Alfred Stern, La Filosofía de Sartre y el psicoanálisis existencialista : influence de l’existentialisme

La filosofía de Sartre y el psicoanálisis existencialista paraît pour la première fois en espagnol et à Buenos Aires sous le sceau des éditions Imán, en 1951. L’ouvrage comporte 229 pages, un texte de présentation non signé sur le revers de la couverture, et sur celui de la quatrième, une liste d’ouvrages de cette collection, dont Filosofía de la risa y del llanto d’Alfred Stern. Le livre est terminé d’imprimer le 10 octobre 1951, mais nous ne pouvons en donner de description plus précise, faute de le posséder (nous n’en avons que des photocopies). Il n’y a qu’une seule note de traducteur, page 139, éclaircissant les connotations d’un mot anglais.

Penchons-nous sur l’histoire génétique du texte. L’auteur est français, mais l’original de cette traduction est donné comme anglais (« traducido del inglés por Julio Cortázar »), alors que Filosofía de la risa y del llanto était traduit du français. D’autre part, Sartre, his Philosophy and Psychoanalysis, toujours d’Alfred Stern, n’est publié par Liberal Arts Press, à New-York, qu’en 1953. En réalité, l’introduction nous apprend que la traduction de Cortázar a été réalisée à partir du manuscrit anglais, encore inédit.

Il existe une réédition postérieure en espagnol, par la Compañía Fabril editora de Buenos Aires, en 1962. Mais attention, même si Cortázar apparaît à la huitième page comme unique traducteur, ce n’est pas le cas en réalité, comme nous l’apprend le prologue. En effet, il s’agit d’une édition revue et augmentée par l’auteur ; les révisions et ajouts ne sont pas traduits vers l’espagnol par Cortázar, mais par Mme Aída Aisenson de Kogan. En outre, les changements ne sont pas assez clairement présentés, ce qui rend impossible l’identification des traductions originales de Cortázar. L’édition de Fabril ne peut donc pas servir d’édition de référence pour l’étude des traductions de Julio Cortázar.

Ce travail de traduction se situe certainement avant le départ de Cortázar pour Paris, en octobre 1951, suite à une bourse du gouvernement français 199 . Cette bourse étant assez maigre et Cortázar ayant sa mère à charge, il a certainement été dans l’obligation de travailler beaucoup avant de partir pour mettre de l’argent de côté.

Il faut comprendre cette traduction dans la continuité de Filosofía de la risa y del llanto, également du philosophe Alfred Stern, publiée par la même maison d’édition l’année précédente. De plus, l’ouvrage traite de Sartre, dont Cortázar était un grand lecteur. Il faut aussi faire probablement le lien avec la traduction de La nausée, sous le titre La Naúsea, qu’a réalisée Aurora Bernárdez en 1947 pour les éditions Losada. Nous savons que Cortázar avait lu ce livre et apprécié la traduction, puisqu’il écrit à ce propos une « reseña » dans Cabalgata 200 . A cette époque, en 1951, il connaît déjà Aurora Bernárdez 201 , et il semble possible que son expérience l’ait aidé pour la traduction de Stern.

Essayons à présent de caractériser ce livre. Après une introduction présentant Sartre, ses positions et la psychanalyse freudienne, Alfred Stern propose une étude en deux parties : la première, intitulée « La Filosofía existencial de Sartre », est une présentation des concepts-clé de la philosophie sartrienne. On y explique par exemple que l’existence doit être perçue comme conscience, de soi et du monde, laquelle amène à la révélation de la contingence de l’homme. De là découle une angoisse, un sentiment de l’absurde de l’existence, symbolisé par la nausée. Pour lutter contre cela, l’homme devient de mauvaise foi, il veut être quelque chose et non du néant, il endosse des rôles et se persuade qu’il est un pharmacien par exemple : selon Sartre, il devient plutôt un salaud car il aliène sa liberté. Par ailleurs, il subit le regard de l’autre qui le chosifie, lui donne un être défini et renie par là-même son existence pleine et entière. C’est dans le choix et donc dans la responsabilité que l’homme peut retrouver la liberté.

Dans la seconde partie, intitulée « El Psicoanálisis existencial de Sartre », Stern s’attache à expliquer ce qui fait la particularité de la psychanalyse sartrienne face aux théories de Freud. Au lieu du complexe freudien, Sartre défend l’existence d’un nœud originel qu’il appelle le projet de vie et que nous tentons de cacher sous notre mauvaise foi. Il nie par ailleurs le concept de caractère, comme faux déterminisme, et le remplace par la notion de choix. Il refuse également la théorie de l’inconscient ; la mauvaise foi est là pour assurer les fonctions de censure, de répression, etc. Il explique encore que la liberté est toujours fonction d’une situation, or l’évaluation de la situation dépend de notre projet 202 . Il aborde aussi les thèmes de l’amour, de la sexualité et de la mort de manière différente de l’éros et du thanatos freudien. L’amour est la possession de la liberté de l’autre et une manière d’échapper à la nausée. La mort est la fin de la conscience et le début de l’essence : une fois mort, on est un être défini et figé dans la mémoire des autres, ce qui n’est jamais le cas tant qu’il y a existence. Enfin, il défend que le projet caché de tout homme est de devenir Dieu, c’est-à-dire de posséder le monde.

Stern conclut en démontrant que la psychanalyse existentielle n’est pas une thérapie médicale mais éthique : elle veut donner à l’homme l’âge de raison.

Il faut préciser que le ton de Stern est souvent assez sarcastique vis-à-vis de Sartre –sa célébrité et son athéisme semblent le gêner. Il n’hésite pas à critiquer ses positions et le fait surtout sur le thème des valeurs, un thème qui lui est cher, nous l’avons vu.

