Lord Houghton (Richard Monckton Milnes), Vida y Cartas de John Keats : comprendre qui on admire

Vida y Cartas de John Keats paraît en 1955 sous le sceau des éditions Imán de Buenos Aires. L’original anglais porte un titre légèrement différent : The Life, Letters, and Literary Remains of John Keats. Le livre mesure 12 cm par 18, pour 316 pages ; il a une couverture rouge cartonnée. L’édition est soignée et comporte de nombreuses illustrations. Nous ne sommes pas en mesure de donner une description de la couverture ou de ses possibles revers : le livre devait avoir une jaquette que nous ne possédons pas. Il est achevé d’imprimer le 30 mars 1955.

La sixième page porte la mention « traducido del inglés por Julio Cortázar ». Toutefois, il est également en charge d’un prologue intitulé « Nota preliminar » (p. 9 à 13), signé de ses initiales, ainsi que de nombreuses notes de bas de pages 237 . Cortázar fait donc office ici de critique tout autant que de traducteur. Il est à noter qu’il fait le choix de laisser en anglais les nombreuses citations de poèmes et de les traduire en note, contrairement aux lettres, qu’il intègre dans le corps du texte directement en espagnol.

Dans Imagen de John Keats,page 22, on trouve un texte intitulé « We band of brothers » qui nous éclaire sur la date et les conditions de production de cette traduction :

‘Esta tarde ha estado aquí Samuel Kaplan, y desde las tres hasta las nueve trabajamos en la corrección de pruebas de mi versión del libro de Lord Houghton sobre Keats. (…) Traduje el libro en 1947, ahora lo miro desde lejos y me desalienta la imperfección de una tarea para la que me faltaba entonces elementos. El día en que conseguí la edición Buxton-Forman de las Cartas, y vi claro en tanta cosa oscura de la correspondencia de John, Houghton ya estaba traducido. Lo revisé, puse notas, aclaré dificultades ; pero comprendo que no saldrá como debería. (El hecho es que sale, gracias a Kaplan, Keatsiano y amigo de editar poetas con aires de familia con John : Cernuda, Gil-Albert…) 238

La production de Imagen de John Keats date de 1951-1952 239 , selon le texte de présentation imprimé en quatrième de couverture de l’édition d’Alfaguara. Nous pouvons donc déduire une chronologie pour cette traduction : réalisée en 1947, elle est reprise ensuite, à une date indéfinie : Cortázar retravaille le texte, révise sa traduction et ajoute des notes. En 1951-1952, il la corrige, aidé de Samuel Kaplan, en vue d’une publication qui n’a pas lieu immédiatement. Ce n’est qu’en 1955 que cette traduction sort enfin, soit huit ans après sa première version. Entre temps, Cortázar a écrit l’énorme somme que représente Imagen de John Keats, ce qui fait de lui un spécialiste de cet auteur, même si l’ouvrage n’est pas publié.

C’est la troisième traduction de Cortázar qu’édite la maison Imán, après les deux ouvrages de Stern. Nous avons vu que Samuel Kaplan était lié à Imán puisqu’il dirigeait la collection « Decálogo », où était paru Moisés.

Le texte liminaire que rédige Cortázar sert de présentation à l’ouvrage de Lord Houghton, mais il le fait de manière critique, nous allons le voir. Il défend dans un premier temps la sévérité de l’auteur face à la mode des biographies romancées : ici, il n’y aura pas de « légende Keats », mais une sobre vérité biographique. Il est pourtant assez acerbe vis-à-vis d’Houghton, qui, selon lui ne comprend vraiment ni Keats ni sa poésie :

‘Se lo verá con frecuencia preocupado por justificar la actitud hedonista del poeta (...). Su intuición de los valores líricos le afirma la presencia incontestable de la poesía ; por sobre ella, una tradición cargada de malentendidos (...) le veda en ocasiones admitir racionalmente algo que su sentimiento acoge. 240

Cortázar présente ensuite les destinataires des lettres –les amis fidèles de Keats– et objecte à Houghton de ne pas prendre en compte leur singularité lorsqu’il étudie les lettres qui leur sont adressées. Le dernier reproche fait à l’auteur est celui d’éluder complètement l’amour de Keats pour Fanny Brawne 241  ; Cortázar le juge nécessaire pour comprendre la fin de Keats. Ces limitations étant posées, il explique que le livre demeure un fondement essentiel pour une étude sérieuse de Keats : la critique universitaire méconnaît ce grand auteur et n’en a que pour Byron et Shelley. Vida y Cartas de John Keats a aussi le mérite de dresser le portrait de l’ambiance littéraire de l’époque. Cortázar invite le lecteur à ne pas se contenter des citations de Keats présentes dans l’ouvrage : il faut aller aux textes pour découvrir la grandeur du poète 242 . Il explique ensuite ses choix de traduction :

