Jean Giono, Nacimiento de la Odisea : le chant pur du mensonge

Nacimiento de la Odisea est édité en 1946 par les éditions Argos, dans la collection  « Obras de ficción ». Le livre mesure 14 cm par 21, et a une couverture beige très sobre, seulement rehaussée d’un cadre marron sur la première page. Le nom de l’auteur est imprimé en noir et le titre en marron, avec le mot « Odisea » qui se détache par un corps de caractère nettement plus gros que le reste. Sur la quatrième de couverture n’apparaît que le prix : 5 pesos. Il compte 212 pages. Sur le revers intérieur de la couverture, apparaît un texte de présentation de l’œuvre, tiré du livre de Christian Michelfelder intitulé Giono et les religions du monde (sic, en français). Le texte est bien sûr traduit vers l’espagnol, mais sans indication de nom de traducteur, ce qui laisse supposer qu’il a été traduit par la même personne que l’ouvrage, c’est-à-dire Cortázar. Sur le revers de la quatrième de couverture, est imprimée une liste d’œuvres publiées chez Argos 65 . A la sixième page, on trouve ce texte :

‘OBRAS DE FICCIÓN seleccionadas por Luis M. Baudizzone, José Luis Romero, Jorge Romero Brest. ’ ‘Título del original : NAISSANCE DE L’ODYSSEE traducido por J.C. CORTAZAR [sic]. 66

Nous pouvons enfin ajouter qu’à la page 212 une date précise la fin de l’impression du livre : le 30 septembre 1946.

Il semble s’agir, pour l’heure et à l’exception de collaborations à Leoplán encore à découvrir, de la première traduction du français que Cortázar ait publiée, suivie en 1947 de La p oesía pura de Brémond et de L’Immoraliste de Gide. Il s’agit également de la première publication chez Argos. Nous pouvons penser que Cortázar doit sans doute cette traduction à Luis Baudizzone : ce dernier travaillait pour Nova, mais il co-dirigeait également la collection « Obras de Ficción » chez Argos ; on peut donc supposer que c’est grâce à lui que Cortázar a pu entrer comme traducteur chez Argos.

Enfin, malgré l’erreur sur la graphie de son nom ( C. comme initiale du deuxième prénom et le nom de famille sans l’accent), il faut bien attribuer ce travail à notre Julio F. Cortázar, puisque nous trouvons dans la correspondance :

‘Dos traducciones mías andan ya en librerías: Nacimiento de la Odisea, de Giono (¡¡¡léalo!!!) y El hombre que sabía demasiado, de Chesterton (...). 67

Nous pouvons encore remarquer ici l’enthousiasme avec lequel il en recommande la lecture à Sergio Sergi, le destinataire de cette lettre. Ceci laisse supposer que Cortázar n’a pas traduit cela exclusivement pour des raisons pécuniaires : ce livre lui plait indéniablement et peut-être même l’a-t-il choisi.

Biographiquement, il convient de situer la sortie de cette traduction à la charnière entre deux postes : professeur à l’Université de Cuyo 68 et gérant de la Cámara argentina del libro 69 . Ce changement obéit certainement à des raisons politiques, mais il correspond aussi à une plus grande « professionnalisation » de Cortázar, qui se rapproche ainsi du monde éditorial. Il correspond également à un besoin économique, comme le prouve cette citation extraite d’une lettre de Cortázar :

‘Sucede que, en vista del fracaso en mi tentativa de permutar las cátedras chivilcochinas por otras porteñas, tuve que decidirme a completar mi presupuesto a base de traducciones. Tales traducciones me llevan íntegramente la mañana (…). Almuerzo y me voy a la Cámara del Libro, donde naturalmente se me va toda la tarde. 70

Le roman de Giono est vraiment splendide, tant sur le plan de l’argument que sur celui du langage même. Il revisite le mythe d’Ulysse et donc l’Odyssée d’une manière parfaitement impertinente, puisque ici, au lieu du courage guerrier et de la colère des dieux, ce qui sert de ressort à l’histoire, c’est le mensonge.

Ulysse n’a été retenu dix ans loin d’Ithaque que par son goût immodéré des femmes et de la débauche. Ce marin a eu littéralement une femme dans chaque port, avant de tomber dans les bras de Circé qui, par des charmes en rien magiques, le retient plus que les autres. Mais voilà qu’un jour, sur le port, il rencontre Ménélas ; ce dernier lui raconte les infidélités de Pénélope, entre autres avec Antinoüs, les déboires de Télémaque qui s’encanaille et la dilapidation de ses biens. Ulysse décide de rentrer à Ithaque, et, en chemin, il s’arrête une nuit dans un campement. La soirée se passe autour du feu et d’autres voyageurs sont là et conversent. Ils en viennent à parler des infidélités de Pénélope et du pauvre Ulysse, marin égoïste et cocu. Ce dernier, qui est là incognito, ne supporte pas d’entendre cela et commence à dire que tout est faux, que lui a rencontré Ulysse, lequel a vécu de singulières aventures. Il raconte alors les péripéties que nous connaissons par l’Odyssée puis s’endort, oubliant aussi vite ce mensonge qu’il l’a forgé. Le lendemain, il reprend son voyage vers Ithaque, en toute insouciance. Sa route le mène à Mégalopolis, où a lieu un concours de poésie. Abasourdi, il entend un soir son propre mensonge relaté en vers par un aède : l’Odyssée est née et se répand comme une traînée de poudre. Il se souvient alors que le soir du campement, il y avait autour du feu un vieil homme aveugle, un aède justement, qui ne perdait pas un mot de son récit –et le lecteur de reconnaître en lui la figure d’Homère. La suite du roman est l’histoire de cet Ulysse de retour à Ithaque avec le poids de son mensonge, l’auréole d’une gloire fictive. Pénélope devine la farce et une sorte d’accord tacite entre elle et lui leur permet de se retrouver dans le silence du mensonge réciproque 71 .

