Memorias de Adriano est la traduction du roman français Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Il paraît pour la première fois à Buenos Aires en 1955, dans la « Colección horizonte », qui correspond à la collection étrangère des éditions Sudamericana. Le livre mesure 18 cm par 12,5 pour 352 pages. La couverture est rayée en vert et blanc et l’édition est soignée. Sur le revers de la couverture, se trouve un texte de présentation non signé ; sur celui de la quatrième, une liste des œuvres de cette collection, au nombre desquelles se trouve La Víbora de Marcel Aymé. Le livre coûtait 30 pesos. Le nom de Julio Cortázar apparaît à la cinquième page, c’est-à-dire la page de garde, sous le titre et non, comme souvent, à la page suivante et en petit, à côté du copyright. Le titre de l’original apparaît mal graphié à la page six (« Memoirs d’Hadrien », sic). Le livre est achevé d’imprimer le 30 août 1955.
Nous trouvons dans Cartas une lettre écrite de Buenos Aires en date du 15 janvier 1955 qui comporte une référence à cette traduction. Ceci nous permet d’en dater la production :
‘En estos días empiezo a traducir para Sudamericana las Mémoires d’Hadrien. Te lo digo porque te gustará saber que está en mis manos. Lo leí en Italia, el año pasado, y me entusiamó (más que a Aurora, que lo encontró retórico). La traducción plantea problemas pavorosos, pero no creo que ninguno sea insuperable; hay que andar despacio, repitiendo un poco la actitud de la autora, que debió escribirlo pesando y paladeando cada frase. 246 ’Un peu plus loin, Cortázar ajoute « lo de Yourcenar será tarea de verano ». Nous pouvons donc en déduire que ce travail de traduction a dû être mené à bien entre janvier et avril, approximativement et ce, en grande partie du moins, lors d’un séjour du couple Cortázar à Buenos Aires. Nous savons également que le livre plait à son traducteur.
Toutefois, nous avons un autre témoignage de Cortázar, lors d’un entretien avec Elena Poniatowska 247 . A propos de cette traduction, il propose une chronologie contradictoire :
‘Justamente en el año en que me fui de la Argentina hice la traducción de Marguerite Yourcenar que tanto te interesa, Elena. Yo me iba a Europa a la aventura, sin dinero y naturalmante, necesitaba conseguir todos los recursos posibles. Tenía bastante experiencia como traductor ; hice cosas buenas, muy buenas. Traduje a Chesterton, a André Gide, las cartas de Keats, en fin, tenía un buen background como traductor. Siempre me gustó traducir. Por eso busqué traducciones para hacer en Europa y mandar a Buenos Aires. Como la editorial Sudamericana ya había publicado mi librito Bestiario, justamente en el momento en que me fui de Argentina, me dieron a elegir entre unos cuantos libros. Vi Las memorias de Adriano que había leído en francés y me había fascinado y se lo pedí y exigí además un plazo largo para hacerlo porque sabía que ese libro había que hacerlo bien… Incluso empecé a trabajarlo en el barco que me llevó de Buenos Aires a Marsella, releí el libro, intenté distintos enfoques de la traducción, la fui trabajando, la hice en París, se publicó y la crítica siempre ha dicho que se trata de una buena traducción. A Marguerite Yourcenar nunca la he visto 248 salvo en una pantalla de televisión. 249 ’On le voit, les repères divergent en ce qui concerne la période de lecture de l’original : avant 1951 (où Cortázar quitte l’Argentine) ou en 1954 (« lo leí el año pasado », écrit en 1955) ? D’autre part, il semble étrange qu’un éditeur laisse quatre ans à un traducteur pour réaliser un travail de 350 pages ; « un largo plazo » pour un éditeur, français du moins, dépasse difficilement un ou deux ans, nous semble-t-il. Nous aurions tendance à considérer les lettres comme une source plus fiable puisque écrite au jour le jour, à la différence de souvenirs qui peuvent, à tous, nous jouer des tours en matière de chronologie 250 . Toutefois, il faut remarquer que les lettres de Keats, traduites en 1947 et revues en 1951-1952, ne sont publiées comme nous l’avons vu qu’en 1955.
