Gombrowicz, Ferdydurke : collaboration à une aventure échevelée ?

Lors d’un entretien, Mme Aurora Bernárdez nous mise sur la piste d’une possible collaboration de Cortázar à une traduction de Ferdydurke de Gombrowicz pour les éditions Argos : un tiers lui a rapporté cette collaboration après le décès de Cortázar ; il n’y a donc pas de témoignage direct. Nous ignorons précisément en quoi a pu consister cette possible collaboration : a-t-il aidé à traduire une partie de l’ouvrage ? A-t-il révisé le texte traduit ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre à ces questions, mais nous signalons cette piste pour des recherches à venir.

Par ailleurs, la traduction de Ferdydurke de Gombrowicz nous paraît intéressante pour dresser le portrait du milieu éditorial de l’époque. Voici le récit de cette aventure de traduction par Álvaro Abós :

‘La historia de la traducción de Ferdydurke es en sí misma una novela gombrowizciana. Se trata de traducir al castellano un libro escrito en un idioma, el polaco, que ninguno de los traductores conocía. Cecilia Benedit de Debenedetti, una mecenas que protegía a Gombrowicz, había conseguido que la obra fuera publicada por la editorial Argos. El mecanismo de la traducción era el siguiente: Gombrowicz leía un párrafo del libro y lo traducía oralmente en su macarrónico español. El grupo lo depuraba hasta conseguir un español « literario ». Cada una de las palabras se discutía bajo todos sus aspectos : el sentido, la eufonía, la cadencia. Carecían de diccionario polaco-español. Según Rodríguez Tomeu, el grupo, conformado por contertulios fijos y esporádicos –algunos de los cuales entraban al Gran Rex, participaban un rato de la sesión y se retiraban– desmenuzó durante más de tres horas la expresión « matungos de tiro ». Y así todas. 127

Selon Abós, cette folle entreprise commence le 26 avril 1947 et, en effet, cela correspond parfaitement avec la période d’activité de Cortázar pour Argos, sous le regard complice de Baudizzone. Gombrowicz nomme certains participants dans le prologue pour l’édition argentine :

‘Bajo la presidencia de Virgilio Piñera, distinguido representante de las letras de la lejana Cuba, de visita en este país, se formó el comité de traducción compuesto por el poeta y pintor Luis Centurión, el escritor Adolfo de Obieta, director de la revista Papeles de Buenos Aires, y Humberto Rodríguez Tomeu, otro hijo intelectual de la lejana Cuba. (...) Colaboraron: Jorge Calvetti, Manuel Claps, Carlos Coldaroli, Adán Hoszowski, Gustavo Kotkowsky y Pablo Manen (pacientes pescadores del verbo), Mauricio Ossorio, Eduardo Paciorkowski, Ernesto Plunkett y Luis Rocha (aquí se juntan Brasil, Polonia, Inglaterra y la Argentina), Alejandro Rossuvich, Carlos Sandelin, Juan Seddon (obstinados buscadores del giro adecuado), José Taurel, Luis Tello y José Patricio Villafuerte (eficaces e intuitivos). 128

Dans ces vingt collaborateurs –que nous citons car ils pourraient être familiers à d’autres chercheurs mieux informés–, le nom de Cortázar n’apparaît hélas pas, on le voit. L’entreprise est échevelée et vraiment digne de l’édition argentine des années 40, où tout projet semble possible, mais nous n’avons pas de certitude concernant la participation de Cortázar.

Toutefois, cette possible collaboration nous intéresse aussi au niveau intertextuel : le chapitre 145 de Rayuela est en effet exclusivement composé d’une citation de Ferdydurke :

‘Morelliana.
Una cita:
Esas, pues, son les fundamentales, capitales y filosóficas razones que me indujeron a edificar la obra sobre la base de partes sueltas –conceptuando la obra como una partícula de la obra– y tratando al hombre como una fusión de partes de cuerpo y partes de alma –mientras a la Humanidad entera la trato como un mezclado de partes. Pero si alguién me hiciese tal objección: que esta parcial concepción mía no es, es verdad, ninguna concepción sino una mofa, chanza, fisga y engaño, y que yo, en vez de sujetarme a la severas reglas y canones del Artes, estoy intentando burlarlas por medio de irresponsables chungas, zumbas y muecas, contestaría que sí, que es cierto, que justamente tales son mis propósitos. Y, por Dios, –no vacilo en confesarlo– yo deseo esquivarme tanto de Vuestro Arte, señores, como de vosotros mismos, ¡pues no puedo soportaros junto con aquel Arte, con vuestras concepciones, vuestra actitud artística y con todo vuestro medio artístico!
Gombrowicz, Ferdydurke, Cap. IV. Prefacio al Filidor forrado de niño. 129

L’intégration de ce passage au titre de « morelliana » est loin d’être innocent : comme tous les autres textes attribués au personnage de Morelli –que Cortázar appelle les arquepítulos dans le Cuaderno de bitácora, c’est-à-dire les chapitres servant d’archétype–, il exprime certaines idées sur la littérature qui fondent la démarche de Rayuela. Nous avons ici la notion de « partes sueltas » qui renvoie le lecteur aux courts chapitres sans lien apparent ; nous trouvons aussi la volonté irrévérencieuse de créer hors du canon romanesque et de l’étiquette littéraire.