De ce génial argument, on peut extraire un parallèle avec Los Reyes qui propose également une rénovation du mythe, celui du Minotaure cette fois. Le mensonge et la duplicité du personnage d’Ariane sont aussi le ressort de l’histoire : elle donne le fil mythique à Thésée, non pour qu’il retrouve son chemin, mais bien pour permettre l’évasion de son frère, le Minotaure, qu’elle aime et désire.

Mais plus qu’autre chose, il faut certainement penser l’argument de Nacimiento de la Odisea en relation avec le retour de Horacio Oliveira à Buenos Aires, dans Rayuela, comme nous le verrons par la suite.

Il est une particularité du texte de Giono qu’il nous a semblé intéressante à étudier du point de vue de la traduction : il s’agit des descriptions, très polysémiques, comme nous allons le voir, mais qui sont aussi travaillées comme des poèmes. C’est ainsi que Cortázar comprenait d’ailleurs l’effort de Giono, si l’on en croit ce qu’il écrit en 1950 dans « Situación de la novela » :

‘Lo que cuenta es la actitud poética en el novelista (…) ; lo que cuenta es la negativa a mediatizar, a embellecer, a hacer literatura. Esta actitud puede llegar a formas extremas, a la casi total substitución del relato por el canto ; ejemplo admirable, Naissance de l’Odyssée de Jean Giono (…). 72

Voyons cette substitution du chant au récit grâce à cette description d’un chemin parcouru par Ulysse :

‘Il ramassa son bâton, sa besace et se dressa. Il s’étira. Une douleur sourde le poignait aux aisselles et aux hanches. Le sol couvert d’aiguilles brunes glissait ; il commença à se hisser de tronc en tronc. La roide pente huilée d’aiguilles sèches se haussait de plus en plus rébarbative. C’était une lutte des bras et des jarrets : agrippant le tronc du pin, il tirait sa pesante chair. –Sa jambe arc-boutée poussait : ses orteils crispés enfonçaient la sandale dans le terreau mouvant, puis encore, encore et il montait péniblement contre le flanc de la terre –ô marâtre Cybèle, lieuse des pieds, plomb de la sonde des cieux !
Les jurons comme merles emportés au sein du vent sifflaient, mêlés à son souffle ; la douleur de ses aisselles et de ses hanches entrait plus profondément en lui. Bientôt, une à une, les images de ses rêveries s’éteignirent. Il ne songea plus qu’à cette fatigue gîtée autour de ses reins et qui mordait au rythme de ses efforts. De temps en temps, il s’arrêtait, prenait haleine, bandait son torse en arrière comme pour faire lâcher prise à la méchante bête cramponnée dans sa chair.
Il dépassa le front nord des pinèdes. Le crépuscule marchait devant lui sur les champs d’herbe tachés de gentiane. L’onde claire du jour refluait vers le sommet de la montagne ; là-haut, enfouie dans le bois crépu, l’auberge dressa sa tête blanche dessus les genévriers, et, comme d’un récif s’envolent les flocons d’écume, le vol des colombes giclait autour de son toit. 73

Quant à lui, Cortázar traduit :

‘Reuniendo el bastón y la alforja, se puso de pie y se desperezó. Un dolor sordo le daba puñetazos en las axilas y las caderas. El suelo, cubierto de agujas pardas, era resbaladizo; empezó a subir apoyándose en los troncos.
La desnuda senda aceitada de agujas secas se iba alzando, más y más áspera. Era una lucha de brazos y corvas ; aferrándose al tronco del pino, tiraba de su pesado cuerpo; se tendía la pierna arqueada, los pulgares crispados hundían la sandalia en la tierra blanda; más y más, hasta remontar penosamente contra el flanco de la tierra… ¡Oh, madrastra Cíbeles, atadora de pies, plomo de la sonda de los cielos!
Las maldiciones silbaban como mirlos llevados por el seno del viento, mezclados a su aliento; el dolor de sus axilas y sus caderas se hacía más hondo. Bien pronto, una a una, las imágenes de sus ensueños se apagaron. Ya no pensó más que en esa fatiga que rodeaba sus riñones y que lo mordía al ritmo de sus esfuerzos. De tiempo en tiempo se detenía para tomar aliento, echando el torso hacia atrás como para que la mala bestia adherida a su carne soltara la presa.
Dejó atrás al frente norte de los pinares. El crepúsculo andaba delante de él sobre los campos de hierba manchados de genciana. La clara onda del día se replegaba hacia la cumbre de la montaña; en lo alto, hundido en el crespo bosque, el albergue alzó su blanca cabeza bajo los enebros; tal como de un arrecife saltan los copos de espuma, así el vuelo de las palomas salpicaba en torno a su techo. 74

