Marcel Aymé, La Víbora : un fantastique discret

La Víbora est la traduction du roman français La Vouivre de Marcel Aymé. Il paraît pour la première fois à Buenos Aires en 1952, dans la « Colección horizonte », qui correspond à la collection étrangère des éditions Sudamericana. Le livre mesure 18 cm par 12,5 pour 352 pages. La couverture est rayée, mais nous ne pouvons donner plus de détails car nous n’en possédons que des photocopies. Sur le revers de la couverture, se trouve un texte de présentation non signé ; sur celui de la quatrième, une liste des œuvres de cette collection. Le nom de Julio Cortázar apparaît à la cinquième page, c’est-à-dire la page de garde.

Il s’agit de la première collaboration de Cortázar comme traducteur avec les éditions Sudamericana, où il publiera la majorité de ses écrits. Nous ne savons pas si à cette époque Francisco Porrúa, grand ami de Cortázar, y travaille déjà ou non.

Nous ne sommes pas en mesure de donner la date de production de cette traduction et, vu les délais parfois longs que requiert l’édition, nous ignorons si Cortázar a réalisé cette traduction avant ou après son départ d’Argentine. Toutefois, cet extrait d’entretien nous laisserait penser que ce travail a pu se faire au moment de la transition entre Buenos Aires et Paris :

‘Yo me iba a Europa a la aventura, sin dinero y naturalmente, necesitaba conseguir todos los recursos posibles. Tenía bastante experiencia como traductor ; hice cosas buenas, muy buenas. Traduje a Chesterton, a André Gide, las cartas de Keats, en fin, tenía un buen background como traductor. Siempre me gustó traducir. Por eso busqué traducciones para hacer en Europa y mandar a Buenos Aires. Como la editorial Sudamericana ya había publicado mi librito Bestiario, justamente en el momento en que me fui de Argentina, me dieron a elegir entre unos cuantos libros. 211

Il semble donc possible, vu les dates, que La Vouivre ait été au nombre de ces livres.

Sur le revers de la couverture, on trouve un texte de présentation anonyme, mais qui rappelle très fortement le style de celui qui ouvrait La poesía pura, et qui était signé Julio Cortázar. La structure est en effet la même : à un premier paragraphe situant l’auteur d’un point de vue critique, succède un second qui résume l’essentiel du livre, puis vient une sorte de « guide de lecture » qui propose des pistes pour une lecture approfondie.

Ce texte de présentation est une très bonne caractérisation de l’ouvrage, aussi lui laissons-nous la parole :

‘A propósito del estilo de Marcel Aymé, se ha empleado la calificación de « clásico », advirtiendo en él un lenguaje despojado de vanos adornos, un ir derechamente a la materia misma del relato y sus personajes. Pero este clásico suma a su realismo de buena ley un extraordinario sentido de lo irreal (de lo real que no tiene leyes generales) y sabe conciliar esas aguas antagónicas en ambientes plenos de magia y prestigio : La Víbora es uno de sus mejores ejemplos.
En un pueblecito del Jura (allí nació Aymé en 1902) una aparición fantástica, que es a la vez de carne y hueso, incide repentinamente en los apacibles destinos lugareños. El amor, la ambición, los odios de familia, se exaltan por obra de una extraña pastora de serpientes, en cuya diadema relumbra un rubí de fabuloso valor. Y es entonces cuando la vida sencilla y cotidiana de Arsène Musellier entra en una crisis que la alterará por completo, hasta el drama final.

Marcel Aymé juega como un virtuoso con las engañadoras simplicidades de su relato, mostrando al buen lector las honduras que disimulan esos claros espejos de agua. Con su jugosa manera de decir crea una galería de personajes que resumen el espíritu provincial francés: el cura, Voiturier el alcalde, Réquiem el sepulturero... Y en la frágil y lamentable figura de la pequeña Belette alcanza una ternura poética que da acaso la clave y el símbolo de esta hermosa novela. 212

On remarque dans cette présentation quelques termes qui rappellent Cortázar : l’opposition entre le réel et l’irréel, le fantastique et cette notion de « bon lecteur ». Il nous semble en conséquence probable que ce texte soit de sa plume, même si nous ne pouvons en être sûrs.

