Cette traduction de l’Immoraliste de Gide paraît en 1947 chez Argos, à Buenos Aires, sous le titre El Inmoralista. Elle appartient, tout comme Nacimiento de la Odisea, à la collection « Obras de ficción », co-dirigée par Luis M. Baudizzone. Le livre mesure 14 cm par 21, pour 176 pages. La couverture est beige, rehaussée d’un cadre vert sur la première page. Le nom de l’auteur est imprimé en noir et le titre en vert, dans un corps de caractère nettement plus gros que le reste. Il porte le sous-titre « Novela ». Le revers de la couverture porte un texte de présentation signé Guillermo de Torre et celui de la quatrième de couverture, une liste de titres parus dans cette collection et dans la « Colección Paul Géraldy ». On y remarque, entre autres, Nacimiento de la Odisea de Jean Giono et Ferdydurke de Witold Gombrowicz. La sixième page porte « JULIO CORTAZAR » (sic, sans accent et en majuscules), mentionné comme traducteur. L’ouvrage comporte une préface de l’auteur (p. 7 à 9) puis le texte du roman. Le livre est achevé d’imprimer le 12 novembre 1947.
Dans l’article intitulé « Translate, traduire, tradurre : traducir », Cortázar parle de cette traduction :
‘Trujamán silencioso, en mi juventud viví tiempos de delicia mientras traducía libros como Mémoires d’Adrien [sic] o L’Immoraliste, de André Gide. 117 ’Cortázar a en effet dû prendre un grand plaisir à traduire un auteur qu’il reconnaît comme un maître depuis longtemps déjà. En effet, dès 1937, on trouve dans ses lettres des citations et des éloges de Gide 118 . Nous imaginons aisément que Luis Baudizzone lui a confié cette traduction en sachant à quel point il serait compétent sur cet auteur. Il s’agit, dans l’état actuel de nos recherches, de la dernière collaboration de Cortázar avec Argos.
Le très célèbre roman de Gide raconte la déchéance progressive d’un intellectuel, Michel, atteint de tuberculose. Cet érudit menait une vie rangée jusqu’à la mort de son père ; pour satisfaire ses dernières volontés, il se marie avec Marceline. Ce mariage sans amour est suivi d’un voyage de noces en Tunisie. C’est là que Michel crache du sang pour la première fois : la tuberculose s’est déclarée et ceci sert de base à la quête du personnage. (On a sans doute du mal aujourd’hui à comprendre la portée de cette situation : à l’époque, le tuberculeux était un proscrit –parce que contagieux– et un mort sur pieds –faute de traitement efficace– ; cette maladie provoquait donc une peur comparable à celle qu’engendre le sida de nos jours.) Ainsi, la maladie oblige Michel à revoir entièrement ses priorités de vie : lui qui négligeait son corps pour s’adonner à l’érudition recentre toute son attention sur celui-ci. Il fait alors l’expérience d’une manière de résurrection qui met à jour un homme nouveau, immoral. Une fois guéri, il retourne en France accompagné de sa femme et se trouve confronté à l’image que ses amis gardent de lui : il se voit dans l’obligation de jouer un rôle, de mimer des valeurs auxquelles il ne s’identifie plus. Professeur au collège de France, il essaie d’imprégner ses cours de ses nouvelles vues : la Culture, née de la vie, tue la vie. Son propos reste incompris, sauf de Ménalque, personnage fascinant qui repousse les conventions sociales et a le courage de mettre en pratique le désir de rupture de Michel. Marceline est enceinte mais perd le bébé au huitième mois. Cet enfant eût pu aider Michel à se retrouver une place ; sa perte achève de l’égarer. Marceline tombe alors à son tour malade de tuberculose ; soi-disant pour la guérir, il l’entraîne dans un voyage absurde où elle gâche ses dernières forces. A peine arrivée en Tunisie, elle meurt et Michel retrouve le « glissement clandestin d’un burnous blanc », celui de Moktir, un jeune arabe attirant.
