Henri Brémond, La Poesía Pura : fonder une poétique

Cette traduction de La poésie pure d’Henri Brémond, suivie de « Un débat sur la poésie » de Robert de Souza, paraît à Buenos Aires en 1947, chez Argos, dans la collection « La crítica literaria », dirigée par Luis M. Baudizzone, José Luis Romero et Jorge Romero Brest. Le livre mesure 21 cm par 13,5 pour 280 pages. La couverture est vert pâle, avec, sur le quart inférieur du livre, une bande blanche qui porte la mention « La crítica literaria ». Le titre se détache en noir et en gros caractères.

Il comporte sur le revers de la couverture, un texte de présentation dépourvu de titre et signé JULIO CORTAZAR (sic, sans accent et en majuscules). Le nom de Julio Cortázar (avec accent) apparaît également en sixième page, au titre de traducteur. Enfin, sur le revers de la quatrième de couverture, se trouve une liste de titres publiés chez Argos, dans les collections « La crítica literaria », « Los pensadores », « El arte y los artistas » et « Historia y viajes ». L’ouvrage coûtait sept pesos, comme l’indique la quatrième de couverture. Il a été terminé d’imprimer le 31 mars 1947.

Cette traduction se situe pour Cortázar dans la période où il est gérant de la Cámara argentina del Libro. Il semble s’agir, pour l’heure, de la première traduction publiée en matière de critique ou d’essai. Il s’agit également de la première publication dans la collection « Crítica literaria » de Argos. Toutefois, celle-ci est dirigée par le même trio (où l’on retrouve Luis Baudizzone) que la collection « Obras de ficción », dans laquelle il a publié l’année précédente Nacimiento de la Odisea. La collaboration semble être satisfaisante pour toutes les parties puisqu’elle se répètera de nouveau en 1947, quelques mois plus tard, avec la traduction de L’Immoraliste. Il faut encore remarquer que, pour la première fois, le nom de Cortázar apparaît pour autre chose que la traduction ou les notes : il signe aussi le texte de présentation. Ceci et surtout le contenu lui confère une certaine crédibilité en tant que critique. Il faut mettre ceci en relation avec les « reseñas » qu’il écrit pour la revue Cabalgata et qui paraissent dès novembre 1947 97 . Quant à la poésie, Cortázar en avait une expérience certaine, aussi bien en tant que poète, après la parution de Presencia, qu’en tant qu’enseignant du supérieur, qui avait inscrit à son programme l’étude de la poésie française et anglaise 98 .

Le texte de l’abbé Brémond, aujourd’hui relativement oublié, a été capital dans l’histoire de la poésie au début du XX° siècle. Le texte initial du recueil, qui donne son nom au livre, a été prononcé par son auteur à l’Académie française le 24 octobre 1925 et c’est lui qui a le plus d’intérêt car il a déclenché une vaste polémique chez les poètes contemporains. C’est en réponse à cela que Brémond écrit la deuxième partie du livre, intitulée « Éclaircissements ». En treize chapitres et un post-scriptum, il y affine son propos et réplique, souvent de manière virulente, à ses interlocuteurs. Enfin, suit un texte allographe, « Un débat sur la poésie » de Robert de Souza, qui vient compléter et théoriser le propos de Brémond.

Pour résumer à grands traits la pensée de l’abbé Brémond, nous pourrions dire qu’il définit la poésie pure en s’appuyant sur son caractère musical : un vers pur, c’est un vers débarrassé de l’éthique, du social, du propos, du sens même, mais qui, par sa seule musique, vaut comme unité autonome et charme le lecteur, le transportant vers un ailleurs tout mystique. C’est en cela que l’auteur rapproche la poésie de la prière, du silence de la prière. Il oppose la poésie pure ou « poésie-musique » à la « poésie-raison », où selon lui, dépérit toute l’aspiration métaphysique de cet exercice. Il compare la poésie pure à une magie qui pointerait vers Dieu.

