeur était alors de répondre aux exigences politiques et autres décideurs ‘« rattrapés par les affaires’ »… Sous le couvert d’un rappel du droit de la presse et au prétexte de leçon de déontologie – qui, détachée de toute contingence, serait le bien commun de tous les ‘« acteurs’ » de l’information -, apparaît clairement, dans ce type de démarche, la volonté d’encadrer la liberté d’expression des journalistes. Il s’agit à la fois de les déposséder de toute responsabilité et de jeter les bases de journaux sans couleur, sans odeur et sans saveur, sinon celles de l’idéologie dominante et du conformisme ambiant. ‘« professionnalisme’ » est, dans ces documents, exact synonyme de ‘« prudence et modération’ », règles fondamentales maintes fois répétées : Surtout, bannir tout élément polémique, surtout, se garder de prendre des initiatives audacieuses, surtout, ne pas faire de vagues ; surtout ne pas déranger l’ordre établi. ‘« Positiver’ », comme on dit dans les grandes surfaces : l’hypermarché de l’information mise sur la ‘« bienveillance’ » et l’uniformité atone pour conserver (la conquérir semble hors d’atteinte aux patrons…) sa clientèle. Pari risqué. Sans évidemment remettre en cause la nécessité de respecter les principes professionnels et les règles juridiques en vigueur, il convient de ne pas se laisser piéger par l’apparente insignifiance de ces ‘« chartes’ ». Il y va à la fois du respect de l’identité professionnelle des journalistes et de la prise en considération des besoins des lecteurs. Le rappel incessant de la responsabilité du journal et de la nécessité de se rapprocher des lecteurs aboutit en fait à une déresponsabilisation des journalistes et à la lassitude du lectorat. La spécificité du métier de journaliste induit une quotidienne prise de responsabilité individuelle incompatible avec la soumission aveugle à une ligne directrice imposée par une hiérarchie omniprésente et avec la formalisation codifiée de l’autocensure que sont les chartes rédactionnelles. La réduction du traitement de l’information à tout ce qui s’inscrit dans un ordre supposé immuable (Ah ! Pouvoir ne rendre compte que des feux de broussailles, des remises de médailles du travail, des concours de belote du club du troisième âge et de l’élection de la Reine des pompiers…) répondant à ce que les directions et certaines hiérarchies rédactionnelles estiment être les attentes premières des lecteurs (qu’elles ne connaissent, au mieux, que de façon très imprécise), l’homogénéisation de la forme et du fond (quand on s’adresse par nature à un lectorat hétérogène) ne peuvent que conduire à un appauvrissement du contenu. Proximité ne signifie pas populisme. Privilégier le futile sur l’utile, parce qu’il est à la fois moins dérangeant et plus séduisant ; instiller, par la hiérarchisation imposée aux informations, des choix partisans qui ne disent pas leur nom ; vider les informations de leur teneur contradictoire et /ou de leurs éléments susceptibles de causer quelque trouble ne nous semble pas correspondre à la volonté, affirmée par les membres du SPQR, de rendre leurs journaux ‘« indispensables’ ». Ne serait-ce pas au contraire en développant –de façon ‘« engagée’ » mais impartiale, autant que faire se peut – son rôle d’animateur du débat politique, économique, social, ne mettant en avant ce qui est véritablement important pour les lecteurs citoyens, pour leur vie quotidienne, au lieu de satisfaire leur voyeurisme latent, de conforter une indolence supposée, qu’un journal pourrait répondre à cette mission ? Emprise abusive de la hiérarchie, prudence poltronne, révérence excessive, information et écriture aseptisée…Ni le journaliste (doit-il se couler dans un moule comme il coule ses textes dans un module ?), ni le lecteur ‘(« l’ennui naquit un jour’), n’ont quoi que ce soit à gagner à cette politique suicidaire. Le ‘« journalisme de révérence’ » ou de ‘« connivence’ » (autocastration des journalistes) est incompatible avec le devoir d’informer les lecteurs sur ce qui les intéresse vraiment, donc, à terme, avec le développement, la survie même, de la presse.

Doit-on instaurer le secret absolu de l’instruction dans les affaires pénales ? Peut-on limiter le droit à l’information ? Les journalistes sont-ils responsables des atteintes à la présomption d’innocence ?

Les journalistes français ne sont pas présomptueux au point d’oser se prétendre au-dessus de tout soupçon. Mais notre profession a su démontrer, en de multiples occasions, qu’elle savait se taire quand les informations ne mettaient pas en jeu la chose publique. Par exemple, l’existence de Mazarine était connue de longue date dans les rédactions ; contrairement à ce qu’on a vu récemment aux USA avec le Monicagate, les journalistes français ont su retenir leurs plumes. Aujourd’hui en revanche, on n’a jamais autant entendu parler du respect de la présomption d’innocence. Amendement Marsaud, rapport Rassat, rapport Truche ont tenté de nous imposer le respect absolu de l’instruction. Les politiques ne se sont jamais émus quand de simples citoyens étaient accusés puis innocentés ; leur indignation s’est exprimée avec plus de force à chaque fois que leurs amis (ou eux-mêmes) étaient mis en cause dans des affaires touchant à la vie publique. Me Henri Leclerc, avocat et président de la Ligue des Droits de l’Homme, a toujours combattu le secret absolu de l’instruction. A l’époque de l’amendement Marsaud, il s’était exprimé dans Info Matin. Nous avons repris les passages les plus significatifs de son interview, parce qu’ils n’ont pas pris une ride : ‘« Tout ce qui relève de l’interdiction de dénoncer un certain nombre de faits porte atteinte à la liberté d’opinion – un droit reconnu dans la Déclaration des droits de l’homme. C’est scandaleux ! Il faut évidemment conjuguer les intérêts contradictoires : protection des individus et liberté de la presse. Le droit à l’information est un des fondements de la démocratie. Cela fait vingt ans que je le répète : le maintien absolu du secret de l’instruction est impossible. J’ai proposé que l’on organise des débats contradictoires lors de la procédure d’instruction’ ». Dans le cas de la mise en examen et de l’incarcération du maire de Grenoble, Alain Carrignon, nous n’aurions même pas su où il était passé. On nous aurait dit que le maire avait disparu, point à la ligne (…) Or le fait d’expliquer pourquoi un homme est mis en examen ne remet pas en cause la présomption d’innocence. Le secret de l’instruction ne peut plus être maintenu dans ses formes actuelles. Il faut réformer l’ensemble de la procédure pénale… » Il faut que des personnages publics soient mis en cause pour que l’on brandisse haut et fort le secret de l’instruction. C’est un scandale que les journalistes ne peuvent pas supporter. Ce n’est quand même pas à nous qui sommes au centre des affaires ! En nous montrant du doigt, n’est-ce pas pour détourner l’attention et pour limiter notre droit à l’information ?