Pour analyser le travail de traduction de Cortázar, nous avons choisi justement un passage où l’irréel fait irruption dans le réel. C’est un récit fait par le personnage de Louise à Belette, à propos d’un être fantastique : la bête faramine. Nous allons voir qu’il se caractérise par « su jugosa manera de decir », une oralité pleine de tournures jurassiennes 213 .

‘Surtout, que lui dit son beau-père, ne va pas rencontrer la bête faramine. Il lui disait ça, vous comprenez, c’était pour rire. Il le plaisantait, quoi. Il faisait une belle nuit d’été, mais la nuit sans lune. Mon Clotaire sort donc de Roncières, il passe les Deux-Chênes et tout par un coup, il a comme une idée qu’on marche derrière lui. Un pas mou, comme à pieds nus ou d’une bête des bois. Il se retourne sans seulement penser à rien, tranquille comme il était, il se retourne et il ne voit rien. Au sortir de Roncières, les bois serrent la route de tout près. Même au clair de lune, il fait noir comme dans la tombe. Après tout, que Clotaire se pense, chien ou chat ou n’importe quoi, il va toujours pas m’avaler. Quand même, il se met au grand pas. Et derrière, il entend le bruit qui se rapproche. Un bruit de pas, vous auriez dit tantôt d’un homme, tantôt d’une bête à au moins dix pattes. Et ces bois qui n’en finissaient plus. Il pousse encore le train, mais la bête reste à ses talons. Il l’entend respirer. Ha, ha, elle lui faisait dans le cou. Ha, ha ! ha, ha ! Et une fois une autre, il sent sa patte pelue frôler sa main ou sa figure. 214

Voici à présent la traduction qu’en propose Cortázar :

‘“Sobre todo –le dice su suegro–, no vayas a encontrarte con la bestia faramina.” Se lo decía, ustedes comprenden, nada más que para reírse. Le hacía broma, vaya. Era una linda noche de verano, pero noche sin luna. Mi Clotaire sale entonces de Roncières, pasa Dos Robles, y de repente, le viene la idea de que vienen caminando tras él. Un paso blando, como de pies descalzos o de un animal del bosque. Se da la vuelta sin pensar, tan tranquilo como estaba, se da vuelta y no ve nada. Al salir de Roncières, el bosque se acerca al lado mismo del camino. Aun al claro de la luna, está oscuro como en la tumba. Sea lo que sea, piensa Clotaire, perro o gato o cualquier otra cosa, no me va a comer. De todas maneras se pone a caminar más ligero. Y por detrás oye el ruido que se va acercando. Un ruido de pasos, de pronto como si fueran de hombre, después como de un animal con diez patas por lo menos. Y esos bosques que no se terminan más. Él se apura, pero el animal le pisa los talones. Lo oye respirar. Ha, ha, le hace en el cuello. ¡Ha, ha, ha, ha! Y una o dos veces siente que una pata peluda le roza la mano o la cara. 215

On le voit, la traduction essaie de conserver une oralité, une voix familière : plusieurs tournures « sentent » le parler populaire, telles que « Le hacía broma, vaya » ou « Mi Clotaire » par exemple. Ce travail sur le texte nous renvoie évidemment à l’écriture souvent très orale du Cortázar-auteur. Par ailleurs, le traducteur essaie au mieux d’éviter les « exotismes » : il transforme ainsi le lieu-dit « Deux-Chênes » en « Dos Robles ». Il adapte également le nom de la bête jurassienne en espagnol, créant le néologisme « bestia faramina » qui conserve l’étrangeté du monstre pour les lecteurs hispanophones.

Toutefois, les ruptures syntaxiques du texte français (« que lui dit son beau-père  » ; «  il lui disait ça, c’était pour rire » ; « il le plaisantait » ; « mais la nuit sans lune » ; « tout par d’un coup » …) ne sont pas rendues en espagnol. Le problème posé ici est celui de la traduction du patois, et plus spécialement de sa syntaxe, de ses tournures. C’est l’un des plus grands problèmes de la traduction : face à un texte original qui emprunte des « incorrections », ou en tout cas des idiotismes, au langage oral ou régional, comment doit réagir un traducteur ? Certains traducteurs actuels se tournent vers des usages régionaux dans leur langue et s’efforcent de transposer l’effet de ces régionalismes. Toutefois, il faut remarquer que cette problématique est très actuelle et va de pair avec une « revalorisation » du statut du traducteur ainsi qu’avec une pensée plus souple vis-à-vis de la norme, de la correction et de la langue en général. Malgré tout, Julia Escobar, traductrice de Colette en espagnol, notait en 2001 :