Ce qui nous intéresse dans ce débat, c’est qu’il dépassa largement les frontières de l’Hexagone et toucha notamment la poésie de langue espagnole, comme le prouvent nombre de textes compilés par Geraldo Diego dans son Antología de la poesía española contemporánea 99 . On y trouve notamment des textes comme « Sobre la poesía pura » de Jorge Guillén, écrit au moment de la sortie du livre français en 1926, ou des réponses plus tardives comme « Sobre una poesía sin pureza » de Pablo Neruda, publié pour la première fois en 1935. Nous ne résistons pas au plaisir de citer ici un passage de cette réplique de Neruda à Brémond, si antithétique :

‘Una poesía impura como un traje, como un cuerpo, con manchas de nutrición, y actitudes vergonzosas, con arrugas, observaciones, sueños, vigilia, profecías, declaraciones de amor y de odio, bestias, sacudidas, idilios, creencias políticas, negaciones, dudas, afirmaciones, impuestos. 100

Voilà donc la preuve que ce débat sur la poétique a touché aussi les poètes latino-américains, dont peut-être Cortázar, qui n’avait après tout que dix ans d’écart avec Neruda.

Nous avons remarqué que l’ouvrage commence sur un texte introductif. La présentation de Cortázar débute ainsi :

‘Baudelaire, padre de la poesía francesa moderna, no lo es sólo por el atroz, irreiterable testamento de Les Fleurs du Mal; su agudo indagar crítico le hizo entrever y postular condiciones esenciales de toda poesía: desgajamiento del compromiso ético (no de la ética) y del didáctico (no de la verdad). Por esa vía lustral echarán a cantar las voces disímiles pero consecuentes de Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue y Valéry. Filiación entretejida, imbricada, oscura, pero donde la lírica francesa no da ya un solo paso atrás. Así, con Claudel, Jouve, Reverdy, Supervielle y Eluard va llenando las décadas de nuestro siglo en admirable prosecución de acendrada pureza, proveyendo la sustancia virgen que incitará un día a Henri Brémond –por caminos de místico horizonte– a formular su concepción de La Poesía Pura. 101

On le voit, Cortázar s’applique d’abord à présenter un panorama de l’histoire de la poésie en France au début du XX° siècle. Ceci n’est pas sans rappeler trois feuillets trouvés dans le Tesoro (la Réserve) de la Biblioteca Nacional de la República Argentina 102  : ces trois pages, datées de 1938, proposent une sorte de classification méthodique et complexe des poètes français de cette époque, dont notamment ceux cités ici. Il est intéressant de remarquer que ce texte d’introduction pose d’abord les poètes, puis les présente en tant que théoriciens de la poésie, et ce n’est qu’en dernier lieu qu’apparaît Brémond, qui fait alors plus figure de continuateur que de novateur. D’autre part, la lecture de Cortázar est pleine de nuances (et peut-être même plus que celle de Brémond, d’ailleurs), lorsqu’il propose les distinctions suivantes : que le poète se défasse de l’engagement éthique ne veut pas dire qu’il se défasse de l’éthique, et qu’il s’éloigne de l’engagement didactique ne l’empêche pas non plus d’approcher la vérité. D’autre part, il marque une certaine distance d’avec Brémond, en précisant que sa conception est avant tout mystique. Cette présentation est donc celle d’un grand connaisseur de la poésie française, qui s’est visiblement déjà penché sur le problème de la pureté poétique et n’hésite pas à confronter, même discrètement, sa pensée avec celle de Brémond. Mais voyons à présent la suite du texte :

‘Agotada ya en el orden de los hechos y de la anécdota su célebre lectura académica cuyo texto abre este volumen, el discurso y sus escolios llegan hoy al lector con una perdurable resonancia de materia viva. Porque no hay en el abate Brémond un teorizador ávido de esquemas, y si al igual que el adolescente de las Ardenas buscó en su día y a su modo « el lugar y la fórmula », lo hizo con la adherencia carnal a la presencia poética, a su dimensión más honda (que es la más alta en ese reino donde las referencias terrenas pierden vigencia) pues en ella sentía palpitar la ansiedad de Dios, la coexistencia con la plegaria. 103

Ce que nous dit ici le texte, c’est surtout que Brémond ne s’éloigne pas suffisamment de son objet pour se poser en théoricien : il reste avant tout lecteur, mais ceci ne semble pas déplaire à Cortázar. A propos du contenu de la parenthèse, nous pensons que cela pourrait se rapprocher du texte que l’on trouvera plus tard au début du Cuaderno de bitácora de Rayuela (pages 9 à 13) et que nous étudierons par la suite. La présentation se termine ainsi :

