André Gide, Así sea o La suerte está echada : lit de mort d’un auteur

Así sea o La suerte está echada est la traduction du journal d’André Gide intitulé en français Ainsi soit-il ou les jeux sont faits. Cette version paraît en 1953 sous le sceau des éditions Sudamericana, à Buenos Aires. Elle appartient à la « Colección ensayos breves », qui publie des livres soignés, avec un beau papier. Cet ouvrage mesure 17 cm par 11,5 pour 152 pages. La couverture est marron et les informations (auteur, titre, édition) apparaissent dans un encadré au fond bleu. Le revers de celle-ci porte un court texte de présentation non signé qui se répètera à la neuvième page et, au revers de la quatrième de couverture, on trouve une liste des ouvrages parus dans cette collection. On peut y remarquer entre autres Sobre la biografía y la historia de José Luis Romero, qui travaillait chez Argos. Le livre a été achevé d’imprimer le 4 mars 1953. Le nom de Julio Cortázar apparaît à la cinquième page, c’est-à-dire la page de garde, sous le titre (et non comme souvent à la page suivante, à côté du copyright).

Il est certain que cette traduction a été réalisée à Paris, puisque l’original français n’est publié par Gallimard qu’en 1952, période où Cortázar vit déjà en France. On peut supposer que cela correspond à sa possible activité « d’agent littéraire » ou plus simplement de lecteur de français pour Sudamericana : Cortázar a pu lire cette nouveauté et la proposer pour traduction à Sudamericana. Il s’agit pour lui de la première traduction éditée qui appartienne au genre du journal. C’est le second ouvrage d’André Gide sur lequel il travaille, après El Inmoralista en 1947. Celui-ci a une tonalité particulière, puisqu’il s’agit du dernier journal écrit par Gide et dont les dernières pages sont rédigées quelques jours avant sa mort. Pour un grand lecteur de Gide comme Cortázar, ceci ne peut qu’avoir une valeur toute spéciale, comme le confirme ce beau passage d’Imagen de John Keats à propos de la mort de Gide :

‘Anoche ha muerto Gide. (…) Con Gide muerto, Valéry muerto, ¿qué queda de una juventud plantada a su clara sombra, atenta a las dos voces más altas de Francia? Terriblemente cae sobre la mano el peso de un tiempo agotado por esta muerte que es otro fragmento de la nuestra. (...) Anoche ha muerto Gide, quizá a la hora en que aquí yo releía la Oda a Psique. Cómo no acordarme, mientras en vano abro libros y voy por viejos, queridos recuerdos (...). Entonces quiero usar sus palabras y hacer de esta noche mi parte funeraria, mi vela junto al muerto, negándome la tristeza que a él le hubiera parecido impúdica. (...)
A ti te debo tanto, André, maestro de dignidad, coreuta del espíritu. Pero tú no querías deudores, enseñabas la libertad del discípulo. 229

Así sea o La suerte está echada est un journal où Gide forme le projet « d’écrire au hasard ». C’est donc pêle-mêle que viennent les souvenirs, les réflexions sur ses oeuvres passées ou sur la littérature en général. Le livre se structure donc comme une série de digressions qui présentent une pensée en marche, sans ordre apparent. Pourtant, le « métier » n’est jamais loin : même en sautant du coq à l’âne, Gide maintient une cohérence qui vise à dresser son propre portrait –ce dernier n’étant pas complètement dépourvu de complaisance. Il ne s’agit pas d’une écriture « privée » ; Gide envisage l’édition et donc la lecture de ce manuscrit, puisqu’il a été dactylographié par Beatrix Beck puis corrigé par l’auteur, peu avant sa mort : la spontanéité que ce dernier revendique n’est donc pas entière. Il va bientôt mourir et le sait : les dernières pages de ce cahier font office de testament. Il y précise certaines idées relatives à l’homosexualité, puis s’interroge sur la place de la littérature dans l’avenir –un avenir duquel il ne sera pas. Il va même jusqu’à donner des conseils en matière d’éducation 230 . Le cahier se clôt d’une manière assez solennelle, sur les mots que nous allons analyser à présent en regard avec leur traduction espagnole.

Les dernières phrases littéraires de Gide sont donc les suivantes :

‘13 février 1951.
Non ! Je ne puis affirmer qu’avec la fin de ce cahier, du cahier, tout sera clos ; que c’en sera fait. Peut-être aurai-je le désir de rajouter encore quelque chose. De rajouter je ne sais quoi. De rajouter. Peut-être. Au dernier instant de rajouter encore quelque chose... J’ai sommeil, il est vrai, mais je n’ai pas envie de dormir. Il me semble que je pourrais être encore plus fatigué. Il est je ne sais quelle heure de la nuit ou du matin. Ai-je encore quelque chose à dire ? Encore à dire je ne sais quoi. Ma propre position dans le ciel, par rapport au soleil, ne doit pas me faire trouver l’aurore moins belle. 231

Cortázar en propose la traduction suivante :

‘He aquí las últimas líneas, escritas el 13 de febrero de 1951, seis días antes de la muerte:
¡No! No puedo afirmar que con el fin de este cuaderno todo estará clausurado, todo habrá concluído. Quizá sentiré deseos de agregar todavía alguna cosa. De agregar no sé qué. De agregar. Puede ser. En el último momento, agregar todavía alguna cosa... Tengo sueño, es verdad. Pero no siento deseos de dormir. Me parece que podría estar todavía más fatigado. Son no sé qué horas de la noche, o de la mañana... ¿Tengo todavía algo que decir? Decir todavía no sé qué.
Mi posición en el cielo, con relación al sol, no debe llevarme a encontrar menos bella la aurora.’