‘Nous voilà, encore une fois, devant la différence qu’il y a entre le choix de l’auteur, qui ne se doit qu’à lui-même, et celui du traducteur, qui se doit à l’auteur et au lecteur. 216

En 1952, la tolérance face aux traductions n’était sans doute pas la même : l’oralité et le régionalisme n’étaient certainement pas aussi bien tolérés qu’aujourd’hui. Nous en tenons pour preuve cette lettre de Cortázar à Laure Guille-Bataillon :

‘Par contre, je doute fort des avantages de traduire « Torito », et je vais te dire pourquoi. (…) si tu fais attention, tu verras que dans ce conte le vrai personnage c’est le langage et rien que le langage. L’histoire du boxeur est loin d’être intéressante, c’est toujours la chronique vulgaire du pauvre type qu’on fait monter aux nuages pour le précipiter dans la déchéance. Or, en 1951, quand j’écrivis ce récit, je voulais essayer la possibilité de toucher à fond les lecteurs argentins les plus snobs et les plus avertis, et ceci par le truchement d’une langue qu’ils affectaient de mépriser. Ce fut une gageure et je gagnai ma petite bataille. 217

Cela révèle un rapport à la langue-mère assez ambigu chez les lecteurs argentins de cette époque : même si les argentinismes sont utilisés quotidiennement par chacun, en 1951 ils n’ont pas leur place en littérature, ni dans les traductions ni dans l’écriture. Ceci nous permet de mieux comprendre le bouleversement qu’a supposé l’appui de Cortázar à Marechal, la citation de César Bruto en épigraphe de Rayuela et surtout l’écriture même de Rayuela. Cela explique sans doute aussi le choix de traduire les ruptures syntaxiques dans un espagnol neutre mais teinté d’oralité : en tant que traducteur, Cortázar avait certainement moins de liberté qu’en tant qu’auteur.

D’autre part, il faut aussi penser à l’aspect commercial du problème : les éditions Sudamericana s’exportaient dans de nombreux pays hispanophones, ce qui motive aussi l’usage d’un espagnol neutre, notamment dans une traduction. En effet, imaginons que Cortázar ait choisi de rendre l’étrangeté des tournures jurassiennes par un usage du lunfardo, par exemple : si un lecteur argentin aurait pu y trouver son compte, quel aurait été l’effet de ceci sur un lecteur mexicain ? Ce dernier aurait, certes, saisi une étrangeté, mais qui n’aurait rien eu de pertinent, puisqu’elle aurait fait référence à un code linguistique extérieur à sa culture propre. Ceci semble à prendre en compte, puisque le livre n’est pas seulement un véhicule de culture ; c’est aussi un objet commercial, ce que n’oublie jamais un éditeur.

Nous n’avons pas remarqué de rapport intertextuel flagrant entre ce roman de Marcel Aymé et les textes de Cortázar. Pourtant, il nous semble, si nous admettons que le texte liminaire peut être de sa plume, que Cortázar a pu lire ce roman comme un exemple réussi de fantastique. En effet, la présentation nous parle d’une « aparición fantástica, que es a la vez de carne y hueso ». Or c’est bien cette co-présence de deux mondes –celui d’Arsène et celui de la Vouivre– qui nous semble le plus réussi de ce roman. Cette coexistence est présentée avec un complet naturel ; la Vouivre existe autant qu’Arsène et son existence ne remet pas en cause l’ordre du monde. Au moment de la rencontre des deux personnages, par exemple, on trouve cette réplique d’Arsène à la Vouivre, qui tente de le séduire :

‘–Je pensais à ce que vous êtes en train de penser, mais tout ça, c’est de la bêtise. Le temps du plaisir, on le retrouve toujours, mais le travail, il n’attend pas et, moi, j’ai laissé ma faux sur le pré. Au revoir.
Arsène s’éloigna sans se retourner et entra dans la forêt. 218

Ce qu’il y a d’étrange ici c’est le manque de surprise, la simplicité avec laquelle Arsène accepte la présence du surnaturel et la facilité avec laquelle il reprend sa vie coutumière : on lui avait parlé de la Vouivre et maintenant il la voit, voilà tout. C’est pour cela sans doute que l’auteur du texte liminaire mentionne chez Aymé : « un extraordinario sentido de lo irreal (de lo real que no tiene leyes generales) ». L’irréel est en effet dans le réel, il est réel, mais obéit à d’autres lois 219 .

