Cette traduction du roman de Ladislas Dormandi, paru en français sous le titre La vie des autres, est publiée à Buenos Aires en 1952 par les éditions Sudamericana, dans la « Colección horizonte ». Le livre mesure 18 cm par 12,5 pour 636 pages. La couverture est rayée en bordeaux et bleu. Sur le revers de la couverture, se trouve un texte de présentation non signé ; sur celui de la quatrième, une liste des œuvres de cette collection, au nombre desquelles se trouve La Víbora de Marcel Aymé. Le nom de Julio Cortázar apparaît comme traducteur à la cinquième page, c’est-à-dire à la page de garde. L’ouvrage est achevé d’imprimer le 3 novembre 1952.
Cette traduction a été réalisée à la charnière entre Paris et Buenos Aires, dans une période de fortes nécessités économiques pour Julio Cortázar. Il semble probable que ce livre ait été traduit à Paris. En effet, Ladislas Dormandi n’est pas un auteur de renommée mondiale, comme l’étaient la plupart des auteurs précédemment traduits. Il semble qu’il ait commencé à écrire en hongrois, sous le nom de Lázló Dormándi, puis qu’il ait continué en français, en changeant son prénom pour Ladislas. Le roman La vie des autres sort en France chez Gallimard en 1950. Or, Cortázar explique dans une lettre à Fredi Guthmann :
‘La cosa se me plantea así : mi problema con mi madre y mi familia, a la que mensualmente paso dinero, espero arreglarlo llevándome algún trabajo de uno o dos editores argentinos, haciendo de agente literario de ellos en París, buscándoles novedades, etc. 220 ’Il semble donc possible que Cortázar ait lu ce roman à Paris en 1951, peu après sa sortie, et qu’il ait proposé à Sudamericana de le traduire. Il ne s’agit pourtant que de suppositions que nous n’avons pas pu étayer par un quelconque témoignage.
Ce gros roman a une construction particulièrement étrange : en premier lieu, après chaque chapitre narratif se trouve intercalé un texte en italiques intitulé « Reflexiones del autor », où l’auteur propose une série de considérations sur le roman en cours, sur l’écriture en général et sur d’autres points étrangers à l’œuvre, comme certaines anecdotes de sa vie privée. L’effet n’est pas toujours réussi, mais a pour mérite de rompre la structure traditionnelle de la communication littéraire : ici, le narrateur n’est pas le seul responsable du récit et l’auteur n’est pas implicite.
L’autre caractéristique étrange de ce roman est qu’il est quasiment dépourvu d’action (en effet, le maigre argument pourrait se résumer par les titres des chapitres.) Dans une petite ville de province touchée de plein fouet par la crise, plusieurs personnages évoluent dans un quotidien bien plat. On retiendra surtout Hammeau, un vieil homme indigent, d’une timidité maladive, que les horaires de train passionnent jusqu’à l’obsession ; Menot, un ébéniste en chômage, qui s’ennuie toute la journée et croule sous les dettes ; Juliette, sa fille, qui attend son heure pour échapper de la maison et jouir enfin de sa jeunesse et de sa beauté ; le maire, marionnette des notables de la ville, est un personnage enflé de vanité et sans scrupule. L’auteur fait ici l’exercice de dresser le portrait psychologique de chacun d’eux, de la manière la plus précise possible. Le seul événement digne de ce nom, où les personnages entrent véritablement en interaction, se situe à la toute fin du roman : Juliette, qui doit partir passer quinze jours chez sa tante, se rend à la gare accompagnée de ses parents. Là, le maire, qui part vers la capitale par un autre train, remarque sa beauté et lui fait des avances ; il lui achète même un billet pour l’accompagner. Juliette décide de le suivre ; elle dira à ses parents qu’elle s’est trompée de train, voilà tout. C’est sur son départ, sous les yeux terrifiés de Hammeau, que se clôt le roman. Il aurait pu y avoir un certain suspens lié au choix de Juliette, mais le titre du dernier chapitre (« Juliette equivoca el tren ») sert d’annonce et défait tout effet d’attente.