Le récit est tout entier rapporté à la première personne par le personnage de Michel. Ce dernier ne se cherche pas d’excuse et a pleinement conscience d’avoir tué sa femme par son égoïsme. Cette technique narrative a pour effet de déstabiliser le lecteur : il est choqué par les choix de Michel mais s’identifie à cette première personne du récit. Même s’il récuse cet immoraliste, il le comprend.
Voyons à présent comment Cortázar traduit le texte de Gide. Pour ce faire, nous choisissons cet extrait –un dialogue entre Ménalque et Michel sur un des thèmes centraux du roman : la place de la culture face à la vie.
‘Savez-vous ce qui fait de la poésie aujourd’hui et de la philosophie surtout, lettres mortes ? C’est qu’elles se sont séparées de la vie. La Grèce, elle, idéalisait à même la vie ; de sorte que la vie de l’artiste était elle-même déjà une réalisation poétique ; la vie du philosophe, une mise en action de sa philosophie ; de sorte aussi que, mêlées à la vie, au lieu de s’ignorer, la philosophie alimentait la poésie, la poésie exprimant la philosophie, cela était d’une persuasion admirable. Aujourd’hui la beauté n’agit plus ; l’action ne s’inquiète plus d’être belle ; et la sagesse opère à part.Voici à présent la version de Cortázar :
‘¿Sabe usted qué es lo que vuelve hoy letra muerta a la poesía, y sobre todo a la filosofía? El haberse separado de la vida. Grecia idealizaba incluso la vida; de suerte que la vida del artista era ya en sí misma una realización poética; la vida del filósofo, una puesta en acción de su filosofía; de modo que, mezcladas a la vida en lugar de ignorarse, la filosofía alimentaba a la poesía, la poesía expresaba a la filosofía, y el todo era de una admirable persuasión. Hoy la belleza ya no actúa; la acción no se cuida de ser bella; y la sabiduría opera aparte.La première phrase, qui en français était marquée par une syntaxe assez saccadée, a en espagnol un ordre plus fluide : Cortázar gomme la postposition de « lettres mortes » et déplace « aujourd’hui », rendant ainsi la phrase plus facilement lisible. Peut-être s’agit-il ici d’un problème de « tolérance » face à une traduction : ce qu’un auteur peut se permettre dans sa langue originale en matière de syntaxe, un traducteur ne le peut guère –le lecteur l’accuserait certainement de ne « pas savoir écrire ». Dans la suite du texte, Ménalque répond à sa propre question ; le « C’est que » qui marquait sa voix en français a été remplacé en espagnol par une phrase nominale qui garde bien l’oralité et la vivacité de la réponse. Toutefois, nous trouvons ensuite un faux-sens : la phrase « La Grèce, elle, idéalisait à même la vie » a été visiblement lue « La Grèce, elle, idéalisait même la vie », puisque l’on trouve en espagnol « Grecia idealizaba incluso la vida ». L’erreur de lecture est, nous le croyons, la plus grande source de faux-sens et bien rares sont les traductions où ne s’en soient pas glissées quelques-unes. Cette phrase présente, en français, un balancement peut-être un peu lourd : « de sorte que/ de sorte aussi que », que Cortázar remplace par « de suerte que/de modo que ». Par ailleurs, ce choix est certainement motivé par le fait que « de suerte que » tombe peu à peu en désuétude dans le langage oral 121 . C’est aussi pour des raisons de style, semble-t-il, qu’il supprime la virgule dans la traduction de « mêlées à la vie, au lieu de s’ignorer » : le tout étant en incise, cette virgule n’a pas grand sens. La suite française propose une construction assez peu orthodoxe : « la philosophie alimentait la poésie, la poésie exprimant la philosophie, cela était d’une persuasion admirable » ; le traducteur préfère ici mettre les verbes sur un même plan (« la filosofía alimentaba a la poesía, la poesía expresaba a la filosofía ») et expliciter « cela », en le remplaçant par « el todo » ; la phrase, là encore, gagne en fluidité.