On peut penser en cela à « Casa tomada », par exemple : là aussi les protagonistes savent que quelque chose occupe la maison, qu’il leur faut partager le réel avec ce quelque chose mais ils ne semblent pas s’en surprendre, cela ne leur semble pas incongru. Le fantastique de certains contes de Cortázar n’est après tout peut-être pas si éloigné de la pratique de Marcel Aymé dans La Vouivre.

Notes
211.

« La vuelta a Julio Cortázar en (cerca de ) 80 preguntas », in Julio Cortázar : confieso que he vivido y otras entrevistas, compilación de L. Crespo, L.C. Editor, 1995, p. 57-67. L’extrait est tiré des pages 64-65. (Première publication dans Plural n°44, mayo de 1975, México). « Je partais en Europe, à l’aventure, sans argent et, bien sûr, je cherchais tous les moyens de subsistance possibles. J’avais pas mal d’expérience comme traducteur : j’avais fait de bonnes choses, de très bonnes choses. J’avais traduit Chesterton, André Gide, les lettres de Keats, bref, j’avais un bon background comme traducteur. J’ai toujours aimé traduire. J’ai donc cherché des traductions à faire en Europe puis à envoyer à Buenos Aires. Puisque, quand je partais d’Argentine justement, les éditions Sudamericana venaient de publier mon petit Bestiario, ils m’ont permis de choisir quelques livres. » (Trad. S.P.)

212.

« A propos du style de Marcel Aymé, on a dit qu’il était « classique » : il y a chez lui, on le voit, un langage dépouillé de vains atours, une manière d’aller directement à la matière même du récit et à ses personnages. Mais ce classique possède, outre un réalisme de bon aloi, un extraordinaire sens de l’irréel (du réel sans lois générales) et sait concilier ces flux contraires dans des ambiances pleines de magie et de tours de passe-passe : La Vouivre en est un de ses meilleurs exemples./ Dans un petit village du Jura (où est né Aymé en 1902), une apparition fantastique et à la fois de chair et d’os, s’immisce soudain dans les tranquilles destinées des habitants. L’amour, l’ambition, les haines de famille éclatent du fait d’une étrange bergère de serpents ; sur son diadème, brille un rubis d’une valeur fabuleuse. C’est alors que la vie simple et routinière d’Arsène Muselier connaît une crise qui l’altère entièrement, jusqu’au drame final./ Marcel Aymé joue comme un virtuose de la trompeuse simplicité de son récit et montre au bon lecteur les profondeurs que dissimulent ces clairs reflets à la surface de l’eau. Par son savoureux parler, il crée une galerie de personnages qui résume l’esprit provincial français : le curé, le maire Voiturier, le fossoyeur Réquiem… Et, par la fragile et lamentable figure de la petite Belette, il atteint une tendresse poétique qui donne peut-être la clé et le symbole de ce beau roman. » (Trad. S.P.)

213.

Nous allons voir que cette saveur du parler régional ne se retrouve que peu dans la traduction : l’auteur du texte de présentation semble, dès lors, avoir eu accès au texte original. Voilà encore un élément qui permettrait de supposer que Cortázar en est l’auteur.

214.

M. Aymé : La Vouivre, in Œuvres romanesques complètes III, Gallimard, La Pléiade, p. 554-555.

215.

La Víbora, p. 47.

216.

Actes des 18° Asssises de la Traduction Littéraire (Arles 2001), Actes Sud, 2002, p. 180.

217.

in Cartas, p. 1000. En français dans le texte.

218.

La Vouivre, ibid., p. 537.

219.

C’est en cela qu’il s’agit ici de fantastique et non de merveilleux. Dans le merveilleux, le réel et l’irréel sont deux mondes clairement séparés.