L’auteur explique dans l’une de ses « Réflexions » que le seul personnage qui l’intéresse réellement est la ville. Il faut en déduire que les personnages, presque des types sociaux, ne serviraient alors que de figurants. On le voit, à bien des aspects ce roman ressemble à une gageure tant il s’éloigne du canon romanesque. Si les principes mis en œuvre (rompre le schéma narratif par l’introduction des « Réflexions de l’auteur », frustrer le lecteur en le privant d’action, dresser des portraits psychologiques par de petits riens et ne se servir des personnages que comme faire-valoir de la ville), si ces principes, donc, sont intéressants théoriquement, la réalisation laisse à désirer et surtout ne mérite pas qu’on lui consacre 638 pages… La narration est en effet lassante et il faut se forcer pour terminer le roman. On apprend alors que La vie des autres n’est que la première partie et qu’il y a une suite, intitulée La péniche sans nom…
Il semble que Cortázar n’ait pas traduit cette deuxième partie : nous n’avons trouvé aucune trace d’une telle publication chez Sudamericana.
Nous avons choisi d’analyser la traduction sur un passage de la première « Réflexion de l’auteur » que nous étudierons par la suite pour sa ressemblance avec le principe de lecture de Rayuela :
‘Je n’aime ni les préfaces ni les postfaces. Je ne les aime pas quand elles sont de la plume de l’auteur ; je les aime encore moins quand une personne étrangère à l’œuvre s’efforce soit de présenter l’auteur, soit d’interpréter après coup ses intentions. Aussi ai-je opté pour cette forme un peu insolite qui consiste à intercaler des réflexions entre deux chapitres, en essayant de noter ce que je trouve important et intéressant à propos de ce roman, et que je ne puis faire dire à mes personnages. Ces remarques auront moins trait au contenu du roman qu’à ma propre personne et à la création littéraire en général. Je crois que j’ai le droit de le faire : dans ce roman je suis un personnage tout aussi important que Duron le balayeur, Menot le menuisier ou le maire. 221 ’Cortázar traduit ce texte comme suit :
‘No me gustan los prefacios ni las advertencias a modo de epílogo. No me gustan cuando proceden de la pluma del autor, y todavía menos cuando una persona ajena a la obra se esfuerza, ya sea por presentar al autor o interpretar posteriormente sus intenciones. He optado, pues, por esta forma un tanto insólita que consiste en intercalar reflexiones entre dos capítulos, buscando anotar lo que creo importante e interesante con referencia a esta novela, y que no hago decir a mis personajes. Tales observaciones se referirán menos al contenido de la novela que a mi propia persona y a la creación literaria en general. Creo tener el derecho de hacerlo ; en esta novela soy un personaje tan importante como Duron el barrendero, Menot el almanecero, o el alcalde. 222 ’Nous remarquons dans un premier temps la périphrase choisie pour traduire « postface » : « advertencias a modo de epílogo ». Il apparaît en effet que <postfacio*> n’existe pas : il n’y a aucune entrée de ce type dans les dictionnaires de María Moliner ou de la Real Academia. Dans la seconde phrase, le traducteur a supprimé la répétition « je ne les aime pas/je les aime encore moins » ; l’ajout du « y » précédé d’une virgule lui permet pourtant de garder une cadence à la phrase. Le choix de rajouter une virgule après « se esfuerza » introduit par ailleurs un sens plus complexe : le lecteur comprend d’abord « una persona ajena se esfuerza » (elle peine), puis il lit « se esfuerza por presentar » (elle tente de présenter). Les phrases suivantes ne présentent pas de variation significative (« posteriormente » pour « après coup » ou « un tanto » pour « un peu » ne sont pas des faits notables) ; il faut à ce propos remarquer que l’écriture de Dormandi est très linéaire et son style assez blanc (par opposition à un Gide, par exemple) : n’oublions pas que le français n’est pas sa langue maternelle, puisqu’il s’agit d’un auteur hongrois. Face à une telle écriture, le travail de traduction ne nécessite pas de « réécriture ». Il est intéressant pourtant de s’arrêter sur la dernière phrase : outre la modification de la ponctuation (un point virgule pour les deux points français), on note l’utilisation de « almacenero » pour traduire « menuisier ». Ce terme est intéressant car il s’agit d’un argentinisme : jusqu’ici on n’en trouvait guère chez le Cortázar traducteur. Toutefois, les dictionnaires spécialisés que nous avons pu consulter 223 ne nous le donnent pas pour un équivalent de « carpintero », mais de « tendero », c’est-à-dire commerçant. Deux interprétations nous semblent possibles : soit Cortázar voyait en ce terme un sens différent de celui recensé par les dictionnaires, soit il choisit ici une traduction très générique (le menuisier Menot a en effet un commerce bien à lui dans le roman).