‘Se ha querido extremar la sed de pureza que movía la apasionada dialéctica de Henri Brémond. Sin ahondar en sus palabras e intenciones, la crítica liviana construyó en su día toda una « mística del silencio », siendo que aquél, como lo comprobará el lector, sólo reclama un verbo abierto a lo inefable, poético precisamente en cuanto capaz de formular lo informulable. Su silencio, ese grande cántico del poema, lo entrevió él como un adherir inmediato a la realidad del corazón humano, allí donde Rimbaud atisbaba « la sinfonía que se agita en las profundidades », esa región que sólo puede cantarse con una palabra capaz de ser, como la Santa de Mallarmé : Musicienne du silence. 104

La fin de ce texte nous dresse une fois encore en Cortázar le portrait d’un lecteur fin et sensible, qui n’hésite pas à se forger une opinion propre contre la critique en vogue. Il propose ici un résumé du propos de Brémond, en le rapprochant des poètes qu’il étudie et en le dégageant de la polémique : le verbe poétique est paradoxal car sa musique est comme un grand silence qui touche l’âme.

Nous avons choisi d’analyser la traduction de Cortázar sur un court extrait du texte prononcé à l’Académie 105 , dont voici l’original :

‘Est donc impur – oh ! d’une impureté non pas réelle mais métaphysique ! – tout ce qui, dans un poème, occupe ou peut occuper immédiatement nos activités de surface, raison, imagination, sensibilité ; tout ce que le poète nous semble avoir voulu exprimer, a exprimé, en effet ; tout ce que nous disons qu’il nous suggère ; tout ce que l’analyse du grammairien ou du philosophe dégage de ce poème, tout ce que la traduction en conserve. Impur, c’est trop évident, le sujet ou le sommaire d’un poème ; mais aussi le sens de chaque phrase, la suite logique des idées, le progrès du récit, le détail des descriptions et jusqu’aux émotions directement excitées. 106

Voici la traduction qu’en donne Cortázar :

‘Impuro es por tanto – ¡oh, no de impureza real sino metafísica !– todo lo que, en un poema, ocupa o puede ocupar inmediatamente nuestras actividades de superficie: razón, imaginación, sensibilidad; todo eso que el poeta parece haber querido expresar y ha expresado; todo lo que según nosotros nos sugiere; todo lo que el análisis del gramático o del filósofo separa de ese poema, todo lo que una traducción conserva. Impuro –es harto evidente– , el tema o el sumario del poema; y también el sentido de cada frase, la sucesión lógica de las ideas, el avance del relato, el detalle de las descripciones, hasta llegar incluso a las emociones excitadas directamente. 107

Nous pouvons remarquer que Cortázar commence la tirade d’une manière assez virulente (ce qui va très bien avec le style de Brémond), par l’antéposition de « Impuro ». Ceci attire l’attention et semble fait pour être dit plus que pour être lu, à l’image du texte initial : on sent clairement dans ce début un rythme tout rhétorique, comme le souligne l’incise exclamative. Cette dernière est bien rendue par Cortázar, qui garde le balancement (no, sino) propice à un bel effet de manche. La suite de la période est marquée en français par l’anaphore de « tout ce qui », devenant ensuite « tout ce que », répété trois fois. En espagnol, on retrouve l’anaphore et sa variante : « todo lo que » alterne avec « todo eso que ». Là encore, la structure est faite pour être entendue : on retient mieux une idée dite quatre fois, mais, pour ne pas lasser, mieux vaut introduire de légères variantes. Pour la ponctuation de cette première phrase, Cortázar remplace opportunément une virgule par deux points : en effet, « raison, imagination, sensibilité » correspondent bien à ce que Brémond nomme « nos activités de surface » ; les deux points sont donc justement placés pour expliciter le premier membre.

