Gilbert Keith Chesterton, El hombre que sabía demasiado y otros relatos : la nouvelle et son lecteur

El hombre que sabía demasiado y otros relatos paraît à Buenos Aires en 1946, aux éditions Nova, dans la collection « Espejos del Mundo ». Il compte 356 pages, mesure 14 cm par 21 et est terminé d’imprimer le 30 novembre 1946. La couverture est verte et orange. L’original anglais a pour titre The Man Who Knew Too-Much and other Stories. La traduction et les quinze notes de bas de page sont signées Julio Cortázar. On trouve les divisions suivantes : « El Hombre que sabía demasiado » (p. 11 à 186), qui compte huit nouvelles formant un ensemble cohérent, « Los árboles de la soberbia » (p. 187 à 262), longue nouvelle comprenant quatre chapitres, puis deux récits autonomes : « El jardín de humo » (p. 263 à 290) et « La torre de la traición » (p. 325 à 354).

Tout comme pour le livre de De la Mare, également publié chez Nova, nous pouvons mettre en relation ce travail de traduction avec le personnage de Luis Baudizzone. Nous n’avons que peu de témoignages directs de Cortázar sur ce texte, si ce n’est cette appréciation :

‘Ahora traduzco unos muy buenos cuentos de Chesterton para la editorial Nova. 91

Ceci nous apprend simplement qu’il a dû travailler avec plaisir sur ce texte, d’autant plus qu’il connaît et apprécie les contes de cet auteur depuis longtemps déjà 92 . Il est à noter qu’il traduit pour la première fois des nouvelles (en omettant toujours les traductions pour Leoplán que nous n’avons pu retrouver). Il faut peut-être mettre ceci en relation avec la publication en 1946, dans Anales de Buenos Aires, de l’un des premiers contes 93 de Cortázar : « Casa Tomada ».

La série de nouvelles intitulée « El Hombre que sabía demasiado » met invariablement en scène Horne Fisher et Harold March. Le premier est un lord anglais excentrique et très intelligent et le second, un jeune journaliste politique aux penchants idéalistes. Ce duo est à chaque fois confronté à un crime très complexe sur lequel Fisher va mener l’enquête : sous des apparences débonnaires, ce personnage cache un esprit d’une grande finesse, capable surtout de mettre en relation des faits très éloignés, dans le temps ou dans l’espace. Grâce à cette pensée analogique, il maîtrise un champ de réflexion immense : c’est lui l’homme qui en sait trop, celui en qui aucun fait n’est oublié ou négligé. Ceci le mène inévitablement à la résolution de l’énigme, sous les yeux ébahis de son second, Harold March, sorte de porte-parole du lecteur.

Ce schéma est on ne peut plus conventionnel dans le genre détective, mais il est extraordinairement maîtrisé par son auteur. En outre, il est une particularité dans cette série de nouvelles qui fait toute son originalité : elles sont parfaitement amorales. En effet, les crimes sont toujours commis par de grands dignitaires anglais (ministres, conseillers, etc.) qui se trouvent être des proches, amis ou parents, de Horne Fisher. Dès lors, au grand désappointement de March, les coupables ne sont jamais dénoncés à la police et le crime reste impuni. Pour Fisher, jouer au détective est une sorte de sport, un passe-temps somme toute, car il sait que ces crimes obéissent souvent à la raison d’état ou qu’ils ont du moins d’importantes conséquences politiques. Le pouvoir est alors démystifié et présenté pour ce qu’il est : une lutte à mort pour la puissance personnelle. Loin d’être un révolutionnaire, Fisher appartient à ce monde et accepte cet ordre des choses, qu’il sait pourtant corrompu. Ce n’est pas le cas de March ; cela le révolte, mais, gagné par les arguments de son ami, il est contraint au silence : tous ces crimes servent en quelque sorte la stabilité de l’État et les dénoncer reviendrait à ruiner le pays. Là encore, le lecteur ne peut que s’identifier au personnage de March : il se sent également révolté et impuissant. Mais il est intéressant de remarquer que cette impuissance livresque peut le mener au contraire, dans la vie réelle, à prendre une plus grande conscience de son rôle d’acteur de la vie politique.