Mais voyons à présent ce passage sous l’angle intertextuel. Il faut tout d’abord souligner cette phrase, troublante pour qui étudie Rayuela : « He optado, pues, por esta forma un tanto insólita que consiste en intercalar reflexiones entre dos capítulos, buscando anotar lo que creo importante e interesante con referencia a esta novela » 224 . On le voit, il y a déjà ici, en germe, tout le principe et la thématique (« la creación literaria en general » 225 ) de la lecture par sauts proposée par le « Tablero de dirección ». L’auteur propose aussi d’incorporer sa voix propre à la fiction : ceci nous renvoie fortement aux textes de Rayuela attribués à Morelli, mais qui proviennent directement du Cuaderno de bitácora, le journal de bord que Cortázar tenait pour lui-même, conjointement à la rédaction de l’œuvre. Nous allons voir que la ressemblance est encore plus frappante dans la suite du texte que nous citons dans la traduction de Cortázar car les mots choisis semblent faire écho à certaines Morellianas :
‘En estas reflexiones me propongo menos expresar opiniones definidas y precisas que sentimientos vagos; precisamente intento sacarlos a la luz todo lo posible. Así puede ocurrir que me contradiga a veces, o que generalice, siendo que en el fondo sólo se trata de mi propia persona, de mis métodos de trabajo u opiniones personales. Quisiera, allende esta novela, desgajar ciertos problemas que se plantean al escritor y que se refieren a la creación literaria, problemas fundamentales que son, me parece, idénticos para cada autor y cada obra.On le voit, la problématique de Morelli est là toute entière (« ciertos problemas que se plantean al escritor y que se refieren a la creación literaria, problemas fundamentales »). Plus surprenant encore : on lit aussi le principe d’une lecture du choix, et donc, d’une double lecture –soit on lit le livre linéairement, c’est-à-dire la narration et les réflexions de l’auteur, soit on ne lit que le roman proprement dit, en sautant les réflexions.
Dans un autre passage, on trouve même la formulation d’un lecteur actif contre un lecteur passif :
‘En la mayor parte de este capítulo me ocupo del pasado del alcade, de acaecimientos anteriores a la acción de mi novela. A decir verdad no me gustan muchos esos enfoques retrospectivos; desde el punto de vista artístico, el ideal sería para mí evitar por completo esas referencias, y hacer de forma que todo lo importante se desarrolle ante los ojos del lector, como en las buenas piezas teatrales. Así, en vez de espectador pasivo, el lector se convierte en cierto modo en actor. 227 ’Enfin, certains passages rappellent encore les préoccupations de Morelli face au langage littéraire:
‘La palabra es un recipiente vacío, puramente convencional, que no significa nada en sí, y su sentido proviene del contenido efectivo, tal como ha sido determinado por una colectividad. Esta convención no está estricatemente definida; un amplio margen queda librado a la interpretación de los matices – y en una medida más grande para las palabras escritas que para las orales. Además las palabras deforman el pensamiento; sólo ofrecen aproximadamente aquello que están encargadas de expresar, sin llegar jamás a la totalidad. Son los ecos del pensamiento, son reproducciones de un original. 228 ’Le parallèle entre les deux ouvrages nous semble réellement frappant, quant à la conception du livre. Pourtant, répétons-le, l’essai que représente La vie des autres ne nous paraît pas être une réussite : dans les faits, il n’y a pas de réelle aventure de la lecture ; le lecteur aurait même plutôt tendance à s’ennuyer. Malgré cela, il semble que Cortázar ait transcendé ces défauts, n’en retenant que les principes théoriques qu’il développera et systématisera dans Rayuela, jusqu’à arriver à une réelle réussite narrative.
