Walter de la Mare, Memorias de una enana : la focalisation interne

Memorias de una enana paraît à Buenos Aires en 1946 aux éditions Nova, dans la collection « Espejo del mundo ». Le titre original anglais donné dans le livre est Memories of a Midget ; il semble pourtant que le titre correct soit : Memoirs of a Midget. La couverture est brune et orange et le livre mesure 14 cm par 21. Il compte 456 pages. Sur le revers de la première page, apparaît un texte de présentation non signé ainsi qu’une liste d’autres ouvrages du même auteur. Sur le revers de la quatrième de couverture, nous trouvons la présentation d’une autre collection intitulée « Nuestra América ». Le nom du traducteur est Julio Cortazar (sic, sans accent). Il faut remarquer qu’il est aussi auteur de notes de bas de page dans cet ouvrage, achevé d’imprimer le 22 avril 1946.

Nous savons grâce aux Memorias de la Cámara argentina del libro que Luis Baudizzone travaillait à cette date pour les éditions Nova, puisqu’il en était le représentant devant la Cámara 58 . C’est la première fois que l’on trouve la trace de ce personnage, qui, nous le verrons, est présent dans de nombreux projets de traductions de Cortázar. Mme Aurora Bernárdez nous a appris que Luis Baudizzone était un ami très proche de Cortázar. En ce qui concerne la datation de cette traduction, on lit dans Cartas, page 185, qu’en juillet 1945, il est en train de traduire cet ouvrage, et qu’il espère le terminer pour août. Il convient donc de situer la production de ce travail dans la période de Mendoza. Nous avons également des informations relatives à son évaluation du texte original :

‘Traduzco para la editorial Nova un libro de Walter De La Mare. Memoirs of a Midget. Es divertido pero pasadas las 200 páginas uno se harta. Espero terminarlo para agosto, y entonces respiraré; ha sido una carga pesada, que sumada a todas las demás…(...) Consultas : ¿cómo entiende usted –hablando de fenómenos de circo– “the Spottled Boy”? ¿Qué es un “Paisley shawl”? ¿Qué es un “vole”: un cuis? 59

Nous pouvons donc déduire que Cortázar n’a probablement pas choisi de traduire ce texte, qui, visiblement, ne l’enthousiasme pas démesurément. Mais cette note nous donne aussi quelques informations sur sa méthode de travail. Nous savions déjà que Cortázar travaillait vite, qu’il était en possession de dictionnaires anglais (dont le Concise Oxford Dictionary 60 ) et nous savons maintenant qu’il consultait des amis afin de l’aider à résoudre des points épineux. Nous avons même un exemple d’inférence pour l’équivalence « vole » - « cuis » 61 . Mais nous avons également des informations précieuses page 205 de Cartas :

‘Dígale a Gladys que le mandaré un ejemplar de Memorias de una enana apenas lo consiga, pues en Nova son muy amarretes y con el pretexto de que el libro vale $8.00 no me han querido dar más que dos o tres ejemplares. Le mandaré uno a Oonah, que era consejera y co-traductora del libro (¡si la habré fastidiado a la pobre con mis consultas!) pero el próximo que consiga se lo enviaré a la Trovadora; sé que le va a gustar. Además me ha venido muy bien el premio que se ha ganado en el “Libro del Mes” –tal vez lo haya visto en los diarios– pues eso me cotiza como traductor y me permitirá elegir a gusto mis tareas y cobrarlas en forma no demasiado indigna. 62

Nous savons donc à présent qu’il consultait régulièrement une amie, surnommé Oonah mais dont nous n’avons pu définir l’identité. Cette traduction a, nous le voyons, gagné un prix qui semble suffisamment important pour modifier le statut du lauréat. De plus, cela nous incite à croire qu’à partir de ce moment, les traductions réalisées obéiront plus volontiers qu’auparavant à des choix propres de Cortázar.

Memoirs of a Midget est un gros roman, écrit en 1921 –le premier de Walter John de la Mare. La fiction repose sur le principe du manuscrit trouvé puis publié, après la mort de son « auteur », par un proche de celui-ci. La narratrice est, comme l’indique le titre, une naine, nommée Miss M., qui propose ici un récit autobiographique portant sur sa jeunesse. L’ami en charge de l’édition de ce pseudo-manuscrit est l’un des personnages de ces mémoires, Sir Pollacke. Ce procédé est servi par un style enlevé et souvent drôle, collant parfaitement au personnage de la narratrice et lui créant efficacement une voix propre. (Il faut préciser que c’est du moins l’effet produit par la traduction de Cortázar, puisque nous n’avons pas pu lire l’original anglais.)