Étudions donc pas à pas le travail de traduction de Cortázar, sur ce texte si métaphorique. Pour la première phrase, nous remarquons que la transformation de « son bâton et sa besace » en « el bastón y la alforja », obéissant à l’usage espagnol qui insiste moins que le français sur les possessifs, brise d’abord l’allitération en [s] et en [b] 75 que l’on trouvait en français. Toutefois, le travail rythmique est fort dans la traduction et il ne s’agit en réalité que d’un déplacement de l’allitération : la fin de la phrase espagnole trouve en écho de nombreux [s] et [p] : « se puso de pie y se desperezó » (avec la zeta prononcée [s], à l’argentine). On voit aussi que ce déplacement de l’allitération conduit Cortázar à fusionner deux phrases (« … y se desperezó. » / « … . Il s’étira. »). Sur la phrase suivante, on remarque que « une douleur (…) le poignait » est traduit de manière assez étymologique : « le daba puñetazos », ce qui ravive l’image physique de la douleur. Ensuite, la traduction ajoute deux virgules là où le texte français n’en avait aucune : « El suelo, cubierto de agujas pardas, era resbaladizo » ; cela peut donner une idée de trébuchement qui n’est pas déplaisante. Le reste de la phrase reçoit un traitement intéressant du point de vue des verbes : « il commença à se hisser de tronc en tronc » est rendu par « empezó a subir apoyándose en los troncos », où le gérondif prend la place de « de tronc en tronc » pour exprimer une sorte de ralenti sur l’action. Cortázar (ou le typographe) place ici un saut de ligne absent du texte original.

Nous assistons ensuite à une véritable modification de sens entre la « roide pente » 76 et la « desnuda senda » ; elle trouve peut-être son explication dans l’euphonie entre « desnuda » et « senda » (tous les sons de « senda » se retrouvent dans « desnuda »), ce qui fait penser à un glissement et illustrerait alors phonétiquement la « pente huilée ». On peut aussi croiser cette interprétation avec celle du reste de la phrase : il semble que Cortázar ait en réalité interverti deux adjectifs se rapportant à « pente », sans doute pour les raisons euphoniques évoquées. C’est ainsi que la « roide pente (…) de plus en plus rébarbative » devient la « desnuda senda (…) más y más áspera » ; dans cette traduction en chiasme, on peut rapprocher sémantiquement « desnuda » de « rébarbative » et « roide » de « áspera » (avec l’accent esdrújulo qui renforce la pente, en quelque sorte). Dans la phrase suivante, la suppression des articles définis en espagnol (« una lucha de brazos y corvas » pour « une lutte des bras et des jarrets ») semble multiplier les membres et augmenter la force de la lutte. Le corps est alors perçu comme un objet s’opposant à la volonté d’avancer : en français, il s’agît de « pesante chair », mais Cortázar rend cette sorte de dédoublement par « tiraba de su pesado cuerpo », avec cet usage étrange de « tirar de », qui s’applique généralement plutôt à une chose qu’à soi-même 77 . Nous remarquons que Cortázar choisit de bouleverser la ponctuation de la suite 78  : il est indéniable qu’il a l’habitude d’éviter les tirets, comme nous le verrons aussi dans l’analyse de La Sombra de Meyerbeer de Villiers de l’Isle Adam, mais nous ignorons si c’est par goût personnel ou par respect d’un code typographique argentin. Le fait est qu’il remplace ici les ponctuations fortes (point, deux points et tirets) par une série de points-virgules terminée par des points de suspension. L’effet produit est que toutes les propositions séparées par les points-virgules deviennent les illustrations séquencées de la lutte initiale (era una lucha ; tiraba ; se tendía ; hasta remontar), et se terminent sur un soupir de plainte (« … ¡Oh madrastra Cíbeles (...)! »). Il y a donc modification de la ponctuation originale, mais cela est parfaitement maîtrisé et crée du sens, ce qui légitimise tout à fait cette pratique. Il a aussi une belle maîtrise de l’aspect visuel de cette description : « sa jambe arc-boutée poussait » (où l’effort est continu) devient ainsi « se tendía la pierna arqueada » (où l’antéposition du verbe donne l’impression d’une jambe qui se déplie d’un coup). De même « puis encore, encore et il montait péniblement » où le rythme ternaire donne une sensation presque visuelle de la répétition de l’effort, que l’on retrouve dans « más y más, hasta remontar penosamente ».