Cartas, p. 258. « Voilà ma situation : le problème de ma mère et de ma famille, à qui je donne de l’argent chaque mois, j’espère le régler en emportant quelques travaux pour un ou deux éditeurs argentins et en faisant l’agent littéraire pour eux à Paris : en leur cherchant des nouveautés, etc. » (Trad. S.P.)
Dormandi, L. : La vie des autres, Gallimard, 1950, p. 26-27.
Dormandi, L. : La vida de los otros, Sudamericana, 1952, p. 36-37.
Haensch et Werner : Nuevo diccionario de americanismos II : Nuevo diccionario de argentinismos, Instituto Caro y Cuervo, Santafe de Bogota, 1993 ; Americanismos, Sopena, Barcelona, 1982.
« Aussi ai-je opté pour cette forme un peu insolite qui consiste à intercaler des réflexions entre deux chapitres, en essayant de noter ce que je trouve important et intéressant à propos de ce roman. » (p. 26 de l’original)
« la création littéraire en général », p. 26 de l’original.
« Ce que je me propose d’exprimer, dans ces réflexions, ce sont moins des opinions définies et précises, que des sentiments vagues, et je veux justement tenter de les tirer au clair autant que possible. Aussi pourrai-je être amené à me contredire parfois, ou encore à généraliser, alors qu’il ne s’agira au fond que de ma personne, de mes méthodes de travail ou de mes opinions personnelles. Je voudrais, au delà de ce roman, dégager certains problèmes qui se posent à l’écrivain et qui se rapportent à la création littéraire, problèmes fondamentaux, qui sont, je crois, les mêmes pour chaque auteur et pour chaque œuvre. Peut-être pourrai-je démêler, ou du moins éclairer un peu, quelques questions qui ne m’intéressent pas uniquement, mais qui peuvent aussi intéresser les lecteurs./ Il est fort possible que cette expérience se solde par un échec : la cuisine déçoit parfois. A ceux qui ne tiennent pas à examiner les mouvements d’un mécanisme, je conseillerai de sauter ces réflexions purement et simplement. Elles ne sont pas absolument indispensables à l’intelligence du roman. Elles complètent l’œuvre, mais seulement dans la mesure où l’accompagnement complète la mélodie. Ceux que cela n’intéresse pas n’ont qu’à tourner la page. Cela suffira comme préambule. » (p. 27 de l’original)
La vida de los otros, page 333. (Original p. 226-227 : « Dans la plus grande partie de ce chapitre je m’occupe du passé du maire, d’évènements antérieurs à l’action de mon roman. A vrai dire, je n’aime pas trop de telles rétrospectives : du point de vue artistique, l’idéal serait pour moi d’éviter complètement les rappels de ce genre et de faire en sorte que tout ce qui est important se déroule sous les yeux du lecteur, comme dans les bonnes pièces de théâtre. Ainsi, le lecteur, au lieu d’être spectateur passif, devient en quelque sorte, lui aussi, acteur. »)
La vida de los otros, pages 522-523. (Original, p. 355 : « Le mot est un récipient vide, purement conventionnel, qui ne signifie rien en soi, et son sens provient de son contenu effectif, tel qu’il a été déterminé par une collectivité. Cette convention n’est strictement définie ; une large marge est laissée à l’interprétation des nuances, –pour les mots écrits dans une mesure plus grande encore que pour les paroles. De plus, les mots déforment la pensée ; ils ne rendent qu’approximativement ce qu’ils sont chargés d’exprimer, sans jamais y parvenir complètement. Ce sont des échos de la pensée, des reproductions à partir d’un original. »)