La seconde partie du livre, constituée de la longue nouvelle intitulée « Los árboles de la soberbia », se passe sur les côtes de l’Irlande. Sir Vane, un grand propriétaire terrien, s’est entiché d’arbres exotiques plantés sur sa propriété et l’on raconte sur ces derniers une quantité de légendes : ils seraient capables de se déplacer, de manger quiconque monterait à ses branches et ils rendraient malades les gens par leur simple proximité. Suite à un pari avec quelques amis, Vane décide de passer la nuit dans la fourche d’un de ces arbres afin de démontrer que ces légendes ne sont que balivernes. Au matin, il a disparu, et on ne retrouve que son chapeau. Une enquête est menée par un de ses amis, et il ne tarde pas à découvrir un squelette et une hache, dans une étrange source à côté des arbres. Il conclut à un meurtre et soupçonne diverses personnes. Pendant le temps de l’enquête, la fille de Vane rend public son mariage, resté secret jusqu’alors car son père le désapprouvait. Elle hérite du domaine et fait aussitôt couper les arbres exotiques qu’elle tient pour responsables de la disparition de son père. L’enquête arrive à sa conclusion et au moment d’arrêter le suspect (le médecin du village) Sir Vane réapparaît : il ne s’agissait que d’une farce et sa disparition avait été mise en scène par lui et son ami médecin qu’on accuse à tort. Mais c’est à ce moment que la vérité éclate : Vane lui-même a été dupé et le médecin a manigancé toute cette affaire à la seule fin que les arbres soient coupés. En effet, il avait acquis la certitude qu’ils étaient responsables de la maladie et de la mort de nombreux villageois, mais que, puisque cette théorie corroborait les légendes populaires, Vane refuserait obstinément de l’écouter. Ne voulant pas continuer à voir mourir ses patients, il a donc utilisé la manière forte, en quelque sorte.

On le voit, le déroulement de ce récit est un peu compliqué, vu sa structure en trois temps (enquête, annulation de l’argument, création d’un nouvel argument), mais c’est justement ce qui en fait sa force : le lecteur, pris par les codes du genre, suit attentivement la première enquête qui n’est basée que sur de faux indices. La révélation de la farce l’oblige à revoir ses attentes et enfin, celle de la supercherie du médecin finit de le désarçonner et l’emmène vers une conclusion somme toute assez morale : il y a du vrai dans la sagesse populaire et de l’orgueil dans le scepticisme à tout crin.

« Jardín de humo » met en scène une femme écrivain, opiomane à ses heures, que l’on retrouve morte un matin. Un voisin, inspecteur à Scotland Yard, vient mener l’enquête sur ce qui semble être une simple overdose. Il démontre pourtant qu’elle a été assassinée par son époux, un honorable médecin qui se révèle être le vrai drogué de l’histoire : l’opium étant particulièrement rare à cette période, il a préféré tuer sa femme en empoisonnant les roses qu’elle aimait tant et qu’elle ne manquerait pas de toucher, plutôt que de se voir dépourvu de l’opium qu’elle lui prenait occasionnellement.

« Cinco de espadas » parle également de la duplicité de ses protagonistes. Un jeune anglais, envoyé en France par son père pour négocier une association commerciale, est retrouvé mort : après s’être enivré et avoir joué toute la nuit, il a provoqué un duel qui lui a été fatal. Tout semble corroborer cette thèse, mais un enquêteur réussit à prouver qu’il n’y a pas eu de duel, mais bel et bien un guet-apens. Les « gentilshommes » avec qui le jeune anglais est sensé avoir passé sa dernière nuit ne sont autres que les très honorables futurs associés de son père. Sous un jeu de prête-nom, se cachent de véritables fripouilles, capables de tromper et de tuer par appât du gain.