Après un point virgule, commence le premier balancement introduit par « tout ce que » ; l’insistance perceptible dans « , a exprimé, en effet » est rendue par l’usage de la copule : « y ha expresado ». Dans ce même membre de phrase, le traducteur a gommé la notion de subjectivité, en traduisant « le poète nous semble avoir voulu exprimer » par « el poeta parece haber querido expresar ». L’idée réapparaît tout de suite après, de manière plus franche : cette fois, Cortázar rend « tout ce que nous disons qu’il nous suggère » par « todo lo que según nosotros nos sugiere », ce qui lui permet d’ailleurs d’éviter la redondance du « que » français.

La deuxième phrase, Cortázar la calque sur la première pour ce qui est du rythme : antéposer « Impuro » au début, crée à présent une seconde anaphore, avec la reprise de cet adjectif en début de phrase. Il va plus loin, en remplaçant les virgules de «, c’est trop évident, » par des tirets d’incise, comme un rappel de la structure initiale. Il conserve bien le rythme de la phrase, ponctuée de virgules en forme de gradation. Il souligne cette dernière en traduisant la fin (« et jusqu’aux émotions directement excitées. ») par « hasta llegar incluso a las emociones excitadas directamente. ». Il y a donc renforcement de la gradation par l’ajout de « incluso » et aussi par le déplacement de « directamente » en dernière position, ce qui semble clore la période d’une manière assez péremptoire.

On le voit sur cet extrait : Cortázar rédige ici un véritable discours rhétorique, une fiction d’allocution propice aux effets de manche. Ce traducteur ne rend pas seulement le sens ; sa maîtrise du style lui permet également de s’adapter aux caractéristiques propres de chaque texte : songez à la différence de moyens entre ce texte-ci et la traduction de Naissance de l’Odyssée ! Nous croyons fermement que ceci est le reflet d’une lecture très poussée de chaque texte traduit : plus que le traduire, il semble le réécrire, en retrouvant la motivation de chaque tournure, de chaque métaphore, un peu à la façon d’un Pierre Menard 108 .

Nous avons aussi choisi cet extrait, car il parle de l’impossibilité de traduire l’essence du poétique : « Impuro es (…) todo lo que una traducción conserva ». Or, il se trouve, assez ironiquement d’ailleurs, que Brémond et de Souza citent fréquemment les poètes qu’ils étudient : Cortázar traduit donc ces vers, précisément cités pour leur pureté et donc pour leur intraduisibilité 109 . Nous pouvons garder pour mémoire le célèbre :

‘Je suis le ténébreux, –le veuf, –l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie,
Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie…’


Nerval est traduit par Cortázar de la manière suivante 110  :

‘Yo soy el tenebroso –el viudo– inconsolado,
Príncipe de Aquitania con su torre abolida;
Mi sola estrella ha muerto, mi laúd constelado
Ostenta el negro sol de la Melancolía…’

Ce dernier vers surtout nous plait : la traduction est belle. On le voit, les alexandrins aux rimes consonantes de Nerval sont rendus par des alejandrinos assonants. Il ne s’agit donc nullement d’une équivalence littérale qui servirait de « béquille » à la lecture du texte français. Les extraits de poèmes cités par Brémond et de Souza sont souvent les vers les plus mémorables de la littérature française : outre le texte de La Poésie Pure,Cortázar s’est donc sans doute donné le plaisir de traduire ici le meilleur de la poésie française…

Il semble que le texte de Brémond ait été important pour la gestation de Rayuela. En effet, pour écrire ce livre, Cortázar a entrepris un véritable travail de sape de la poétique traditionnelle du roman, dans laquelle on perçoit des échos du texte traduit en 1947. Nous en tenons pour preuve, ce texte du Cuaderno de Bitácora (pages 9 à 13), que nous considérons comme fondateur de Rayuela :