Dans la réplique de Michel, les propositions sont inversées entre l’espagnol et le français : « Pourquoi, dis-je, vous qui vivez votre sagesse, n’écrivez-vous pas vos mémoires ? » devient « ¿Por qué –le dije– no escribe sus memorias, usted que vive su sabiduría? ». Il est difficile de retrouver ici la raison de ce choix ; peut-être n’est-ce qu’une question « d’oreille ». Le choix suivant est plus évident : cette seconde question (« ou simplement les souvenirs de vos voyages ? ») est en réalité plutôt une invitation, que les points de suspension rendent parfaitement (« o por lo menos los recuerdos de sus viajes... »).
Ménalque répond ensuite à Michel. On peut remarquer que les prénoms sont traduits (Menalcas pour Ménalque ; Miguel pour Michel...), ce qui n’est pas dans les habitudes du Cortázar-traducteur, d’après ce que nous avions vu jusqu’ici. Le jeu des verbes est assez étrange dans la phrase qui suit : « Je croirais, ce faisant, empêcher d’arriver l’avenir et faire empiéter le passé ». Le premier infinitif de chaque membre renvoie au sujet de la principale, c’est-à-dire à la première personne, alors que le second a pour sujet le syntagme nominal qui suit ; cela reviendrait donc à dire « je croirais que j’empêche l’avenir d’arriver ». Cortázar se base sur cette analyse grammaticale pour traduire ; cependant (sans doute pour ne pas abuser de la première personne) il choisit « me parecería » pour traduire la principale, ce qui donne donc : « Me parecería que impido al futuro llegar, que ayudo a ganar terreno al pasado ». Il est à noter qu’il omet de traduire « ce faisant », ce qui ne nuit absolument pas au sens de la phrase. On remarque un peu plus loin une autre inversion (« Jamás me basta haber sido feliz » pour « Jamais, d’avoir été heureux, ne me suffit »), qui là encore tend à une simplification de la syntaxe gidienne.
Sur la fin de l’extrait, on peut souligner une belle traduction métaphorique de « se dépouillent » : « se agostan », autrement dit sèchent, se dessèchent. Ceci vient filer la métaphore de l’embaumement des souvenirs. Cette idée et celle de la conservation des souvenirs semble avoir plu à Cortázar, d’abord parce qu’il répète « los recuerdos » là où le français se contentait d’un « ceux-ci » (« los recuerdos se conservan mal ») et ensuite car nous retrouverons cette idée dans un autre de ses textes, comme nous allons le voir à présent.
Voici « Conservación de los recuerdos » 122 , qui nous paraît très inspiré du passage que nous venons d’étudier :
‘Los famas para conservar sus recuerdos proceden a embalsamarlos en la siguiente forma: Luego de fijado el recuerdo con pelos y señales, lo envuelven de pies a cabeza en una sábana negra y lo colocan parado contra la pared de la sala, con un cartelito que dice: “Excursión a Quilmes”, o: “Frank Sinatra”.Ces souvenirs que les Fameux conservent en les embaumant font nettement penser à ce que critique Ménalque, à cet ordre de la mémoire qui entraîne la fausseté. Ménalque, lui, revendique l’oubli là où les Cronopes inventent une mémoire vive. Il ne semble pas incongru de voir une relation intertextuelle entre ces deux extraits, puisque Cortázar affirme dans sa correspondance que les textes des Cronopes « reflètent différentes époques et différentes intentions » 124 ; même si le volume paraît dans les années 1960, « Conservación de los recuerdos » peut avoir été écrit ou conçu à une époque plus proche de la traduction de L’Immoraliste.
On peut par ailleurs rapprocher ce thème du passage de Rayuela (chapitre 48, p. 298) que nous avons précédemment cité lors de l’étude de Nacimiento de la Odisea et où il était précisément question pour Horacio de ne pas accepter cette mémoire faussée, afin de continuer à vivre le présent comme une quête 125 .