Nous allons voir qu’il s’agit bien ici d’un extrait de la traduction dont nous parlons, puisque Cortázar écrit à Francisco Porrúa, lors de l’envoi du manuscrit de Rayuela à Sudamericana :

‘Una última cuestión: te encontrarás [en nota : No me acuerdo en qué capítulo] con una cita de Ferdydurke, de Gombrowicz. Como no tengo la edición española, cito de la francesa. Sería cuestión de encontrar la que editó Argos hacia 1948, buscar el pasaje y sustituirlo al texto francés. Si me mandás el libro lo hago yo mismo, pero a lo mejor es más sencillo hacer el cambio en Buenos Aires. 130

Cortázar tient donc absolument à ce que ce soit le texte d’Argos qui apparaisse ici : même s’il n’a pas collaboré à cette traduction, il a eu connaissance du projet rocambolesque et a lu le livre.

Ceci confirme par ailleurs l’hypothèse que des textes lus, révisés ou traduits par lui quelques quinze ans avant la publication de Rayuela ont été fondamentaux pour la conception et la réalisation de ce texte, que l’on est bien en droit, dès lors, d’appeler l’œuvre d’une vie.

Notes
127.

A. ABÓS : Al pie de la letra (Guía literaria de Buenos Aires), Buenos Aires, ed. Grijalbo Mondadori, coll. Lecturas argentinas, 2000, 343 pages. Les citations sont extraites des p. 300 à 302. « L’histoire de la traduction de Ferdydurke est en elle-même un roman de Gombrowicz. Il s’agissait de traduire en espagnol un livre écrit en polonais, langue qu’aucun des traducteurs ne connaissait. Cecilia Benedit de Debenedetti, un mécène qui protégeait Gombrowicz, avait obtenu que l’œuvre soit publiée par les éditions Argos. Le mécanisme de la traduction était le suivant : Gombrowicz lisait un paragraphe du livre et le traduisait oralement dans son espagnol macaronique. Le groupe le dépurait jusqu’à obtenir un espagnol « littéraire ». Chaque mot était discuté sous tous ses aspects : le sens, l’euphonie, la cadence. Ils n’avaient pas de dictionnaire polonais-espagnol. Selon Rodríguez Tomeu, le groupe, dont les membres étaient fixes ou sporadiques –certains venaient même au Grand Rex, participait un moment à la session puis repartaient–, éplucha pendant trois heures l’expression « mantungos de tiro ». Et c’en était ainsi pour tout. » (Trad. S.P.)

128.

« Sous la présidence de Virgilio Piñera, émissaire distingué des lettres de la lointaine Cuba, en visite en Argentine, s’est formé le comité de traduction composé du peintre et poète Luis Centurión, de l’écrivain Adolfo de Obieta, directeur de la revue Papeles de Buenos Aires, et d’Humberto Rodríguez Tomeu, autre fils spirituel de la lointaine Cuba. (...) Ont collaboré : Jorge Calvetti, Manuel Claps, Carlos Coldaroli, Adán Hoszowski, Gustavo Kotkowsky y Pablo Manen (patients pêcheurs de mots), Mauricio Ossorio, Eduardo Paciorkowski, Ernesto Plunkett y Luis Rocha (ce qui rajoute le Brésil, la Pologne, l’Angleterre et l’Argentine), Alejandro Rossuvich, Carlos Sandelin, Juan Seddon (chercheurs obstinés de la tournure juste), José Taurel, Luis Tello y José Patricio Villafuerte (efficaces et intuitifs). » (Trad. S.P.)

129.

Rayuela, p. 543. « Morellienne/ Une citation :/ Telles sont donc les raisons fondamentales, capitales et philosophiques qui m’ont incité à construire mon ouvrage sur la base de parties séparées –en concevant l’œuvre comme une particule de l’œuvre et en traitant l’homme comme une fusion de parties du corps et de parties de l’âme– et tandis que l’humanité toute entière m’apparaît comme un mélange de parties. Or, si quelqu’un m’objectait que cette conception partielle qui est la mienne n’est pas véritablement une conception mais une facétie, une plaisanterie, une raillerie et un leurre, et qu’au lieu de me soumettre aux sévères règles et canons de l’Art j’essaie de m’en moquer au moyen de bouffonneries, gaudrioles et autres grimaces irresponsables, je lui répondrais que oui, que c’est exact, que tel est bien mon propos. Et, mon Dieu –je n’ai pas honte d’en faire l’aveu–, j’ai autant envie d’échapper à votre Art qu’à vous-mêmes, messieurs ! Et c’est parce que je ne veux pas vous supporter, vous tous avec votre Art, vos conceptions, vos attitudes esthétiques et tous vos cénacles./ Gombrowicz,/ Ferdydurke, chap. IV. Introduction au Philidor. » (Trad. F. R., Marelle, p. 571).

130.

Cartas, p. 483. La lettre est datée du 30 mai 1962. « Un dernier problème : tu trouveras (je ne sais plus dans quel chapitre) une citation du Ferdydurke de Gombrowicz. Je n’ai pas l’édition en espagnol, alors je cite en français. Il faudrait retrouver l’édition d’Argos de 1948 à peu près, chercher le passage et remplacer le texte français. Si tu m’envoies le livre, je le fais moi-même, mais il est peut-être plus simple de faire le changement à Buenos Aires. » (Trad. S.P.)