‘Es exacto que la poesía ha perdido terreno. (Poesía – poema, se entiende) ¿Ha sido remplazada por otra instancia de la poesía? No. “Poetismo” general (novela, cine) pero sin la intensidad de un Rimbaud o de un Vallejo. ¿Qué indica eso? Que el occidente sigue occidentalizándose. Que la razón l’emporte en todos los planos: literatura, arte (ciertos movimientos “concretos”) técnica, ciencia (“ciencia ficción”!!) El occidente renuncia cada vez más al mundo mágico, simpático, analógico. En el país del surrealismo, hoy se aclama a un Robbe Grillet, se olvida un cine de pura poesía, y sólo se acepta lo insólito cuando viene de Becket o Ionesco, es decir disparo por una dialéctica reseca. (...) Curioso: en el fondo la máxima poesía de este tiempo nace de la filosofía existencial. ¡Extraños avatares!
¿Por qué ha ocurrido esta muerte de la poesía-en-la-vida?
(...) La lectura de los poetas es un “lujo” más, no una operación nocturna y grave como la entendían los románticos.
O sea que el occidente sigue su tradición helénica de racionalismo, Apolo gana hoy este round de su lucha secular con Dionisos. Pero el hombre es más que Occidente. Por no querer aceptarlo, el Occidente se está suicidando. La muerte de la poesía es una de sus necrosis. 111

Nous analyserons plus loin ce texte dans son intégralité, mais nous pouvons d’ors et déjà remarquer la coïncidence de cette réflexion avec celle de Brémond : il y a tout d’abord une opposition nette entre le rationalisme (la poésie-raison, chez Brémond) et « le monde magique, sympathique, analogique » (caractéristiques propres de la poésie pure). La lecture de la poésie, ensuite, est perçue également comme quête métaphysique : il y a un véritable recueillement dans cette « grave opération nocturne ». Enfin, en plus d’une réflexion sur la poésie, il s’agit d’une poétique : un idéal de création qui dépasse le rendu même du texte créé. L’intéressant ici, c’est que Cortázar produit un canevas similaire à celui de Brémond, mais qui dépasse le cadre du poème : c’est dans l’interface avec le récepteur que se donne la poésie, et cela, indépendamment du « support » littéraire (poème, roman, théâtre, cinéma, philosophie…).

Nous retrouvons dans Rayuela même des échos de La poésie pure, par exemple au chapitre 41, page 260 :

‘–Fastigio –dijo Talita– es una palabra muy bonita. Lástima lo que quiere decir.
–Bah, lo mismo pasa con mortadela y tantas otras –dijo Oliveira–. Ya se ocupó de eso el abate Brémond, pero no hay nada que hacerle. 112

Cette petite phrase, dite en passant par Oliveira, fait en réalité référence à sa théorie des mots comme « perras negras », mots incapables de rendre le plus important, l’ineffable. Cette préoccupation déborde aussi sur le personnage de Morelli, d’une manière plus théorique, plus technique. C’est notamment le cas au chapitre 94, page 431 :

‘Una prosa puede corromperse como un bife de lomo. Asisto hace años a los signos de podredumbre en mi escritura. Como yo, hace sus anginas, sus ictericias, sus apendicitis, pero me excede en el camino de la disolución final. Después de todo podrirse significa terminar con la impureza de los compuestos y devolver sus derechos al sodio, al magnesio, al carbono químicamente puros. Mi prosa se pudre sintácticamente y avanza –con tanto trabajo– hacia la simplicidad. Creo que por eso ya no sé escribir “coherente”, un encabritamiento verbal me deja de a pie a los pocos pasos. Fixer les vertiges, qué bien. Pero yo siento que debería fijar elementos. El poema está para eso, y ciertas situaciones de novela o cuento o teatro. Lo demás es tarea de relleno y me sale mal.
–Sí, pero los elementos, ¿son lo esencial? Fijar el carbono vale menos que fijar la historia de los Guermantes.
–Creo oscuramente que los elementos a que apunto son un término de la composición. Se invierte el punto de vista de la química escolar. Cuando la composición ha llegado a su extremo límite, se abre el territorio de lo elemental. Fijarlos y, si es posible, serlos. 113

Cette « morelliana », basée sur une métaphore chimique et mettant en opposition les éléments simples et les éléments complexes, rappelle tout à fait le texte de Jorge Guillén dont nous avons parlé, « sobre la poesía pura » 114  :