L’action raconte donc la vie de Miss M., à commencer par son enfance, où ses parents s’occupent d’adapter son mode de vie à son handicap. C’est une enfance heureuse, proche de la nature et coupée du reste du monde. Le père est un savant un peu excentrique et la mère est douce et aimante. Cette dernière meurt pendant l’adolescence de Miss M., suivie de peu par son époux. La jeune naine se trouve donc seule au monde, avec une petite rente lui permettant de vivre sans toutefois se permettre aucun luxe. Elle doit quitter la maison familiale et se loger chez Mme Bowater, dans une petite ville assez éloignée. Ceci constitue pour Miss M. la première découverte réelle du monde et surtout la découverte du regard de l’autre sur son handicap. Elle est minuscule et pourtant jolie et bien faite, ce qui ne laisse pas de surprendre les gens. Elle trouve en Mme Bowater une amie fidèle et rencontre aussi sa belle-fille, Fanny, jeune femme d’une grande beauté et d’un caractère insondable. Ce personnage sera tour à tour l’amie et l’ennemie de Miss M., qui ressent pour elle des sentiments troubles. Notre héroïne prend l’habitude de se promener la nuit pour contempler les étoiles, et c’est là qu’elle rencontre « monsieur Personne », un nain difforme qui tombe fou amoureux d’elle, sans que la réciproque soit vraie. Elle fait aussi son entrée dans le monde grâce à M. et Mme Pollacke, qui lui font rencontrer Mme Monnerie. Celle-ci, une femme très riche et capricieuse, s’entiche de Miss M. et finit par l’inviter à vivre à ses frais dans sa maison de Londres : la naine y est une distraction, une rareté de plus qu’aime à collectionner Mme Monnerie. Miss M. y mène une vie faite de fastes et de honte, puisqu’elle n’est rien d’autre qu’une sorte de « fou du roi » dans cette maison. Elle finit par tomber en disgrâce ; on l’envoie « se reposer » dans une maison de campagne appartenant à Mme Monnerie. Là, Miss M. fait un bilan et désapprouve sa propre conduite ; elle souhaite recouvrer son indépendance, mais sa rente s’est épuisée et elle ne peut plus subvenir seule à ses besoins. Elle décide donc de proposer, contre rémunération, un numéro à un cirque ambulant, ce qui représentait auparavant pour elle le comble de la déchéance. Monsieur Personne vient à son secours et insiste pour faire à sa place le numéro de cheval ; il meurt dans la nuit, des suites d’une mauvaise chute. Le livre se clôt sur une Miss M. désespérée, errant seule dans la campagne.

Mais l’action n’est pas ici le principal intérêt ; ce qui porte le récit, c’est bien plutôt le portrait psychologique de la jeune Miss M., sensible et orgueilleuse, grâce notamment à l’usage constant de la focalisation interne (c’est-à-dire que le récit se déroule à partir de la conscience de la protagoniste, que l’on suit pas à pas). Le lecteur assume peu à peu sa vision du monde, qui semble alors gigantesque. Walter de la Mare sait nous faire porter le regard sur les petites choses qu’une personne de grande taille ne remarque pas forcément. Une certaine joie de vivre et une naïveté très fraîche imprègnent aussi le récit. Il faut encore remarquer que Miss M. ne déchiffre pas le monde selon l’expérience vécue, puisqu’elle en est dépourvue, mais selon ses souvenirs de lecture.

Les notes de traduction en bas de page, au nombre de 25 sur la totalité de l’ouvrage, sont utilisées à bon escient par Cortázar. Elles n’interviennent en effet qu’en cas de nécessité, afin d’éclairer un trait socioculturel, une citation à demi-mots ou un jeu de mot intraduisible. Elles font preuve d’une grande culture littéraire et ont parfois dû demander des recherches importantes à Cortázar afin de compléter une citation, comme c’est le cas par exemple pour la phrase « Gotitas de agua…Usted sabe es resto, mi querido Sir Walter » 63 , qu’explicite la note 2, p. 11 :

‘Referencia a un poema infantil de J.C. Rink, « Faithful in very little ». La primera estrofa puede traducirse : « Gotitas de agua/granitos de arena,/forman el vasto océano/ y la agradable tierra. » (N.del T.) 64

Les ritournelles enfantines, si évidentes pour un lecteur natif, sont en effet une des pires difficultés pour le traducteur, qui, comme Cortázar, n’a généralement pas grandi dans le pays dont il traduit la langue. Ces notes sont si précises qu’elles se rapprochent souvent de notes critiques.