La première phrase peut surprendre, mais il ne s’agit pas d’un ajout de Cortázar : la première édition française de Ainsi soit-il a été établie à partir du tapuscrit de Beatrix Beck par les cinq exécuteurs testamentaires de Gide 232 et c’est à eux que l’on doit ce rajout, tel une mise en scène dramatique. Aussi, lit-on dans l’édition de 1952 : « Et voici les dernières lignes, écrites le 13 février 1951, six jours avant sa mort. » 233 . La traduction de Cortázar, qui s’appuie sur cette édition, n’a donc rien d’étonnant. En revanche, celle de la phrase suivante mérite un commentaire : nous remarquons en premier lieu la suppression de l’incise « , du cahier ,». Nous ne savons si elle est due à Cortázar ou si cette dernière a été rétablie à partir du manuscrit, dans l’édition de Martine Sagaert qui nous sert ici de référence. Par ailleurs, la ponctuation a été modifiée par le traducteur : le point-virgule a été remplacé par une virgule et le « que » supprimé, ce qui met le dernier membre sur le même plan que l’avant-dernier. Ceci est renforcé par l’ajout d’une anaphore : « todo estará clausurado, todo habrá concluido ». Au niveau sémantique, cela nous semble pertinent, puisque « c’en sera fait » est très polysémique : on peut comprendre « c’en sera fait du cahier », « c’en sera fait de mon oeuvre » ou « c’en sera fait de moi ». Rendre cela par « todo » n’est donc pas inapproprié. Dans la traduction, une anaphore compense l’autre : la répétition de peut-être ( « Peut-être aurai-je le désir de rajouter encore quelque chose. De rajouter je ne sais quoi. De rajouter. Peut-être. ») devient une alternance entre « Quizá » et « Puede ser ». La phrase suivante procède également à l’introduction d’une virgule, qui permet de modifier légèrement la répétition : au lieu de « En el último momento de agregar todavía alguna cosa », qui serait la traduction la plus littérale, on trouve « En el último momento, agregar todavía alguna cosa », qui nous semble redonner un peu d’élan à la phrase et mimer par là-même le rajout. Par la suite, nous retrouvons encore le même procédé : Cortázar coupe la phase (« J’ai sommeil, il est vrai, mais je n’ai pas envie de dormir. »), de manière à augmenter le suspens et à accentuer l’impression de fatigue de l’auteur : « Tengo sueño, es verdad. Pero no siento deseos de dormir. » Par ailleurs, le traducteur a introduit la répétition de « sentir deseos », absente du texte original. Il semble que ce soit l’illustration du propos même de ce passage : au lieu du désir de dormir, il y a le désir d’ajouter, au lieu du désir de mourir, celui de vivre encore, de continuer. La répétition n’est donc pas malvenue. Dans la phrase suivante, traduire « fatigué » par « fatigado » (qui nous semble plus fort que « cansado ») est également un bon choix, vu le contexte. Cortázar introduit ensuite trois points de suspension, absents de l’original : au niveau sémantique, il y a pourtant bien une pause entre ces informations sur l’heure –en elles-mêmes peu intéressantes– et la réflexion qui suit : « Ai-je encore quelque chose à dire ? », où l’on comprend « quelque chose d’intéressant à dire ». Les trois points miment alors le retour sur soi, la relecture de ce qui précède et la critique qui en naît. Dans la dernière phrase, là encore, Cortázar intervient : au lieu de se terminer sur « moins belle », le journal se clôt sur « la aurora », entraînant ainsi une image de résurrection, en quelque sorte.

On le voit, la traduction de Cortázar est assez interventionniste dans ce passage : en modifiant la ponctuation notamment, il inscrit dans le texte une lecture propre, dramatique, qui insiste sur le sens de ces dernières lignes de Gide.

Nous pensons que le chapitre 154 de Rayuela, celui où Horacio et Etienne rencontrent Morelli à l’hôpital, peut avoir été inspiré par la traduction de ce cahier de Gide. En effet, nous avons vu que Gide semblait conscient de ce que ce journal allait être son dernier écrit ; d’autre part, la lecture que Cortázar en donne par sa traduction met en exergue le pathos de cette situation (un homme, un grand homme, se voyant mourir). Il faut aussi comprendre le passage que nous avons analysé comme le désir de laisser l’œuvre ouverte, inachevée, comme si l’auteur ne pouvait se résigner à mourir complètement : même si Gide organise et corrige le tapuscrit (en en faisant donc une oeuvre finie, prête pour l’édition et la lecture), il y a encore le désir de rajouter.