‘Poesía pura es matemática y es química –y nada más– en el buen sentido de esa expresión lanzada por Valéry (…). Pura es igual a simple, químicamente. (…) Puede ser este concepto aplicado a la poesía ya hecha, y cabría una historia de la poesía española, determinando la cantidad –y, por tanto, la naturaleza– de elementos simples poéticos que haya en esas enormes complicaciones heterogéneas del pasado. (…) Pero, cabe asimismo la fabricación –la creación– de un poema compuesto únicamente de elementos poéticos en todo el rigor del análisis : poesía poética, poesía pura (…). Como a lo puro lo llamo simple, me decido resueltamente por una poesía compuesta, compleja, por el poema con poesía y otras cosas humanas. 115

La coïncidence dans la réflexion est flagrante et aboutit à la même revendication d’une composition vitale. Il est également possible que Cortázar ait eu vent de cette analogie entre chimie et poésie par le biais de Valéry, puisque l’expression semble être de lui 116 . Cortázar renouvelle pourtant cette poétique en l’appliquant à la prose, ce qui n’est pas anodin : il a face à elle une exigence de poète face à son vers. Il faut alors faire travailler suffisamment le langage pour atteindre une « adhérence » à l’intention, à l’émotion poétique ou métaphysique. Pour ce faire, Cortázar, via Morelli, a recours à la notion de « swing » : celle-ci est-elle si différente de la notion de musique chez l’abbé Brémond ?

Tout ceci, je crois, replace Cortázar à son véritable rang : celui d’un penseur de la littérature, un continuateur de poétiques et finalement un novateur absolu en matière de prose. On le voit, la traduction de Brémond a été fondamentale dans son parcours théorique et dans sa maturation artistique.

Notes
97.

Voir en cela Obra Crítica 2, p. 83-140.

98.

Voir Cartas p. 168, où l’on trouve le programme de ses cours : « me ocupo de la “nueva poesía”, desde Baudelaire a Mallarmé –con una introducción sobre los románticos (…). (...) intentaré desarrollar una breve historia de la poesía francesa desde Rimbaud hasta nuestros días. Y en el curso de literaturas septentrionales, he elegido el romanticismo en Inglaterra (principalmente Shelley y Keats) y la poesía contemporánea de Alemania : Rilke. » (« je m’occupe de la “nouvelle poésie”, de Baudelaire à Mallarmé, avec une introduction sur les romantiques (...). (...) j’essaierai de développer brièvement une histoire de la poésie française de Rimbaud à nos jours. Et dans le cours de littératures septentrionales, j’ai choisi le romantisme en Angleterre –principalement Shelley et Keats– et la poésie contemporaine allemande : Rilke. » Trad. S. P.)

99.

Geraldo Diego : Antología de la poesía española contemporánea, Madrid, Taurus, 1962.

100.

« Une poésie impure comme un vêtement, comme un corps, pleine de taches de nourriture et d’attitudes honteuses, pleine de rides, d’observations, de rêves, d’insomnie, de prophéties, de déclarations d’amour et de haine, de bêtes, de bourrades, d’idylles, de croyances politiques, de refus, de doutes, d’affirmations, d’impôts. » (Trad. S.P.)

101.

« Baudelaire, père de la poésie moderne française, ne l’est pas seulement au titre de l’atroce, de l’unique testament des Fleurs du mal ; sa recherche critique incisive lui a fait entrevoir et postuler les conditions essentielles de toute poésie : rupture avec l’engagement moral (et non avec l’éthique), avec l’engagement didactique (et non avec la vérité). C’est par ce biais initiatique que chanteront ensuite les voix diverses mais puissantes de Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue et Valéry. Filiation entremêlée, imbriquée, obscure, mais où la poésie française ne recule plus d’un pouce. Ainsi, avec Claudel, Jouve, Reverdy, Supervielle et Eluard, notre siècle se remplit de cette admirable recherche d’une pureté parfaite ; elle offre la substance vierge qui un jour incitera Henri Brémond à formuler –par des chemins à l’horizon tout mystique– sa conception de la Poésie Pure. » (Trad. S.P.)

102.

Sous la cote : Tesoro, Inv 760 y 2674. Ce texte se situe dans la troisième pochette consacrée aux manuscrits de Cortázar.

103.