La première phrase du paragraphe suivant est marquée par un déplacement du verbe : « Les jurons comme merles emportés au sein du vent sifflaient, mêlés à son souffle »  devient « Las maldiciones silbaban como mirlos llevados por el seno del viento, mezclados a su aliento ». La raison de ce déplacement est encore très certainement d’ordre euphonique. Cortázar semble avoir relevé l’allitération sifflaient/souffle qui scande la phrase ; il place donc aux mêmes endroits viento/aliento, ce qui est extrêmement pertinent au niveau rythmique : il suffit de relire la phrase espagnole pour s’en convaincre. Dans la suite de la phrase, il garde l’idée de profondeur pour rendre l’intensité : « la douleur (…) entrait plus profondément en lui » est traduit par « el dolor (…) se hacía más hondo ». Le traducteur s’est ensuite appliqué à proposer un véritable calque rythmique entre l’original (« Bientôt, une à une, les images de ses rêveries s’éteignirent. ») et son texte d’arrivée (« Bien pronto, una a una, las imágenes de sus ensueños se apagaron. »). Dans la phrase suivante, l’image d’une douleur animale (« cette fatigue gîtée autour de ses reins et qui mordait ») est rendue par une sélection du sens : c’est à partir de « autour » que Cortázar arrive à « esa fatiga que rodeaba sus riñones », où l’image d’une sorte de serpent lové et dangereux est conservée. La suite du texte français était : « De temps en temps, il s’arrêtait, prenait haleine, bandait son torse en arrière comme pour faire lâcher prise à la méchante bête cramponnée dans sa chair. » On remarque l’usage des virgules qui entrecoupent l’action et miment une respiration à bout de souffle ; ensuite (à partir de « bandait ») c’est leur absence qui donne l’image d’un long effort d’arrachement. Chez Cortázar, les trois verbes (s’arrêtait, prenait, bandait) ne sont plus sur le même plan et il n’y a plus qu’une seule longue action : « De tiempo en tiempo se detenía para tomar aliento, echando el torso hacia atrás como para que la mala bestia adherida a su carne soltara la presa. » On le voit, le traducteur préfère postposer « soltar la presa », afin de conclure là-dessus la phrase et le paragraphe : ici, le personnage se défait plus franchement qu’en français de cette difficile montée.

Le dernier paragraphe de notre extrait n’appelle que peu de commentaires. On peut noter que la traduction altère légèrement l’image aquatique de « L’onde claire du jour refluait » en choisissant « La clara onda del día se replegaba » et que la dernière phrase remplace « , et, » par un point-virgule en espagnol. Le reste ne nous semble pas présenter de variation significative tant au niveau stylistique que sémantique.

Nous comprenons mieux, à la lumière de cette analyse, ce que Cortázar entendait par « la casi total substitución del relato por el canto » : cette traduction suppose sans doute un travail rythmique tout aussi important que le travail sur le sens, tant et si bien que les recours du traducteur sont comparables à ceux mis en œuvre pour traduire de la poésie. Il nous semble évident que cette expérience de traduction n’a pu qu’aider Cortázar à fonder sa pratique du « swing », ce rythme presque poétique qu’il utilise dans sa prose.

Mais il faut aussi comprendre la difficulté de cette traduction à un autre niveau, terrifiant pour un traducteur, celui du double sens. En effet, il faut ajouter que cette phrase ouvre la séquence que nous avons étudiée :

‘Ce soir-là, il avait amoncelé sur lui les fourrures du lit puis, dans le nid que chauffait son haleine, imaginant de terribles amours avec la déesse-tigre, il s’était épuisé en jeux d’esprit solitaires. 79

La suite est-elle donc uniquement l’histoire d’un homme qui gravit avec peine une colline ? Nous nous permettons de reproduire ici le fragment étudié plus haut, afin de montrer à quel point la lecture en est différente si l’on garde en tête ce phantasme sensuel du protagoniste avec cette « déesse-tigre » :

‘Ce soir-là, il avait amoncelé sur lui les fourrures du lit puis, dans le nid que chauffait son haleine, imaginant de terribles amours avec la déesse-tigre, il s’était épuisé en jeux d’esprit solitaires.
Il ramassa son bâton, sa besace et se dressa. Il s’étira. Une douleur sourde le poignait aux aisselles et aux hanches. Le sol couvert d’aiguilles brunes glissait ; il commença à se hisser de tronc en tronc. La roide pente huilée d’aiguilles sèches se haussait de plus en plus rébarbative. C’était une lutte des bras et des jarrets : agrippant le tronc du pin, il tirait sa pesante chair. –Sa jambe arc-boutée poussait : ses orteils crispés enfonçaient la sandale dans le terreau mouvant, puis encore, encore et il montait péniblement contre le flanc de la terre –ô marâtre Cybèle, lieuse des pieds, plomb de la sonde des cieux !
Les jurons comme merles emportés au sein du vent sifflaient, mêlés à son souffle ; la douleur de ses aisselles et de ses hanches entrait plus profondément en lui. Bientôt, une à une, les images de ses rêveries s’éteignirent. Il ne songea plus qu’à cette fatigue gîtée autour de ses reins et qui mordait au rythme de ses efforts. De temps en temps, il s’arrêtait, prenait haleine, bandait son torse en arrière comme pour faire lâcher prise à la méchante bête cramponnée dans sa chair.
Il dépassa le front nord des pinèdes. Le crépuscule marchait devant lui sur les champs d’herbe tachés de gentiane. L’onde claire du jour refluait vers le sommet de la montagne ; là-haut, enfouie dans le bois crépu, l’auberge dressa sa tête blanche dessus les genévriers, et, comme d’un récif s’envolent les flocons d’écume, le vol des colombes giclait autour de son toit.’

On le voit, en plus du caractère poétique de cette prose, il faut en saisir le double sens et permettre que, dans la traduction, celui-ci se donne également. Or, dans le travail de Cortázar ceci se passe à merveille. Ne voulant fatiguer le lecteur par des redites, nous le renvoyons au passage cité plus haut en espagnol : on y verra à quel point le jeu du double fond sémantique y fonctionne.