Mais revenons à Memorias de Adriano.Écrit comme une lettre à Marc-Aurèle, son successeur attitré, ce texte à la première personne devient bientôt le testament spirituel de l’empereur Hadrien. C’est une longue méditation d’un homme sur lui-même, d’un homme se voulant pleinement conscient, toujours en quête de son essence. Plus qu’autre chose, c’est le récit d’une sagesse longuement apprise et d’un questionnement métaphysique sur la condition d’homme, questionnement aussi valable à l’époque de la Rome antique qu’aujourd’hui. C’est justement ce qui fait la force du livre : même si la documentation historique est juste et très abondante, le texte transcende largement la biographie historique. Hadrien a une vraie épaisseur, une voix et une manière de se rappeler bien particulière : on lit toujours une grande altérité entre sa conscience narrative et les faits passés qu’il rapporte, comme si, en somme, le jeune Hadrien et le narrateur n’étaient le même homme que par coïncidence. Le récit se subdivise en six parties (Animula vagula blandula ; Varius multiplex multiformis ; Tellus stabilita ; Saeculum aureum ; Disciplina augusta ; Patientia) suivies d’une note de l’auteur.
Nous choisissons un court extrait de la première partie, afin d’en analyser la traduction :
‘Je croirai à cette assimilation de l’amour aux joies purement physiques (à supposer qu’il en existe de telles) le jour où j’aurai vu un gourmet sangloter de délices devant son mets favori, comme un amant sur une jeune épaule. De tous nos jeux, c’est le seul qui risque de bouleverser l’âme, le seul aussi où le joueur s’abandonne nécessairement au délire du corps. 251 ’Voici la version qu’en propose Cortázar :
‘Creeré en esta asimilación del amor a los goces puramente físicos (suponiendo que existan como tales) el día en que haya visto a un gastrónomo llorar de deleite ante su plato favorito, como un amante sobre un hombro juvenil. De todos nuestros juegos, es el único que amenaza trastornar el alma, y el único donde el jugador se abandona por fuerza al delirio del cuerpo.’En comparant ces deux textes, la première impression que l’on a sans doute est celle d’un décalage concernant le niveau de langue : dans le texte de Yourcenar, on trouve un style très soutenu et très précis (mais marié à un élan de la phrase qui lui évite de tomber dans une pompe trop « grand style »). Le texte de Cortázar présente un niveau de langue bien moins soutenu : « joies » (employé ici pour signifier « plaisir des sens », et dont l’usage est recensé comme archaïque par le Petit Robert 252 ) est traduit par « goces ». Il en va de même pour « mets » (appartenant à la langue soutenue), rendu par le terme générique « plato », et, du point de vue de la syntaxe, pour la gradation marquée par « le seul aussi », qui devient « …, y el único ». A quels choix répondent donc ces « infidélités » de niveau de langue ? Une partie de la réponse se trouve sans doute dans la lettre de Cortázar que nous avons déjà citée :
‘La traducción plantea problemas pavorosos, pero no creo que ninguno sea insuperable; hay que andar despacio, repitiendo un poco la actitud de la autora, que debió escribirlo pesando y paladeando cada frase. 253 ’Plusieurs indices nous permettent de nous représenter la démarche de Cortázar : il traduit en pesant et goûtant non pas chaque mot, mais chaque phrase, tout comme Yourcenar, nous dit-il. Et, en effet, nous avions remarqué que le texte original se caractérisait par cet élan de la phrase, cette musicalité qui l’emporte sur le style soutenu. C’est à cela, à ce tempo, que Cortázar choisit d’être fidèle, en passant outre le niveau de langue. A cela et aussi à son enthousiasme de lecteur ; ceci est important car c’est justement le plaisir qu’il a ressenti en tant que lecteur, l’effet qu’a eu le texte sur lui qu’il va essayer surtout de traduire. Lui qui n’a pas trouvé Mémoires d’Hadrien rhétorique ne va pas mettre l’accent sur le « grand style » de Yourcenar. Ce parti pris est particulièrement clair dans la traduction de la première phrase. En effet, pourquoi Cortázar évite-t-il la traduction la plus évidente de « le jour où j’aurai vu un gourmet sangloter de délices » par : el día en que haya visto a un gourmet sollozar de delicias ? Simplement parce qu’on n’y entend pas le sanglot comme dans l’original. Pour recréer ce sanglot en espagnol, Cortázar va insérer une sorte de soupir, et le faire suivre d’un petit hoquet : dans « llorar de deleite » (prononcé, ne l’oublions pas, par un argentin), [š] et [l], suivis chacun de près par des phonèmes ouverts ([a] et [e]), marquent une sorte de soupir qu’entrecoupe la répétition de la dentale [d]. En outre, en choisissant de remplacer « gourmet » par « gastrónomo », il recule l’accent précédant « llorar de deleite » de deux syllabes, ce qui a pour effet de prolonger le [a] de « llorar » 254 .