« Si l’intérêt factuel et anecdotique de la célèbre lecture à l’Académie –dont le texte ouvre ce volume– est à présent épuisé, le discours et ses commentaires touchent aujourd’hui le lecteur avec l’écho durable d’une matière vive. C’est que l’Abbé Brémond n’est pas un théoricien avide de schémas et si, comme l’adolescent des Ardennes, il a un jour cherché « le lieu et la formule », il l’a fait avec une adhérence charnelle à la présence poétique, à sa dimension la plus profonde (qui est la plus haute en ce temps où les références humaines perdent du terrain), car il y sentait palpiter l’angoisse divine, la coprésence de la prière. » (Trad. S. P.)

104.

« On a voulu pousser trop loin la soif de pureté qui agitait la dialectique passionnée d’Henri Brémond. Sans creuser ses mots et ses intentions, la critique superficielle a construit à son époque toute une « mystique du silence », alors que Brémond, comme le verra le lecteur, réclamait seulement un verbe ouvert à l’ineffable, poétique justement car capable de formuler l’informulable. Son silence, ce grand chant du poème, il le devinait comme une adhérence immédiate à la réalité du cœur humain, là où Rimbaud découvrait « la symphonie qui s’agite dans les profondeurs », cette région que l’on ne peut chanter qu’à l’aide d’une parole capable d’être, comme la Sainte de Mallarmé : Musicienne du silence. » (Trad. S.P.)

105.

Nous aurions aimé étudier le passage auquel Cortázar fait référence dans « Translate, traduire, tradurre : traducir » ( Nueva revista de política, cultura y arte, n°46 –été 1996–, p. 80-92 ; nous n’avons pas retrouvé de publication antérieure pour ce texte, dont nous ignorons la date de production). Nous n’avons hélas pas pu localiser ce passage. L’étude en aurait été intéressante puisque Cortázar relit ce fragment des années plus tard et le considère alors comme erroné : « He palidecido al releer fragmentos de mis viejas versiones literarias, como en el caso del célebre pero olvidado estudio del abate Brémond sobre la plegaria y la poesía, donde me equivoqué sobre el esprit en el sentido de ingenio o agudeza y lo traduje derecho viejo como « espíritu », estropeándole el pasaje al buen abate. » (« j’ai pâli en relisant des passages de mes vieilles traductions littéraires : par exemple la célèbre étude pourtant oubliée de l’abbé Brémond sur la prière et la poésie, où je me suis trompé sur « esprit », au sens de « ingenio » ou « agudeza », et que j’ai traduit franco par « espíritu », ce qui a fichu en l’air le passage du bon abbé. » Trad. S.P.)

106.

Henri Brémond : La poésie pure, Grasset, 1926, p. 21-22.

107.

La poesía pura, p. 19.

108.

Célèbre personnage de Borges, dans la nouvelle intitulée « Pierre Menard, autor del Quijote », in Ficciones, Madrid, Alianza, 1995, p. 47-60.

109.

C’est le cas aux pages : 15, 17 (deux fois), 18 (trois fois), 31, 38, 43, 44, 46, 60, 72, 80, 109 (deux fois), 147, 162, 194, 193 (trois fois), 194 (deux fois), 195, 196, 204, 205 (deux fois), 206 (trois fois), 207 (quatre fois), 208 (cinq fois), 210 (deux fois), 213 (deux fois), 251. Outre ces vers, il y a de très nombreuses citations de prose, surtout aux chapitres VIII et IX ; elles sont également traduites par Cortázar, mais directement dans le texte. (Pour les vers, l’original est cité dans le texte et la traduction apparaît en note.) Il y a également six notes de traducteur, la plupart explicitant la source d’un vers cité par l’auteur (p. 47, 62, 63, 64, 99 et 199). L’une d’elle, p. 99 est très intéressante : elle confronte une citation anglaise de Walter Pater à une traduction en cascade (Le texte de Pater est traduit en français par Brémond, puis le texte français est traduit en espagnol par Cortázar) à une traduction directe de Cortázar (le texte de Pater est traduit directement en espagnol). On y prend la mesure de l’orientation partisane donnée par Brémond à sa version : le texte ainsi traduit corrobore parfaitement sa thèse, mais est-ce bien une traduction ?

110.

La poesía pura, p. 17.

111.