Outre cela, il faut remarquer une forte parenté entre L’Immoraliste et Rayuela quant au contenu du récit : Horacio est à sa manière le Michel de Gide, l’érudit qui remet en cause la valeur de l’érudition, celui qui va contre l’ordre établi, cherchant à appréhender le monde d’une manière plus immanente. La structure même de « Del lado de allá » nous rappelle fortement L’Immoraliste : dans les deux cas, le point critique se situe à la mort de l’enfant. Chez Gide, Michel abandonne Marceline pour retrouver Ménalque le soir de sa fausse couche, ce qui l’amène ensuite à se séparer de plus en plus d’elle jusqu’à la laisser mourir, dans une complète indifférence. Chez Cortázar, c’est aussi la mort de Rocamadour qui provoque la catabase d’Horacio, sa séparation d’avec la Maga et la possible mort de celle-ci. Nous étudierons par la suite le passage de la mort de Rocamadour, mais nous pouvons d’ors et déjà mentionner que le sang-froid immoral dont fait preuve Horacio 126 renvoie en bien des aspects au roman de Gide.
Cortázar, Julio : « Translate, traduire, tradurre : traducir », in Nueva revista de política, cultura y arte, n°46, p. 80-92. « Truchement silencieux, j’ai vécu dans ma jeunesse des moments de délices en traduisant des livres comme Mémoires d’Hadrien ou L’Immoraliste d’André Gide. » (Trad. S.P.)
Voir par exemple Cartas, p. 33.
André Gide : L’Immoraliste, Mercure de France, Folio, 2001, p. 123-124.
André Gide : El Inmoralista, Argos, 1947, p. 117-118.
Voir María Moliner : Diccionario de uso del español à l’entrée « suerte ».
Cortázar, J. : Cuentos Completos 1, p. 480 ( in Cronopios y famas).
« Les Fameux pour conserver leurs souvenirs les embaument de la façon suivante : après avoir fixé le souvenir avec tous ses éléments, ils l’enveloppent de la tête au pieds dans un drap noir et le mettent debout contre le mur du salon avec une étiquette disant : « Excursion à Quilmes », ou : « Frank Sinatra. »/ Tout au contraire, les Cronopes, ces êtres désordonnés et tièdes, laissent les souvenirs en liberté dans la maison au milieu des cris joyeux, des allées et venues et si d’aventure l’un passe près d’eux en courant, ils le caressent au passage et disent « Attention à l’escalier », ou encore : « Tu pourrais te faire mal. » C’est pour cela que les maisons de Fameux sont toujours silencieuses et bien rangées, tandis que chez les Cronopes il y a toujours grand remue-ménage et portes qui claquent. Les voisins se plaignent souvent des Cronopes, et les Fameux hochent la tête d’un air compréhensif et vont vite voir si toutes leurs étiquettes sont bien à leur place. » (Nouvelles, p. 456, le nom du traducteur de Cronopes et Fameux n’apparaît pas dans le volume.)
Cartas, p. 415.
« Il eût été si facile d’organiser un schéma cohérent, un ordre de pensée et de vie, une harmonie. Il suffisait de l’hypocrisie de toujours, élever le passé au rang d’expérience, tirer parti des rides et de cet air d’avoir vécu qu’il y a dans les sourires ou les silences des plus de quarante ans. Après quoi, on mettait un complet bleu marine, on lissait ses tempes argentées et on entrait dans les expositions de peinture, réconcilié avec le monde. Un scepticisme discret, un air d’être revenu de toutes choses, une entrée en cadence dans la maturité, dans le mariage, dans le sermon paternel à l’heure du rôti ou du livret scolaire insatisfaisant./ Et tout cela, si ridicule et si grégaire, pouvait être pire encore sur d’autres plans, sur le plan de la médiation toujours menacée par les idola fiori, des mots qui faussent les intuitions, les pétrifications simplificatrices, les lassitudes qui font sortir lentement le drapeau de la reddition. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 304)
Ayant découvert la mort de l’enfant, Horacio la garde secrète pendant plus d’une heure.