Interlude

Dans ce travail, nous proposerons de place en place de petits interludes pour reprendre et synthétiser les informations que nous avons mises à jour. Ainsi, sur la base des analyses qui précèdent, nous pouvons avoir une idée précise du type de traducteur littéraire qu’est Julio Cortázar, du moins pour les textes traduits du français. Dès Nacimiento de la Odisea, nous avons remarqué qu’il prête davantage attention à l’effet littéraire du texte sur le lecteur qu’à la lettre même de celui-ci. Nous pouvons penser en cela à cette remarque que Cortázar fait à Fredi Guthmann, qui lui propose de traduire Los Reyes en français :

‘Por supuesto esperaré que algún día me haga llegar esta traducción, cuya perfecta coincidencia con el original está descontada –lo que no ocurriría con otro traductor que me conociera menos y se limitara a repetir las palabras–. 133

Cette phrase nous paraît très significative : bien traduire, c’est atteindre une coïncidence avec le texte original, un peu à la manière d’une rencontre fortuite et heureuse. Pour que cela ait lieu, il ne suffit pas de transposer les mots, de les « répéter » d’une langue à une autre. Au contraire, pour traduire, il faut, selon Cortázar, bien connaître son auteur afin de deviner et de remotiver l’intention esthétique cachée derrière le texte final. Attention, ceci ne veut pas dire que le sens littéral du texte n’ait pas d’importance ; il s’agit bien plutôt d’une hiérarchisation des choix : lorsque Cortázar sera confronté à un problème de traduction et que deux solutions s’offriront à lui, il choisira celle qui respecte au mieux l’effet sur le lecteur, au détriment de la solution la plus littérale. Pour ce traducteur, la traduction littéraire est donc bien avant tout de la littérature. Et c’est précisément ce que nous avons vu en analysant Nacimiento de la Odisea : la traduction se fonde avant tout sur le respect d’un rythme et sur la recréation des métaphores. Ce respect du rythme peut d’ailleurs mener Cortázar à modifier substantiellement la ponctuation, qui est en fin de compte le support du souffle du texte.

Il en va de même pour le style très rhétorique de l’abbé Brémond : pour La poesía pura, Cortázar s’est attaché à rendre la fonction première de ce discours, celle d’une lecture à l’Académie où toutes les tournures recèlent un ton et veulent faire mouche sur l’auditoire. Chaque tournure est donc remotivée par Cortázar, qui créé efficacement en espagnol une voix qui parle : le traducteur invente ici une fiction de discours destiné à être lu à haute voix (ce qui était la fonction de l’original, mais non celle de la traduction, que personne ne doit lire devant un public). Nous avons remarqué par ailleurs que Cortázar traduit aussi des fragments des poèmes les plus célèbres écrits en langue française, et qu’il s’applique souvent à produire en espagnol des alejandrinos, problématique que nous retrouverons en deuxième partie de cette étude.

Pour la traduction de L’Immoraliste de Gide, enfin, nous avons vu que Cortázar choisit d’intervenir profondément sur le style gidien : les ruptures de syntaxe sont « fluidifiées » et le niveau de langue un peu abaissé, ce qui produit un texte moins complexe mais permet de donner une véritable voix aux personnages –voix peu marquée dans l’original–. En somme, le traducteur choisit délibérément d’éviter le filtre d’une langue trop esthétisante qui serait mal passée en espagnol et aurait distrait le lecteur de la force de l’histoire racontée.

On perçoit clairement avec ces trois textes qu’il y a chez Cortázar toute une réflexion sur l’acte de traduction, sur la construction littéraire et sa portée sur le lecteur. On ne peut absolument pas dire que ces traductions ont été motivées par de pures nécessités économiques, sans soucis de qualité. Tout au contraire, on comprend que cette pratique et la réflexion qui y est associée servent à Cortázar d’école littéraire –formation tout artisanale, où le traducteur redécouvre phrase après phrase l’intention esthétique de l’auteur et son effet sur le lecteur. Nous pouvons penser en cela à la formation des peintres classiques qui passaient des années dans l’atelier du maître à peaufiner des chérubins –en réalité à apprendre des techniques– avant de se lancer eux-mêmes dans la création.

Et c’est précisément ce que nous retrouvons en analysant ces traductions littéraires en intertexte avec les œuvres propres de Cortázar : les textes traduits constituent véritablement le terreau de l’œuvre à venir. Ainsi, il y a un intertexte clair entre Robinson Crusoe et Adiós Robinson. De même, Memorias de una enana représente une pratique de la focalisation interne et du personnage-lecteur qui sera fort utile pour l’élaboration du personnage d’Horacio Oliveira dans Rayuela. Nacimiento de la Odisea est déjà porteuse d’un swing tout cortazarien et plusieurs éléments préparent Rayuela : le fait que le récit fonctionne sur un double niveau, que le récit de soi soit forcément lié au mensonge, et enfin, il y a une forte parenté entre Ulysse caressant sa vieille pie et le « vieux à la colombe » de Diario de Andrés Fava puis de Rayuela.

El hombre que sabía demasiado est bien sûr essentiel pour apprendre l’économie de la nouvelle et pour savoir gérer les réactions du lecteur. La poesía pura, quant à elle, semble fondatrice pour la poétique cortazarienne et la notion de musicalité d’un texte –de swing, dira Cortázar. Enfin, El Inmoralista donnera naissance à « Conservación de los recuerdos » d’une manière littérale et comique, et servira surtout de modèle pour la structure générale de Rayuela, avec ses climax et ses catabases.

On le voit, la période 1945-1947 constitue bien à tous égards la chrysalide littéraire d’où sortira quelques années plus tard un Cortázar techniquement très mûr, déjà nourri de toutes ces expériences d’écriture avant l’écriture propre.

Notes
133.

Cartas, p. 246 (1949) : « Il est évident que j’attendrai qu’un jour vous me fassiez parvenir cette traduction, dont la parfaite coïncidence avec l’original est déjà acquise –ce qui n’arriverait pas avec un autre traducteur qui me connaîtrait moins et se contenterait de répéter les mots–. » (Trad. S.P.)