« C’est vrai que la poésie a perdu du terrain. (Poésie –poème, j’entends) Est-ce qu’elle a été remplacée par une autre instance de la poésie ? Non. « Poétisme » général (roman, cinéma) mais sans l’intensité d’un Rimbaud ou d’un Vallejo. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que l’occident continue à s’occidentaliser. Que la raison l’emporte sur tous les plans : littérature, art (certains mouvements « concrets »), technique, science (« science-fiction » !!). L’occident renonce toujours plus au monde magique, sympathique, analogique. Au pays du surréalisme, on acclame aujourd’hui un Robbe Grillet, on oublie un cinéma de pure poésie et on accepte l’insolite seulement s’il vient de Becket ou de Ionesco, c’est-à-dire quand il tire sur une dialectique archisèche. (…) Curieux : au fond, la plus grande poésie d’aujourd’hui naît de la philosophie existentielle. Drôles d’avatars ! / Pourquoi cette mort de la poésie-dans-la-vie a-t-elle eu lieu ? / (…) Lire les poètes est un « luxe » de plus, et non une opération nocturne et grave comme l’entendaient les romantiques. / Donc, l’occident poursuit sa tradition grecque du rationalisme, Apollon gagne ce round dans son combat éternel contre Dionysos. Mais l’homme, c’est plus que l’Occident. A ne pas vouloir l’accepter, l’Occident est en train de se suicider. La mort de la poésie est l’une de ses nécroses. » (Trad. S.P.)

112.

« –Acmé, dit Talita. c’est un mot très beau. Dommage qu’il signifie une chose pareille./ –Bah, c’est pareil pour mortadelle et beaucoup d’autres, dit Oliveira. L’abbé Brémond s’est déjà penché sur le problème, mais on n’y peut rien. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 265)

113.

« Une prose peut s’avarier comme un morceau de rumsteck. J’assiste depuis des années aux signes précurseurs de la pourriture de mon style. Comme moi, il a ses angines, ses ictères, l’appendicite, mais me devance sur le chemin de la dissolution finale. Après tout, pourrir signifie en finir avec l’impureté des composants et rendre ses droits au sodium, au magnésium, au carbone chimiquement purs. Ma prose se pourrit syntaxiquement et avance –à grand-peine– vers la simplicité. Je crois que c’est pourquoi je ne sais plus écrire « cohérent » ; mon verbe se cabre et me jette tout de suite à terre. Fixer les vertiges, comme c’est bien. Mais je sens qu’il me faudrait fixer des éléments. La poésie est faite pour cela, certaines situations de roman, de nouvelle, de théâtre. Le reste n’est que remplissage et me rebute./ –Oui, mais les éléments, est-ce là l’essentiel ? Fixer le carbone est moins intéressant que fixer l’histoire des Guermantes./ –Je crois confusément que les éléments que je vise sont une limite de la composition. On inverse le point de vue de la chimie scolaire. Quand la composition est parvenue à sa limite extrême, s’ouvre le domaine de l’élémentaire. Fixer ces éléments et, si possible, être ces éléments. » (Trad. F. R., Marelle, p. 94)

114.

cité dans Geraldo Diego : Antología de la poesía española contemporánea, Madrid, Taurus, 1962.

115.

« La poésie pure est mathématique et chimique –et rien de plus–, au bon sens de l’expression lancée par Valéry (…). Pure égale simple chimiquement. (…) Ce concept peut être appliqué à la poésie existante, et il conviendrait de faire une histoire de la poésie espagnole où l’on déterminerait en quantité –et donc en nature– les éléments poétiques simples que l’on trouve dans ces énormes complications hétérogènes du passé. (…) Mais on peut également envisager la fabrication –la création– d’un poème composé exclusivement d’éléments poétiques dans toute la rigueur de l’analyse : poésie poétique, poésie pure (…). Puisque je nomme simple ce qui est pur, je prends résolument le parti d’une poésie composite, complexe, je choisis le poème avec de la poésie et avec d’autres choses humaines. » (Trad. S.P.)

116.

Nous n’avons pu la retrouver. Il faut par ailleurs remarquer que J. Guillén est le traducteur espagnol du Cimetière marin de Valéry, ce qui tend un pont de plus entre eux.