Nous n’avons pas trouvé de rapport intertextuel flagrant entre l’histoire racontée par Memorias de una enana et l’argument des œuvres de Cortázar. Il semble toutefois qu’au niveau technique, il existe une sorte de parenté entre cette traduction et Rayuela. En effet, la pratique de la focalisation interne sur un personnage, jusqu’à transmettre au lecteur sa manière de percevoir le monde, a pu être un bon exercice pour notre auteur, qui écrira plus tard Rayuela sur ce mode, autour du personnage d’Horacio Oliveira. On peut aussi voir dans Memorias de una enana un personnage-lecteur, qui comme nous l’avons dit, se sert de ses souvenirs de lecture pour décoder le monde. Ce procédé sera repris et nettement amplifié chez Horacio Oliveira, comme nous l’étudierons en détail plus loin. Il ne faut toutefois pas forcer le trait et vouloir à tout prix établir une relation intertextuelle entre les deux ouvrages. Nous l’avons dit, Memorias de una enana a dû surtout servir d’exercice de style pour Cortázar, car, comme le dit l’Encyclopaedia Universalis à propos de Walter de la Mare : « S’il n’a pas renouvelé les formes littéraires, il a utilisé avec sûreté et finesse les formes traditionnelles ». Il s’agit donc d’une bonne école pour maîtriser les techniques narratives.

Notes
58.

La Cámara argentina del Libro est au départ une association d’éditeurs. En 1945-1946, dans le conseil de direction, sont présentes les éditions Sudamericana (Julián Urgoiti), Atlántida (Alfredo J. Vercelli), Viau (Jorge d’Urbano Viau), Sopena Argentina (Evaristo Sánchez Duffy), El Ateneo (Bernardino Uriarte), Acme Agency (Amadeo Bois), Editoriales Reunidas (Antonio Gallego), Losada (Gonzalo Losada), Juventud Argentina (Joaquín Torres), Poseidón (Joan Merli), Rueda (Santiago Rueda), Desclée, de Brouwer y Cía (Carl Lohlé), Selección Contable (Joaquín Raúl Seoane), Ayacucho (Julio César Chaves), Nova (Luis Baudizzone), Poblet (Emilio Poblet Bollit), Fabril (Antonio Martello) et W. M. Jackson (Pablo F. Boyer). On remarque d’ailleurs dans cette liste de nombreux amis de Cortázar. (source : Cámara argentina del libro, Memorias, Ejercicio 1945-46, p. 5)

59.

« Je traduis pour les éditions Nova un livre de Walter De La Mare. Memoirs of a Midget. C’est amusant, mais quand on a passé les 200 pages, ça devient fatigant. J’espère le finir pour août, et ensuite je pourrai respirer ; cela a été une lourde charge, qui, ajoutée à toutes les autres… (…) Questions : Comment comprenez-vous –en parlant de phénomènes de cirque– « the Spottled Boy » ? Qu’est-ce qu’un « Paisley Shawl » ? Qu’est-ce qu’un « vole » : une sorte de cochon d’Inde ? » (Trad. S.P.)

60.

Voir Cartas p. 109.

61.

« vole », selon le Robert § Collins Senior, signifie campagnol ; « cuis », selon le Diccionario de español de Argentina de Gredos, signifie « conejillo de Indias en estado salvaje » (cochon d’Inde sauvage).

62.

« Dites à Gladys que je lui enverrai un exemplaire de Memorias de una enana dès que j’en aurai un –chez Nova, ils sont très près de leurs sous, et sous prétexte que le livre vaut huit pesos, ils n’ont pas voulu m’en donner plus de deux ou trois exemplaires. J’en enverrai un à Oonah, qui a été ma conseillère et la co-traductrice du livre (la pauvre, ce que j’ai pu l’embêter avec mes questions !) mais le prochain que je touche, je l’enverrai à la Trovadora ; je sais qu’il lui plaira. En plus, c’est très bien tombé, le prix que j’ai gagné au « Libro del Mes » –vous l’avez peut-être vu dans la presse– parce que ça donne de la valeur à mon travail de traducteur et ça me permettra de choisir librement mes contrats et d’être payé d’une manière qui ne soit pas trop indigne. » (Trad. S. P.)

63.

« De petites gouttes d’eau… vous savez la suite, mon cher Sir Walter » (Trad. S.P.)

64.

« Référence à un poème pour enfants de J.C. Rink, « Faithful in very little ». La première strophe peut se traduire : De petites gouttes d’eau/ de petits grains de sable,/ composent le vaste océan/ et l’agréable terre. » (Trad. S.P.)