De même, dans la fin de la phrase, il doit garder l’ambiguïté référentielle de « jeune épaule » (il est nécessaire d’un point de vue sémantique de ne pas savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme), mais il ne choisit pas hombro joven. Il va plutôt recréer la caresse que l’on ressent en français dans cette fin de phrase marquée par une assonance feutrée et terminée par l’effleurement d’une liquide. On retrouve ainsi la même « image sonore », si l’on peut dire, entre « jeune épau le. » et « hombro juvenil. », grâce à l’usage fait, en espagnol, des nasales et du [l] final. On voit bien à travers ces deux exemples à quel point le Cortázar-traducteur cisèle son texte pour le faire « swinguer », pour lui imposer un tempo qui dira, avec les recours propres à l’espagnol (notamment l’accent tonique), l’impression et le mouvement qu’avait le texte original.
On peut réellement dire qu’il n’y a pas de différence intrinsèque entre ce swing-ci et celui de son écriture : tous deux sont bien le reflet d’un rapport particulier à la langue, à sa langue, qu’il faut polir et parfois même « martyriser » pour pouvoir se l’approprier. Dans ce fragment, par exemple, Cortázar « plie » un peu la grammaire espagnole, mais, le lecteur, emporté par l’oralité du phrasé, ne le remarque pas vraiment à la première lecture (ce qui est essentiel). En effet, dire que « [el juego] amenaza trastornar el alma » n’est pas réellement correct à l’écrit : la construction directe, sans la préposition « con », n’est possible que pour les phénomènes météorologiques, selon María Moliner 255 . Quelles sont les raisons de ce choix ? Il est difficile ici de trancher de manière définitive, mais il semble plausible que Cortázar ait voulu rendre l’image du « risque », non seulement lexicalisé mais aussi bien réel (c’est le double sens que l’on peut lire dans « risque de bouleverser l’âme ») ; il aurait donc privilégié l’image d’un jeu dangereux au travers d’une syntaxe « risquée », et ce, au détriment de la correction de la langue. Cette hypothèse n’est pas incongrue pour qui connaît Cortázar 256 … Elle illustre même bien ses choix en matière de fidélité : pour Cortázar, une bonne traduction (une bonne écriture ?) serait donc fidèle au lecteur plus qu’à la langue. Et même parfois plus qu’à la lettre de l’original : c’est le cas pour ce « por fuerza », trouvaille habile qui vient en lieu et place de « nécessairement ». Là où Yourcenar écrit une nécessité d’ordre logique ou philosophique, Cortázar crée l’image d’une lutte des corps dans l’amour : « el jugador se abandona por fuerza al delirio del cuerpo». On peut également trouver la trace de ce genre de choix (une fidélité à l’effet plus qu’à la lettre) dans ce texte de Laure Bataillon, sa traductrice en français :
‘Julio Cortázar m'expliqua, bien avant de l'écrire, pourquoi il fallait absolument que rien n'arrêtât le lecteur dans la montée progressive d'un conte bref. (…) Il va sans dire que le traducteur sera tenu à la même rigueur, qu'il devra se garder d'exotismes qui risqueraient de détourner le lecteur de l'émotion ascendante qui doit le gagner. Or il est facile de faire de l'exotisme, il suffit souvent d'être trop fidèle au texte. C'est ainsi que pour les besoins de la cause, dans une nouvelle (Après dîner, je crois), un térou se vit déguisé en chouette, Julio Cortázar ne supportant pas l'idée que le lecteur français risque d'être distrait par un oiseau inconnu et risque de se poser, si brièvement que ce fût, des questions sur sa forme ou son chant alors que se jouait une partie autrement fondamentale. 257 ’Traduire, c’est donc avant tout penser au lecteur ; à celui que l’on a été face au texte original, et à celui que l’on voudrait avoir face au texte d’arrivée. Tous ces indices nous aident à mieux comprendre les choix de Cortázar-traducteur, et aussi à voir qu’il n’y a pas de différence essentielle avec ceux d’un Cortázar-auteur.