Ceci nous intéresse également au niveau intertextuel : nous pensons qu’une grande partie de Rayuela a pour principe l’ambivalence sémantique, le fait qu’une histoire en raconte à la fois une autre, plus secrète, que décodera le lecteur attentif et actif 80 . Il est en ce cas fort probable que Cortázar ait appris ou perfectionné cette technique grâce à la traduction du texte de Giono.

Nous pouvons également remarquer qu’un des personnages de Rayuela, le « vieux à la colombe », semble sortir de Naissance de l’Odyssée. On lit en effet, pages 154-155, alors qu’Ulysse est de retour à Ithaque :

‘Il la caressait de douce main, ému par cette petite boule lépreuse et noire jusqu’à se sentir mouillé de larmes. (…) Il caressa la pauvre pie. Elle, se souvenant d’autres caresses anciennes, quand sa plume était lustrée, gonflait son dos et battait des paupières. (…) Sous sa main, les pauvres plumes usées et, en lui, si nette, la souvenance du passé qu’il crut émerger d’un rêve.’

On retrouvera d’abord un personnage similaire dans Diario de Andrés Fava, p. 31 :

‘Cuando salía, X vio pasar a un loco sucio y harapiento. Llevaba una paloma contra el pecho, y continuamente la acariciaba. Ya no era un hombre, era una caricia a una paloma. Y como esto duraba todo el tiempo, la paloma tenía el plumaje sucio y estropeado, ya idéntico a su caricia. 81

Enfin, page 325 de Rayuela, ce personnage prend une forme plus définitive :

‘El viejo lo miró como si no lo conociera y siguió acariciando la paloma, era fácil comprender que la paloma había sido alguna vez blanca, que la continua caricia de la mano del viejo la había vuelto de un gris ceniciento. Inmóvil, con los ojos entornados, descansaba en el hueco de la mano que la sostenía a la altura del pecho, mientras los dedos pasaban una y otra vez del cuello hasta la cola, del cuello hasta la cola. 82

Mais outre cela, il existe un puissant rapport intertextuel entre l’argument même de Naissance de l’Odyssée et Rayuela. En effet, dans toute la deuxième partie de Rayuela, c’est-à-dire dans la séquence du retour d’Horacio en Argentine, se pose le problème de son silence. Il ne raconte presque rien de sa vie à Paris et il faut voir en cela un écho en creux du roman de Giono : là où Ulysse parlait trop et mentait sur son passé, Horacio préfère se taire, justement pour ne pas mentir. Nous allons voir ceci en détail.

L’analogie commence page 398 (dans l’ordre du « Tablero de dirección »), par ce passage du chapitre 78 :

‘Pensar que Gekrepten me ha esperado. Es increíble que cosas así les ocurran a otros. Todos los actos heróicos deberían quedar por lo menos en la familia de uno, y heakí que esa chica se ha estado informando en casa de los Traveler de mis derrotas ultramarinas, y entre tanto tejía y destejía el mismo pulóver violeta esperando a su Odiseo y trabajando en una tienda de la calle Maipú. Sería innoble no aceptar las proposiciones de Gekrepten, negarse a su infelicidad total. Y de cinismo en cinismo / te vas volviendo vos mismo. Hodioso Hodiseo. 83

Nous assistons donc à une récupération ironique du mythe avec cette analogie entre Ulysse et Horacio (il est à noter qu’il ne s’agit pas ici d’une figure positive d’Ulysse comme dans l’Odyssée, mais d’un personnage odieux et cynique, bien plus proche de celui de Giono). Cette analogie sera filée au chapitre 43, page 273 :

‘Cuando me enteré de que Gekrepten se había informado [de mi vuelta] por vía diplomática, comprendí que lo único que me quedaba era permitirle que se tirara en mis brazos como una ternera loca. Vos date cuenta qué abnegación, qué penelopismo. 84

Cet Ulysse de pacotille revient donc à Buenos Aires, mais au chapitre 40, page 236, on commence à se pencher sur la difficulté de ce retour :

‘Se dio cuenta de que la vuelta era realmente la ida en más de un sentido. (…) Al principio Traveler le había criticado su manía de encontrarlo todo mal en Buenos Aires, de tratar a la ciudad de puta encorsetada, pero Oliveira les explicó a él y a Talita que solamente dos tarados como ellos podían malentender sus desnuestos. Acabaron por darse cuenta de que tenía razón, que Oliveira no podía reconciliarse hipócritamente con Buenos Aires, y que ahora estaba mucho más lejos del país que cuando andaba por Europa. (…) Talita acabó por entender que a Oliveira le daba exactamente lo mismo estar en Buenos Aires que en Bucarest, y que en realidad no había vuelto sino que lo habían traído. 85

Le retour est problématique car il suppose un travail de mémoire et une double organisation du souvenir : d’abord, il faut dresser une mémoire du pays que l’on vient de quitter (ce qui n’a rien d’évident quand le départ n’est pas volontaire), mais aussi et surtout, il faut se réadapter au pays d’origine que l’on retrouve, mais qui n’est plus le même que dans le souvenir, qui a évolué. Il faut alors réviser ce souvenir, le mettre au passé en quelque sorte, et, ce qui est le plus douloureux sans doute, procéder une révision de soi. Pas si simple, dans ces conditions, de parler de l’ailleurs :