Or, c’est exactement ce qui se passe dans le chapitre 154 de Rayuela, puisque l’on lit :

‘Lo malo era que todavía faltaba tanto y se iba a morir sin terminar el juego.
–Jugada veinticinco, las negras abandonan –dijo Morelli, echando la cabeza hacia atrás. De golpe parecía mucho más viejo–. Lástima, la partida se estaba poniendo interesante. 234

Morelli se sent donc proche de la mort, mais ne se résigne pas à l’achèvement ; il continue à classer et à corriger ses écrits :

‘Las manos andaban por su lado, recogiendo uno a uno los cuadernillos, alisando algunas hojas arrugadas. De cuando en cuando, sin dejar de hablar, Morelli echaba una ojeada a una de las páginas y la intercalaba en los cuadernillos sujetos con clips. Una o dos veces sacó un lápiz del bolsillo del pijama y numeró una hoja. 235

De plus, il donne la clé de son appartement à Horacio et Etienne, en leur confiant le soin de préparer l’édition de son oeuvre posthume (ils doivent classer ses notes manuscrites et les envoyer à Pakú « editor de libros de vanguardia, rue de l’Arbre sec »). Malgré ce legs, il veut encore continuer à écrire :

‘–volveremos mañana, si usted quiere.
–Bueno, ya habré escrito otras cosas. Los voy a volver locos, piénsenlo bien. Tráiganme Gauloises. 236

On le voit, les portraits de ces deux auteurs sur le point de mourir, Gide et Morelli, offrent un réel parallèle.

Nous pensons qu’une grande partie de l’efficacité de Rayuela, lue en sautant du moins, dépend de ce chapitre : c’est ici que prend naissance une bonne part des jeux métaleptiques, c’est ici que le lecteur se confond avec les personnages (lui aussi doit mettre en ordre les chapitres), c’est ici que la voix de Cortázar ressemble le plus à celle de Morelli (« Los voy a volver locos, piénsenlo bien »).

C’est que, sans doute, être la voix de Gide en espagnol pour la traduction de ce texte posthume a dû être une bien singulière expérience pour Cortázar et cela a dû lui donner la mesure de la force de cette situation pour le lecteur.

Notes
229.

Imagen de John Keats, p. 288-289. (« Hier soir Gide est mort. (…) Une fois Gide mort, Valéry mort, que reste-t-il d’une jeunesse ayant grandi à leur ombre claire, attentive aux deux voix majeures de la France ? Sur la main, tombe affreusement le poids d’un temps achevé par cette mort, qui est un fragment de la nôtre. Hier soir Gide est mort, peut-être au moment où je relisais ici l’Ode à Psyché. Comment ne pas me souvenir, tandis qu’en vain j’ouvre ses livres et repasse d’anciens et chers souvenirs ? (…) Je veux emprunter ses mots et faire de cette nuit mon faire-part de décès, ma veillée du mort, me refusant à une tristesse qui lui aurait parue impudique.(…) / Je te dois tant, André, maître de dignité, coryphée de l’esprit. Mais tu ne voulais pas de débiteurs, tu enseignais la liberté du disciple. » Trad. S.P.)

230.

« Il est bon que l’enseignement du français soit maintenu, le plus intégralement possible, coûte que coûte, et aucune considération d’ordre pratique ne devrait chercher à s’opposer à cela. » Ainsi soit-il ou Les jeux sont faits, Gallimard, coll. L’imaginaire, 2001, p. 124.

231.

Gide, André : Ainsi soit-il ou Les jeux sont faits, édition de Martine Sagaert, Gallimard, coll. L’imaginaire, 2001, p. 125.

232.

A. Naville, R. Martin du Gard, J. Schlumberger, P. Herbart et J. Lambert. Voir en cela l’avant-propos de l’édition de 2001.

233.

Gide, André : Ainsi soit-il ou Les jeux sont faits, Gallimard, 1952, p. 197. Ce livre est consultable en microfilm à la BNF, mais nous ne l’avons pas à disposition au moment où nous rédigeons ces lignes.

234.

« L’ennui, c’est qu’on est encore loin du but et il allait mourir avant d’avoir fini le jeu./ –Au vingt-cinquième coup, les noirs abandonnent, dit Morelli, en rejetant la tête en arrière. Il paraissait soudain beaucoup plus vieux. –Dommage, la partie devenait intéressante. (Trad. F. R., Marelle, p.582).

235.

« Les mains travaillaient de leur côté, ramassant un à un les feuillets, lissant une feuille froissée. De temps en temps, sans cesser de parler, Morelli jetait un coup d’œil à l’une des pages et l’intercalait parmi celles déjà réunies par une attache. Il sortit une ou deux fois un crayon de la poche de son pyjama et numérota une page. » (Trad. F. R., Marelle, p. 583).

236.

« –Nous reviendrons demain, si vous voulez./ –Bien, mais j’aurai écrit de nouvelles choses. Vous finirez par me maudire, réfléchissez-y bien ! Apportez-moi des Gauloises. » (Trad. F. R., Marelle, p.584).