1949-1951 : S’échapper du cocon

Nous venons de voir qu’en 1946 et 1947, Cortázar publie en moyenne trois traductions par an. Pourtant, nous n’avons retrouvé aucune activité de traduction littéraire pour l’année 1948, qui semble constituer une charnière biographique. En effet, c’est à cette date que Cortázar réalise ses études de traducteur technique, de manière accélérée et intensive :

‘No se imagina lo cansado que estoy, y cómo vivo. ¿Se acuerda de aquel proyecto de convertirme en traductor público? La cosa cuajó espléndidamente, pero tengo que recibirme en julio, y eso significa meterme cinco materias de Derecho en el coco antes de julio, amén de trabajos prácticos y examen final de idioma. Aprobé el ingreso hace quince días. Ahora estudio noche y día, entre dos pedazos de estudio me trago mi pedazo de Cámara del Libro. (...) Largué Cabalgata, por no tener tiempo de ocuparme de reseñas. (...) Pero si me recibo en julio, dentro de un año seré mi propio patrón y tal vez entonces la vida adquiera un sentido menos repugnante que hasta ahora. 134

Il semble donc que l’année 1948 soit consacrée entièrement à la traduction technique, ce qui ne laisse pas de place pour la traduction littéraire. Cette année représente aussi une charnière car dès lors, la traduction deviendra le moyen de subsistance essentiel pour Cortázar : il en devient un professionnel complet. Il n’est pourtant pas tout de suite « son propre patron », puisqu’il commence à travailler dès 1948 en tant que traducteur public auprès M. Havas, en remplacement de Natacha Guthmann qui partait pour un long voyage en Europe. Par ailleurs, il continue à travailler à la Cámara argentina del Libro jusqu’en 1949 135 . Dans « Diario para un cuento », qui retrace la vie de Cortázar dans ces années-là, nous trouvons cette mise en scène du travail du traducteur technique :

‘yo estaba metido hasta las orejas en la traducción de una patente industrial. De todos los trabajos que me tocaba aceptar, y en realidad tenía que aceptarlos todos mientras fueran traducciones, los peores eran las patentes, había que pasarse horas trasvasando la explicación detallada de un perfeccionamiento en una máquina eléctrica de coser o en las turbinas de los barcos, y desde luego yo no entendía absolutamente nada de la explicación y casi nada del vocabulario técnico, de modo que avanzaba palabra a palabra cuidando de no saltarme un renglón pero sin la menor idea de lo que podía ser un árbol helicoidal hidro-vibrante que correspondía magnéticamente a los tensores 1, 1’ y 1’’ (dibujo 14). 136

Notons que dès 1947, il écrit, comme nous l’avons vu à propos de la piste sur Pouchkine : « Si je suis payé en une fois, je pars en Europe. (Et je ne reviens plus jamais, évidemment). » Cortázar n’a pas été exaucé en 1947, mais ce désir continue à le tarauder : la correspondance de ces années-là est constamment marquée par ce projet, qui n’aura lieu finalement qu’en 1949. Cette année-là, il fera un premier voyage de plusieurs mois en Europe et postulera ensuite à une bourse d’étude de dix mois du gouvernement français, qui l’amènera à s’installer définitivement à Paris en 1951. Les années 1949-1951 semblent donc tendues vers l’Europe, d’autant plus que l’Argentine péroniste de cette époque étouffe notre auteur. Dans « Diario para un cuento », il dressera le portrait suivant de son pays :

‘Esos tiempos : el peronismo ensordeciéndome a puro altoparlante en el centro, el gallego portero llegando a mi oficina con una foto de Evita y pidiéndome de manera nada amable que tuviera la amabilidad de fijarla en la pared (traía cuatro chinches para que no hubiera pretextos). 137

Le Cortázar des années 1949-1951 vit donc de la traduction : il est devenu traducteur technique et continue à produire en parallèle des traductions littéraires. Il nourrit le projet de s’échapper du cocon argentin, devenu trop oppressant, et de partir pour l’Europe. On peut donc penser que, mis à part la première, intitulée La Sombra de Meyerbeer 138 , les traductions littéraires de cette époque sont peut-être plus motivées par des préoccupations économiques qu’esthétiques. Nous allons en effet voir que Cortázar s’éloigne du genre de textes qu’il traduisait entre 1945 et 1947 : excepté la traduction de Villiers de l’Isle Adam, il ne s’agit plus ici de « grande littérature », mais de philosophie et de littérature pour enfants.

Notes
134.

Cartas, p. 231, lettre datée de mai 1948. « Vous n’imaginez pas à quel point je suis fatigué ni comment je vis. Vous souvenez-vous que j’avais le projet de devenir traducteur public ? Tout ça a merveilleusement pris, mais je dois passer les examens en juillet et ça veut dire avaler cinq cours de Droit, sans compter les travaux pratiques et l’examen final de langue. J’ai réussi le concours d’entrée il y a quinze jours. Maintenant j’étudie jour et nuit, et entre deux bouchées de cours, je digère ma bouchée de Cámara del Libro. (…) J’ai laissé tomber Cabalgata, je n’avais pas le temps de faire ces critiques. (…) Mais si je réussis l’examen en juillet, dans un an, je serai mon propre patron et la vie aura peut-être alors un sens moins répugnant que jusqu’à présent. » (Trad. S.P.)

135.

Voir Cartas, p. 247.

136.

Cuentos 2, p. 492. « j’étais plongé jusqu’au cou dans la traduction d’un permis industriel. Parmi tous les travaux que j’acceptais, et en réalité il me fallait les accepter dès qu’il s’agissait de traductions, les pires étaient les permis de fabrication, j’étais obligé de passer des heures à traduire la notice détaillée du perfectionnement d’une machine à coudre électrique ou de moteurs de bateau, et je ne comprenais évidemment pas un mot des explications, ni le sens de la plupart des termes techniques, ce qui fait que j’avançais mot à mot, en m’efforçant de ne pas sauter de lignes, sans la moindre idée de ce que pouvait être un arbre hélicoidal hydrovibrant actionné magnétiquement par les tenseurs l, l’ et l’’ (v. figure 14). » (Nouvelles, p. 1010-1011, trad. Françoise Campo-Timal).

137.

Cuentos 2, p. 494. « L’époque : un péronisme qui m’assourdissait à grands renforts de haut-parleurs en plein centre-ville, le portier espagnol qui arrivait dans mon bureau avec une photo d’Évita et me demandait sans aménité d’avoir l’amabilité de l’accrocher au mur (il avait apporté quatre punaises pour que je n’invente pas de prétextes). » (Nouvelles, p. 1010-1011, trad. F. C.-T.).

138.

La Sombra de Meyerbeer (1949) ressemble plutôt à un projet né de l’amitié, avec un faible tirage, nous le verrons.