‘–Nunca hablas de aquello –decía a veces Traveler, sin mirar a Oliveira. Era más fuerte que él; cuando se decidía a interrogarlo tenía que desviar los ojos y tampoco sabía por qué pero no podía nombrar la capital de Francia, decía « aquello » como una madre que se pela el coco inventando nombres inofensivos para las partes pudendas de los nenes, cositas de Dios.
–Ningún interés –contestaba Oliveira–. Andá a ver si no me creés.
Era la mejor manera de hacer rabiar a Traveler, nómade fracasado (…) Había noches en que todo el mundo estaba como esperando algo. 86

Derrière ce refus de parler, Horacio sous-entend que seule vaut l’expérience immédiate : la médiation du récit fausse la réalité et par là-même la communication. C’est ce qu’aborde ce passage du chapitre suivant, p. 264 :

‘–¿Todo esto te sucedió ? –dijo Oliveira.
–Claro –dijo Gekrepten–. ¿No ves que se lo estoy contando a Talita?
–Son dos cosas distintas.
–Ya empezás, vos.
–Ahí tenés –le dijo Oliveira a Traveler, que lo miraba cejijunto–. Ahí tenés lo que son las cosas. Cada uno cree que está hablando de lo que comparte con los demás.
–Y no es así, claro –dijo Traveler–. Vaya noticia.
–Conviene repetirla, che. 87

Dans le fossé qui sépare ce que l’on vit de ce que l’on en dit, s’ouvre l’espace de la construction du récit, qui est aussi celui du mensonge. La parole est alors incomplète, fragmentaire, incapable de transmettre l’essentiel, le flux, le liant de la vie :

‘–Decíme un poco, ¿vos nunca trabajaste cuando andabas por Europa?
–El mínimo imponible –dijo Oliveira–. Era tenedor de libros clandestinos. El viejo Trouille, qué personaje para Céline. Algún día te tengo que contar, si es que vale la pena, y no la vale.
–Me gustaría –dijo Traveler.
–Sabés, todo está tan en el aire. Cualquier cosa que te dijera sería como un pedazo de la alfombra. Falta el coagulante, por llamarlo de alguna manera: zás, todo se ordena en su justo sitio y te nace un precioso cristal con todas sus facetas. (...) Lo que nos mata a vos y a mí es el pudor, che. Nos paseamos desnudos por la casa, con gran escándalo de algunas señoras, pero cuando se trata de hablar... No sé, tal vez en el momento las palabras servirían de algo, nos servirían. Pero no son como las palabras de la vida cotidiana y del mate en el patio, de la charla bien lubricada, uno se echa atrás, precisamente al mejor amigo es al que menos se le pueden decir cosas así. 88

Refus de mentir à l’autre donc, de le tromper par un récit qui amputera forcément l’essentiel, mais aussi refus de se mentir à soi :

‘Hubiera sido tan fácil organizar un esquema coherente, un orden de pensamiento y de vida, una armonía. Bastaba la hipocresía de siempre, elevar el pasado a valor de experiencia, sacar partido de las arrugas de la cara, del aire vivido que hay en las sonrisas o los silencios de más de cuarenta años. Después uno se ponía un traje azul, se peinaba las sienes plateadas y entraba en las exposiciones de pintura, en la Sade 89 y en el Richmond, reconciliado con el mundo. Un escepticismo discreto, un aire de estar de vuelta, un ingreso cadencioso en la madurez, en el matrimonio, en el sermón paterno a la hora del asado o de la libreta de clasificaciones insatifactoria. Te lo digo porque he vivido mucho. Yo que he viajado. Cuando yo era muchacho. Son todas iguales te lo digo yo. Te hablo por experiencia, m’hijo. Vos que todavía no conocés la vida.
Y todo eso tan ridículo y gregario podía ser peor todavía en otros planos, en la meditación siempre amenazada por los idola fori, las palabras que falsean las intuiciones, las petrificaciones simplificantes, los cansancios en que lentamente se va sacando del bolsillo del chaleco la bandera de la rendición. 90

Le récit de soi mène donc à une pose, fait de soi un rôle, une position sociale, tout un comportement : un vrai « salaud » sartrien. Le risque du mensonge, c’est avant tout celui de se mentir à soi-même, d’être victime de son propre lyrisme, et de se rendre, acceptant d’endosser un habit qui n’est pas le sien. Et c’est bien ce qui arrive à Ulysse dans Naissance de l’Odyssée : il finit par croire à ses propres mensonges à force de porter l’armure de l’autre Ulysse, du héros inventé, son auréole de gloire factice. Le texte de Giono travaille donc en profondeur sous celui de Cortázar. Horacio, trop bon lecteur, ne peut que prendre le contre-pied de cet Ulysse-là, se refusant alors à tout récit pour éviter tout mensonge.

Notes
65.

Voici le texte de cette liste : « OBRAS DE FICCIÓN seleccionadas por Luis M. Baudizzone, José Luis Romero, Jorge Romero Brest : Jean Giono, Nacimiento de la Odisea ; Henri Troyat, La Araña ; Eça de Queiroz, Los Maias (2 ts). COLLECCIÓN PAUL GÉRALDY dirigida por Paul Géraldy : Georges Navel, Trabajos ; Colette, Julia de Carneilhan ; Pierre Mille, El Hombre que vió [sic] las sirenas. ARGOS, Moreno 640, Buenos Aires. »

66.