Enfin, « La torre de la traición » raconte que, quelque part dans les Carpates, un jeune diplomate est accusé d’avoir volé des diamants conservés dans une tour inaccessible. Ils étaient pourtant très bien gardés par des prêtres en armes et un vieil abbé : on ne voit pas comment ils auraient pu être volés. Drake, l’accusé, va consulter un ami à lui, devenu prêtre et ermite dans cette région. Ce dernier résout l’énigme et meurt d’une balle dans le cœur pour le prouver : c’est en réalité l’abbé lui-même qui subtilise les diamants et en charge sa carabine. Il lui suffit alors de tirer pour les faire sortir de la tour, un complice venant les récupérer sur une cible convenue. Et c’est bien un diamant que l’on retrouve dans le cœur de l’hermite.

Les notes de traduction, au nombre de quinze 94 , sont très sobres : elles éclairent le plus souvent une référence littéraire, un jeu de mot intraduisible ou un trait de civilisation propre au Royaume-Uni. Elles sont donc discrètes et offrent une vraie aide à la lecture, sans toutefois la surcharger.

On l’a vu, le talent de Chesterton est surtout celui de jouer avec son lecteur : il l’emmène sur de fausses pistes, lui présente des apparences trompeuses, prépare des arguments à détentes multiples… Il semble évident que Cortázar a dû beaucoup apprendre en lisant Chesterton puis en traduisant ses nouvelles, puisque c’est à notre sens le fort de Cortázar que ce rapport très particulier entretenu avec le lecteur, tant dans ses contes que dans Rayuela. Si nous prenons pour exemple le célèbre conte intitulé « Axolotl » 95 où le protagoniste se transforme mystérieusement en cet animal aquatique qu’est l’axolotl, nous pouvons voir que tout est dit dans les premières lignes avec ce fameux : « Ahora soy un axolotl » (« maintenant je suis un axolotl »). Pourtant, l’effet de la nouvelle est colossal sur le lecteur et il n’en sera pas moins surpris par la métamorphose finale. De même chez Chesterton, tous les éléments permettant la résolution de l’énigme sont bien en vue au fil du récit, mais il manque la réflexion (analogique le plus souvent) pour les relier et c’est là-dessus que repose la réaction du lecteur. A ce propos, un conte comme « Continuidad de los parques » 96 pourrait bien avoir pour modèle une nouvelle de Chesterton : c’est grâce à quelques éléments du décor (le fauteuil de velours, les baies vitrées…) que le lecteur reconnaît en la victime finale le lecteur initial. De plus, le lecteur habitué au genre policier finit par entrer dans une sorte de compétition avec l’auteur, en voulant deviner la résolution de l’énigme avant l’enquêteur. Pour ce faire, il doit développer une pensée analogique et une activité autour du texte qui peut faire penser par moments au rôle du lecteur dans Rayuela, comme nous le montrerons plus tard.

Notes
91.

Cartas, p. 205. Il y a une autre allusion p. 220, sans grand intérêt ici. (« A présent, je traduits de très bonnes nouvelles de Chesterton pour les éditions Nova. » Trad. S.P.)

92.

En 1939, Cortázar cite Chesterton au nombre des auteurs qu’il reconnaît comme maîtres dans le « cuento corto » (nouvelle courte) ; voir Cartas p. 45.

93.

Nous avons choisi, dans ce travail, de parler de « nouvelles » à propos des autres auteurs, mais de « contes » à propos de Cortázar, puisque ce dernier s’est maintes fois prononcé pour cette traduction du concept espagnol de « cuentos ».

94.

pages : 15, 20, 40, 56, 59, 87, 93, 97, 143, 155, 189, 201, 202, 221, 297.

95.

« Axolotl », in Cuentos Completos 1, p. 381-385.

96.

« Continuidad de los parques » in Cuentos Completos 1, p. 291-292.