‘A ello se agrega el obstáculo de toda traducción; hemos preferido incluir el texto original y la equivalencia verso a verso de pensamiento, sin pretensión alguna de correspondencia formal o lírica (...). En la poesía de aquel que suspira por « una vida de sensaciones antes que de pensamientos », magro resumen puede ofrecer una versión que renuncia –en cuanto no se lo propone deliberadamente– a recrear ritmos, aliteraciones y correspondencias. 243

Cortázar fait ensuite un bilan de la connaissance de Keats dans les pays de langue espagnole : tout reste encore à faire pour lui donner la place qu’il mérite. Il termine en résumant le projet de Keats : découvrir une nouvelle réalité et une destinée proprement humaine.

On le voit, Cortázar se présente ici en grand connaisseur de Keats ainsi que du monde universitaire. Il n’hésite pas à critiquer l’auteur qu’il traduit et forme le projet d’un renouveau critique pour Keats.

Penchons-nous à présent sur la caractérisation de cet ouvrage. Le texte de Lord Houghton cède volontiers la place aux lettres de Keats et c’est elles qui font l’essentiel de l’œuvre. L’auteur se contente souvent d’ajouter quelques informations biographiques manquantes, afin de permettre au lecteur de mieux comprendre la lettre suivante, ou de faire le lien avec certains vers du poète. On le voit, c’est surtout Keats que Cortázar a choisi de traduire ici. Les lettres sont un véritable laboratoire pour le poète : on a ainsi des informations précises et régulières sur l’écriture de Endymion, par exemple. Mais ce qui séduit surtout, c’est le ton des lettres, où perce une réelle amitié : il ne s’agit aucunement d’une correspondance littéraire et amidonnée et on pense en cela à la manière qu’avait Cortázar lui-même d’écrire les lettres. Il a dû voir dans ce travail de traduction une intimité et une parenté qui n’ont pu que le séduire.

Pour ce qui est de la vie de Keats, elle est bien sûr reflétée pas à pas : ses goûts littéraires très tôt orientés vers la mythologie classique et la poésie, les études de chirurgien qu’il abandonne pour se consacrer à la poésie, sa première publication – Endymion, long poème en vers–, les premières critiques, l’opposition farouche de Byron, des voyages et finalement sa mort tragique et prématurée à Rome.

Ce livre est par moments un peu sévère, mais il contient des informations essentielles sur la vie et l’œuvre de John Keats. Le système des renvois est compliqué car il y a trois sortes de notes : celles de l’auteur, celles du traducteur et enfin, les traductions des vers cités en anglais dans le corps du texte. Dans certaines lettres, Keats lui-même met des notes, de sorte que le lecteur a parfois du mal à trouver ses marques dans l’appareil critique.

Pour comprendre ce projet de traduction –né semble-t-il du seul désir de Cortázar, indépendamment de l’édition–, il faut d’abord prendre en compte le Cortázar-lecteur. La lecture de la poésie, cette « grave opération nocturne, comme l’entendaient les romantiques », passionne très tôt Cortázar ; il lit et aime Keats, qui deviendra une sorte de compagnon de route 244 . Lorsqu’il enseigne à l’université de Mendoza, il ne manque pas de lui consacrer une bonne partie d’un de ses cours –presque un prétexte pour mieux l’étudier–. En 1947, lorsqu’il ébauche la première traduction de Vida y Cartas de John Keats, il connaît donc déjà parfaitement cet auteur et se reconnaît en lui. A tel point qu’en 1950, il commence l’écriture de Imagen de John Keats, avec pour parti pris un contre-pied exact de Lord Houghton : la complicité, l’analogie, le manque d’ordre formel et la subjectivité lui servent de méthodologie. Qu’on repense en cela à la « Nota preliminar » de Vida y Cartas de John Keatsqui critiquait la position d’Houghton : cette critique était sans doute le rêve d’un autre genre d’approche et d’un autre genre de livre sur Keats. L’intéressant, c’est qu’une bonne part d’Imagen de John Keats ne traite en réalité pas de Keats : nous pensons au dixième chapitre, celui qui est justement intitulé « Poética », et en particulier la troisième partie (« Desperezamiento », « Analogía », « Intermedio mágico », « Enajenarse y admirarse », « El canto y el ser » et « Apéndice »). Il s’agit bien d’une poétique, mais c’est celle de Cortázar que nous lisons. Grâce au miroir tendu par Keats, il formule ici des principes qui régiront en bonne part la conception de Rayuela, comme nous tenterons de le démontrer en troisième partie 245 .