On peut voir de nombreux liens entre Memorias de Adriano et les préoccupations de Cortázar. L’érotique, par exemple, a une place noble chez chacun de ces auteurs et est considérée comme un moyen valide pour arriver à une connaissance de soi et de l’autre plus globale. Le passage que nous avons étudié pour la traduction, par exemple, nous rappelle très fortement la comparaison surprenante entre un amant et un plat que l’on trouve dans « Lucas, sus críticas de la realidad » :
‘En los juegos eróticos tempranamente encontró Lucas uno de los primeros refractantes, obliterantes o polarizadores del supuesto principio de identidad. Allí de pronto A no es A, o A es no A. Regiones de extrema delicia a las nueve cuarenta virarán al desagrado a las diez y media, sabores que exaltan el delirio incitarían al vómito si fueran propuestos por encima de un mantel. Esto (ya) no es esto, porque yo (ya) no soy yo (el otro yo). 258 ’Remarquons qu’ici aussi, le problème est posé en termes d’identité 259 .
Toutefois, le rapport intertextuel le plus flagrant se donne entre Memorias de Adriano et Rayuela. Ces deux récits font la part belle à la quête métaphysique de leurs protagonistes et les thèmes de leurs méditations sont très proches. Mais il faut aller plus loin, puisque l’on lit cette phrase dans la bouche d’Horacio Oliveira :
‘“Lo malo de todo esto”, pensó, “es que desemboca inevitablemente en el animula vagula blandula. ¿Qué hacer? Con esta pregunta empecé a no dormir. 260 ’On le voit, Horacio est présenté comme un lecteur de Yourcenar, et il fait sienne la problématique du premier chapitre de Memorias de Adriano. Mais que représente pour lui « el animula vagula blandula » ? Le contexte dans lequel s’inscrit cette phrase est celui d’une réflexion sur l’action, son utilité et sa vanité :
‘Hacer. Hacer algo, hacer el bien, hacer pis, hacer tiempo, la acción en todas sus barajas. Pero detrás de toda acción había una protesta, porque todo hacer significaba salir de para llegar a, o mover algo para que estuviera aquí y no allí, o entrar en esta casa o no entrar en la de al lado, es decir que en todo acto había la admisión de una carencia, de algo no hecho todavía y que era posible hacer, la protesta tácita frente a la continua evidencia de la falta, de la merma, de la parvedad del presente. Creer que la acción podía colmar, o que la suma de las acciones podía equivaler a una vida digna de este nombre, era una ilusión de moralista. Valía más renunciar, porque la renuncia a la acción era la protesta misma y no su máscara. Oliveira encendió otro cigarrillo, y su mínimo hacer le obligó a sonreírse irónicamente y a tomarse el pelo en el acto mismo 261 ’Ceci nous renvoie donc certainement à ce passage de Yourcenar :
‘Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la sienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilté de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. Et la preuve, c’est que j’éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les expliquer, d’en rendre compte à moi-même. Certains travaux qui durèrent peu sont assurément négligeables, mais des occupations qui s’étendirent sur toute la vie ne signifient pas d’avantage. Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment où j’écris ceci, d’avoir été empereur. 262 ’Cette réflexion sur l’être et l’action amène finalement à une problématique morale. En effet, savoir qu’une grande partie de notre être échappe au compte-rendu de nos actes mène évidement à se demander pourquoi nous agissons et s’il est bon d’agir tel que nous le faisons ; de là l’insomnie d’Horacio au chapitre 3...
Quant à la connaissance de soi et ses techniques, nous pouvons encore rapprocher Memorias de Adriano et Rayuela. Yourcenar nous dit :
‘Au plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres : j’emploie ce que j’ai d’intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d’un autre. Mais ces deux procédés de connaissance sont difficiles, et demandent, l’un, une descente en soi, l’autre, une sortie de soi-même. 263 ’Horacio nous donne également une méthode d’introspection au chapitre 84 (qui suit immédiatement le chapitre 3 dans l’ordre du « Tablero ») :
‘una aptitud instantánea para salirme, para de pronto desde fuera aprehenderme, o de dentro pero en otro plano,Là encore, les points de rencontre ne manquent pas. Mais il est encore un autre thème central qui rapproche Horacio d’Hadrien : c’est la lecture. Tous deux sont d’excellents lecteurs qui se pensent à travers le texte lu. Le fait qu’Horacio cite la première partie de Mémoires d’Hadrien n’a rien d’innocent : lui qui lit comme d’autres cherchent leur reflet dans un miroir, ne peut que voir en cet Hadrien qu’une sorte de double de lui-même. Nous pensons en effet que l’introspection et la lecture sont constitutives de ces deux personnages, ce qui les rapproche singulièrement.