Nous avons déjà évoqué l’influence des thèmes sartriens dans notre étude du chapitre 28 de Rayuela, incluse dans la partie consacrée à la traduction de Filosofía de la risa y del llanto. Il faut ajouter que toute la conversation qui précède l’annonce de la mort de Rocamadour peut être analysée étroitement en termes sartriens : les problèmes évoqués sont ceux de l’action, de la conscience, de la réalité et de l’absurde... On trouve même ce passage qui nous renvoie clairement au thème de l’ouvrage de Stern :

‘Wong dice que Jung estaba entusiasmado con el Bardo –dijo Ronald–. Se comprende, y los existencialistas también deberían leerlo a fondo. Mirá, a la hora del juicio del muerto, el Rey lo enfrenta con un espejo, pero ese espejo es el Karma. La suma de los actos de los muertos, te das cuenta. Y el muerto ve reflejarse todas sus acciones, lo bueno y lo malo, pero el reflejo no corresponde a ninguna realidad sino que es la proyección de imágenes mentales... Como para que el viejo Jung no se haya quedado estupefacto, decime un poco. El Rey de los muertos mira al espejo, pero lo que está haciendo en realidad es mirar en tu memoria. ¿Se puede imaginar una mejor descripción del psicoalálisis? Y hay algo todavía más extraordinario, querida, y es que el juicio que pronuncia el Rey no es su juicio sino el tuyo. Vos mismo te juzgás sin saberlo. ¿No te parece que en realidad Sartre tendría que irse a vivir a Lhasa? 203  ’

Il nous semble en effet indéniable que l’existentialisme ait marqué Cortázar, notamment pour la conception du personnage d’Horacio : ses fleuves métaphysiques ne sont-ils pas proches des angoisses d’un Roquentin, par exemple ? Lorsqu’il rencontre Morelli, ne lit-on pas :

‘–Usted escribe, supongo.
–No –dijo Oliveira–. Qué voy a escribir, para eso hay que tener alguna certidumbre de haber vivido.
–La existencia precede a la esencia –dijo Morelli sonriendo.
–Si quiere. 204

Or, on le sait, « l’existence précède l’essence » est l’une des phrases de Sartre les plus connues 205 .

Pourtant, il serait naïf de croire que cette influence de la philosophie sartrienne sur Cortázar ne tienne qu’à la seule traduction de l’ouvrage de Stern. Il faut plutôt comprendre qu’il a été choisi pour cette traduction justement parce qu’il était déjà très compétent sur la philosophie de Sartre. En effet, il a rédigé la « reseña » sur La Naúsea que nous avons déjà mentionnée, mais aussi une autre sur Kierkegaard y la filosofía existencial de Léon Chestov. Mais le plus remarquable est sans doute la veine clairement existentialiste de Teoría del túnel, écrit en 1947. A cette date, Cortázar avait déjà lu non seulement Sartre, mais aussi Kierkegaard, Heidegger et Gabriel Marcel, cités à maintes reprises. Il n’est qu’à regarder le sous-titre de Teoría del túnel : Notas para una ubicación del surrealismo y del existencialismo. L’épigraphe est d’ailleurs une citation des Mouches de Sartre. Les chapitres sept, huit et neuf sont essentiellement consacrés à l’existentialisme, et le roman y est conçu finalement comme un moyen d’action. C’est déjà la formulation d’un projet d’efficacité pour la littérature, projet qui se concrétisera –et à quel point– dans Rayuela.

Notes
199.

Voir en cela les lettres à Natacha et Fredi Guthmann datées de 1951, p. 251 à 264 de Cartas.

200.

Voir p. 106-108 de Obra Crítica 2.

201.

Voir Miguel Herráez, Julio Cortázar, Intitució Alfons el Magnánim, Diputació de Valencia, 2001, p. 98-99.

202.

Par exemple, si notre projet est de percer un tunnel dans une montagne, cette dernière sera perçue comme un obstacle. Si au contraire notre projet est d’avoir une belle vue du paysage, la montagne nous y aidera.

203.

Rayuela, p. 168. « Wong dit que Jung était emballé par le Bardo, dit Ronald. On le comprend et les existentialistes aussi devraient le lire à fond. Écoute ça, au moment où on juge le mort, le Roi lui tend un miroir mais ce miroir c’est le Karma. La somme des actes du mort, tu te rends compte. Et le mort y voit reflétées toutes ses actions, les bonnes et les mauvaises, mais ce reflet ne correspond à aucune réalité, il n’est que la projection d’images mentales… Tu comprends qu’il y avait de quoi laisser baba le vieux Jung. Le Roi des morts regarde le miroir mais en fait c’est dans ta mémoire qu’il regarde. Peut-on imaginer meilleure description de la psychanalyse ? Et il y a quelque chose de plus extraordinaire encore, ma chérie, c’est que le jugement que prononce le Roi n’est pas le sien mais le tien propre. Tu te juges toi-même sans le savoir. Tu ne trouves pas qu’au fond Sartre devrait aller vivre à Lhassa ? » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 169).

204.

Rayuela, p.554-555. « ­­Et vous, vous écrivez, je suppose ?/ ­–Non, dit Oliveira. Pensez-vous, pour cela il faudrait avoir quelque certitude d’avoir vécu./ –L’existence précède l’essence, dit Morelli en souriant./ –Si vous voulez. » (Trad. F. R., Marelle, p. 583).

205.

Voir par exemple La filosofía de Sartre y el psicoanálisis existencialista, p. 19 et 37.