Il faut donc comprendre la traduction de Vida y Cartas de John Keats comme une réflexion de Cortázar sur la poétique, sur sa poétique en gestation. Là encore, la traduction joue un rôle fondamental dans l’élaboration de l’écriture.

Notes
237.

Il y a un total de 102 notes, réparties comme suit : p. 23 (2 notes), 25, 27, 30, 34, 35 (2 notes), 36, 38, 41, 42 (3 notes), 44, 46, 48, 49, 50 (2 notes), 54, 55 (2 notes), 57, 58, 59, 62, 65, 70, 71, 75, 78, 79, 81, 82 (3 notes), 83 (2 notes), 84 (4 notes), 90 (2 notes), 92 (2 notes), 96, 98, 101 (2 notes), 109, 111, 113 (2 notes), 115, 119 (3 notes), 122, 123 (2 notes), 128, 133, 136, 137, 138 (2 notes), 143, 147, 150, 162, 165, 166, 174 (2 notes), 184 (2 notes), 185, 191, 192, 200, 208, 209, 210, 213, 215, 218, 220, 221, 222, 229 (2 notes), 247, 253, 263, 269, 271, 280, 287, 300 (2 notes).

238.

« Cet après-midi, Samuel Kaplan était ici et, de trois à neuf heures, nous avons travaillé à la correction des épreuves pour la traduction du livre de Lord Houghton sur Keats. (…) J’ai traduit le livre en 1947 ; aujourd’hui je le regarde de loin et je me désespère en pensant à l’imperfection d’un travail pour lequel il me manquait alors certains éléments. Le jour où j’ai trouvé l’édition Buxton-Forman des Lettres, j’ai pu voir clairement tant de choses jusqu’alors obscures de la correspondance de John, mais Houghton était déjà traduit. Je l’ai revu, j’ai mis des notes, clarifié des difficultés, mais je comprends qu’il ne sortira pas comme il le devrait. (Le fait est qu’il sort, grâce à Kaplan, keatsien et enclin à éditer des poètes ayant un air de famille avec John : Cernuda, Gil-Albert…). »  (Trad. S.P.)

239.

Ceci est confirmé par Cartas, p. 253 (3 janvier 1951), où Cortázar dit qu’il commence la rédaction.

240.

Vida y Cartas de John Keats, p. 10. « On le verra souvent préoccupé de justifier l’attitude hédoniste du poète (…). Son intuition des valeurs lyriques lui affirme la présence incontestable de la poésie ; mais pesant sur cela, une tradition pleine de malentendus (…) lui empêche par moments d’admettre rationnellement quelque chose que ses sentiments reconnaissent. » (Trad. S.P.)

241.

Parfois graphié Fanny Browne. Lord Houghton évite le sujet car Fanny Brawne est toujours en vie lorsqu’il rédige ce livre.

242.

Il a à ce propos une belle phrase : « Lo otro (como todo lo que verdaderamente importa) [el lector] deberá buscarlo por sí mismo. » (« Le reste –comme tout ce qui importe vraiment–, [le lecteur] devra le chercher par lui-même. » Trad. S.P.)

243.

Ibid. p. 13. « A ceci, s’ajoute l’obstacle de toute traduction ; nous avons préféré inclure le texte original et l’équivalence vers à vers de la pensée, sans prétention aucune quant à la correspondance formelle ou lyrique (…). Pour la poésie de qui rêve d’« une vie de sensations plutôt que de raisonnements », une traduction qui renonce –quand elle ne le fait pas délibérément– à recréer les rythmes, les allitérations et les correspondances, ne peut offrir qu’un maigre résumé. » (Trad. S.P.)

244.

Voir « voy del brazo de Keats... » (« je vais au bras de Keats… ») dans « Metodología », p. 19 de Imagen de John Keats.

245.

Nous verrons en troisième partie le rôle de l’analogie dans l’activité du lecteur.