« Œuvres de Fiction sélectionnées par Luis M. Baudizzone, José Luis Romero, Jorge Romero Brest. / Titre original : NAISSANCE DE L’ODYSSEE traduit par J.C. CORTAZAR. » (Trad. S.P.)

67.

Cartas, p. 220. Lettre du 3 janvier 1947 à Sergio Sergi. « Deux de mes traductions sont déjà en librairie : Nacimiento de la Odisea, de Giono (lisez-le !!!) et El hombre que sabía demasiado, de Chesterton (…). (Trad. S. P.)

68.

Il quitte l’Université en 1946 mais plusieurs dates peuvent être retenues : le 6 avril 1946 (dans une lettre datée de ce jour, il renonce publiquement à son poste, voir Cartas, p. 119-202) mais, selon Miguel Herráez : « En Mendoza vivirá, oficialmente, hasta el 25 de junio de 1946 (…), si bien desde finales de diciembre 1945 lo hacía ya en Buenos Aires. » (M. HERRÁEZ : Julio Cortázar, Valencia, Institució Alfons el Magnànim, 2001, p. 82. « Il habitera officiellement à Mendoza jusqu’au 25 juin 1946 (…), mais dès décembre 1945 il vivait en fait déjà à Buenos Aires. » Trad. S.P.).

69.

Il semble que Cortázar ait été nommé gérant de la Cámara argentina del Libro au cours de l’Assemblée Générale Ordinaire du 29 août 1946 (Voir Cámara argentina del libro, Memorias, Ejercicio 1945-46, Buenos Aires).

70.

Cartas, p. 203. La lettre est datée du 21 mai 1946. « Voici ce qui m’arrive : puisque je n’ai pas réussi à changer mon poste de professeur à Chivilcoy pour un autre à Buenos Aires, j’ai dû décider de compléter mon budget avec des traductions. Ces traductions me prennent la matinée entière (…). Je mange et je pars à la Cámara del Libro, où bien sûr toute l’après-midi y passe. » (Trad. S.P.)

71.

Cortázar commente d’ailleurs cette admirable utilisation romanesque du mensonge dans Imagen de John Keats (Alfaguara, 1996, p. 126).

72.

Obra crítica 2, p. 228-229. « Ce qui compte, c’est l’attitude poétique chez le romancier (…) ; ce qui compte, c’est le refus de médiatiser, d’embellir, de faire de la littérature. Cette attitude peut aboutir à des formes extrêmes, à la presque totale substitution du récit par le chant ; exemple admirable, Naissance de l’Odyssée de Jean Giono (…). » (Trad. S.P.)

73.

Naissance de l’Odyssée (1938, Grasset), p. 33-34.

74.

Nacimiento de la Odisea, p. 28-29.

75.

Nous utilisons pour ce travail l’alphabet phonétique des romanistes.

76.

Le petit Robert, à l’entrée « roide » propose un renvoi synonymique vers « raide ».

77.

« Hacer fuerza para traer hacia sí o para arrastrar tras de sí : Dos hombres tiraban de una cuerda intentando arrastrar un camión », nous dit le Diccionario Clave, à l’entrée « Tirar ».

78.

Comparez : « il tirait sa pesante chair. –Sa jambe arc-boutée poussait : ses orteils crispés enfonçaient la sandale dans le terreau mouvant, puis encore, encore et il montait péniblement contre le flanc de la terre ô marâtre Cybèle (…)! » et « tiraba de su pesado cuerpo; se tendía la pierna arqueada, los pulgares crispados hundían la sandalia en la tierra blanda; más y más, hasta remontar penosamente contra el flanco de la tierra ¡Oh, madrastra Cíbeles (...)! »

79.

Naissance de l’Odyssée, p. 32-33.

80.

Nous nous attacherons à démontrer en détail ce point plus loin.

81.

« En sortant, X vit passer un fou sale, en haillons. Il tenait contre sa poitrine une colombe et sans cesse la caressait. Ce n’était plus un homme ; il était tout entier caresse de colombe. Et comme cela durait toujours, la colombe avait les plumes sales et abîmées, devenues identiques à la caresse. » (Trad. S.P.)

82.

« Le vieux le regarda comme s’il ne le reconnaissait pas et continua de caresser son pigeon ; on devinait que le pigeon avait dû être blanc autrefois mais que la continuelle caresse de la main du vieil homme l’avait rendu gris, d’un gris cendreux. Immobile, les yeux mi-clos, il reposait au creux de la main qui le portait à la hauteur de la poitrine, pendant que les doigts passaient et repassaient du cou jusqu’à la queue, du cou jusqu’à la queue. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 54)

83.

« Penser que Gekrepten m’a attendu. C’est incroyable que des choses pareilles arrivent à d’autres. Tous les actes héroïques devraient être l’apanage d’une seule famille et ouassike cette fille s’est enquise jour après jour auprès des Traveler de mes déboires ultramarins, et que pendant tout ce temps elle a tricoté et détricoté le même pull-over violet en attendant son Odyssée et en travaillant dans un magasin de la rue Maipu. Ce serait ignoble de ne pas accepter les propositions de Gekrepten, de se refuser à faire tout à fait son malheur. Ah hodieuse Hodyssée. » (Trad. L. G.-B., Marelle p. 408. Il est à noter que là où le texte espagnol disait « Odiseo », c’est-à-dire Ulysse, celui qui réalise l’Odyssée, la traductrice parle de « l’Odyssée » en général. L’avant dernière phrase espagnole, qui citait des paroles de tango, a été éliminée en français.)

84.

« Quand Gekrepten m’a dit qu’elle l’avait appris par voie diplomatique, j’ai compris que je n’avais plus qu’une chose à faire, lui permettre de se jeter dans mes bras comme une génisse folle. Quelle abnégation, quel pénélopisme exacerbé ! » (Trad. L. G.-B., Marelle p. 278)

85.

« Il se rendit vite compte que le retour était en fait l’aller, et pour plus d’une raison. (…) Au début, Traveler avait mal pris sa manie de tout critiquer à Buenos Aires, de traiter la ville de putain collet monté, mais Oliveira leur avait remontré, à Talita et à lui, qu’il y avait une telle part d’amour dans ces critiques que seuls deux tarés de leur espèce pouvaient prendre en mauvaise part ses attaques. Ils finirent par en convenir, par convenir aussi qu’Oliveira ne pouvait se réconcilier hypocritement avec Buenos Aires et qu’il était à présent beaucoup plus loin de son pays que lorsqu’il voyageait en Europe. (…) Talita finit par comprendre qu’il était indifférent à Oliveira d’être à Buenos Aires ou à Bucarest et qu’en réalité il n’était pas revenu mais qu’on l’avait renvoyé. » (Trad. L. G.-B., Marelle p. 240-241.)

86.

Rayuela p. 239, chapitre 40. « –Tu ne parles jamais d’avant, disait parfois Traveler sans regarder Oliveira. C’était plus fort que lui, quand il se décidait à interroger Horacio il lui fallait détourner les yeux, et il ne savait pas davantage pourquoi il ne pouvait nommer la capitale de la France, il disait « avant » comme une mère s’évertue à trouver des noms inoffensifs pour les parties honteuses des bébés./ –Aucun intérêt, disait Oliveira. Vas-y voir si tu ne me crois pas./ C’était la meilleure façon de faire enrager Traveler, nomade raté. (…) Il y avait des soirs où tout le monde semblait attendre. » (Trad. L. G.-B., Marelle p. 243.)

87.

« –ça t’est arrivé tout ça ? demanda Oliveira./ –Bien sûr, dit Gekrepten. Tu n’entends pas que je le raconte à Talita ?/ –Ah ! mais ça c’est autre chose./ –Ah ! ne commence pas./ –Et voilà, dit Oliveira à Traveler qui le regardait les sourcils froncés. Et voilà ce que sont les choses. Chacun croit qu’il parle de ce qu’il partage avec les autres./ –Et il n’en est rien, dit Traveler. Tu parles d’une nouvelle./ –Que veux-tu, il est bon de la répéter. » (Trad. L. G.-B., Marelle p. 269.)

88.

Rayuela, p. 286, chapitre 46. « Dis-moi, tu n’as jamais travaillé quand tu étais en Europe ?/ –Le moins possible, dit Oliveira. Je faisais un peu de comptabilité, clandestinement. Le vieux Trouille, quel personnage pour Céline. Je te raconterais un jour si tant est que ça vaille la peine et ça ne la vaut pas./ –J’aimerais pourtant, dit Traveler./ –Tu sais, tout est tellement isolé. Chaque chose que je pourrais te dire ne serait qu’un petit morceau du dessin de la tapisserie. Il manque le coagulant, pour lui donner un nom, on en verse une goutte et crac ! tout s’ordonne à sa juste place et il se forme un beau cristal avec toutes ses facettes. (…) Ce qui nous tue toi et moi, c’est la pudeur. Nous nous promenons tout nus à travers l’appartement, au grand scandale de certaines dames, mais quand il s’agit de parler…Comprends-moi, j’ai l’impression parfois que je pourrais te dire… Je ne sais pas, peut-être qu’à ce moment-là les paroles serviraient à quelque chose, nous serviraient. Mais comme ce ne sont pas les mots de la vie quotidienne, du bavardage bien rodé, bien huilé, on recule, c’est précisément au meilleur ami que l’on peut le moins dire les choses. » (Trad. L. G.-B., Marelle p.291-292.)

89.

la Sade : Sociedad argentina de escritores.

90.

Rayuela, p. 298, chapitre 48. « Il eût été si facile d’organiser un schéma cohérent, un ordre de pensée et de vie, une harmonie. Il suffisait de l’hypocrisie de toujours, élever le passé au rang d’expérience, tirer parti des rides et de cet air d’avoir vécu qu’il y a dans les sourires ou les silences des plus de quarante ans. Après quoi, on mettait un complet bleu marine, on lissait ses tempes argentées et on entrait dans les expositions de peinture, réconcilié avec le monde. Un scepticisme discret, un air d’être revenu de toutes choses, une entrée en cadence dans la maturité, dans le mariage, dans le sermon paternel à l’heure du rôti ou du livret scolaire insatisfaisant./ Et tout cela, si ridicule et si grégaire, pouvait être pire encore sur d’autres plans, sur le plan de la médiation toujours menacée par les idola fiori, des mots qui faussent les intuitions, les pétrifications simplificatrices, les lassitudes qui font sortir lentement le drapeau de la reddition. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 304)