« Ces jours-ci je commence à traduire Mémoires d’Hadrien pour Sudamericana. Je te le dis parce que tu aimeras savoir que c’est moi qui m’en occupe. Je l’ai lu l’année dernière en Italie, et je l’ai adoré (plus qu’Aurora, qui l’a trouvé rhétorique). La traduction pose des problèmes terrifiants, mais je ne crois pas qu’il y en ait d’insurmontables ; il faut y aller doucement, en reproduisant un peu l’attitude de l’auteur, qui a dû l’écrire en pesant et goûtant chaque phrase. » (Trad. S.P.)
« La vuelta a Julio Cortázar en (cerca de ) 80 preguntas », in Julio Cortázar : confieso que he vivido y otras entrevistas, compilación de L. Crespo, L.C. Editor, 1995, p.57-67. L’extrait qui suit est tiré des pages 64-65. (Première publication dans Plural n°44, mayo de 1975, México).
Ce détail est important et il nous a été confirmé par Aurora Bernárdez. En effet, on trouve dans Les yeux ouverts de Marguerite Yourcenar, p. 207, à propos de la traduction de ses ouvrages en diverses langues : « Je suis les choses jusqu’au bout, autant que je le puis. Mais cela dépend évidemment de la langue dans laquelle on les traduit. Quand c’est de l’italien, de l’espagnol ou de l’anglais, je m’affole à l’idée de la moindre erreur. » Ceci laisse penser que Yourcenar aurait lu la traduction de Cortázar, mais aucun contact ne semble avoir été lié entre les deux auteurs.
« C’est justement l’année où je suis parti d’Argentine que j’ai fait la traduction de Marguerite Yourcenar qui t’intéresse tant, Elena. Je partais en Europe, à l’aventure, sans argent et, bien sûr, je cherchais tous les moyens de subsistance possibles. J’avais pas mal d’expérience comme traducteur : j’avais fait de bonnes choses, de très bonnes choses. J’avais traduit Chesterton, André Gide, les lettres de Keats, bref, j’avais un bon background comme traducteur. J’ai toujours aimé traduire. J’ai donc cherché des traductions à faire en Europe puis à envoyer à Buenos Aires. Puisque, quand je partais d’Argentine justement, les éditions Sudamericana venaient de publier mon petit Bestiario, ils m’ont permis de choisir quelques livres. J’ai vu Mémoires d’Hadrien que j’avais lu en français et qui m’avait fasciné, je l’ai demandé et j’ai en plus exigé un long délai pour le faire, parce que je savais que ce livre-là, il fallait le faire bien… J’ai même commencé à y travailler dans le bateau qui faisait Buenos Aires-Marseille, je l’ai relu, j’ai essayé plusieurs manières de traduire, j’ai peu à peu travaillé la traduction, puis je l’ai réalisée à Paris ; elle a été publiée et la critique a toujours dit que c’était une bonne traduction. Je n’ai jamais vu Marguerite Yourcenar, sauf sur un écran de télévision. » (Trad. S.P.)
Voir à ce propos Cartas, p. 1033, où Cortázar retrace sa carrière de traducteur littéraire : pour les dates de publication, il y a de nombreuses différences entre ses souvenirs et la réalité.
M. Yourcenar : Mémoires d’Hadrien, Paris, Plon, Le Livre de Poche, 1951, p. 24.
édition de 1994.
Cartas,p. 319. « La traduction pose des problèmes terrifiants, mais je ne crois pas qu’il y en ait d’insurmontables ; il faut y aller doucement, en reproduisant un peu l’attitude de l’auteur, qui a dû l’écrire en pesant et goûtant chaque phrase. » (Trad. S.P.)
Comparez : « un gourmet llorar de deleite » et « un gastrónomo llorar de deleite ». Dans le second cas, le [a] est forcément plus long. Le recul de l’accent est utilisé à la manière d’une caisse de résonance.
La forme « castiza » serait : « amenaza con trastornar ». La construction directe est recensée pour des expressions comme « está amenazando llover » ou dans le cas suivant : « cuando el sujeto puede ser la cosa inanimada en que existe la amenaza : ‘las negociaciones amenazan romperse’ », selon María Moliner, Diccionario de uso, T. I, Madrid, Gredos, 1998, p. 161.
voir, par exemple, Diario de Andrés Fava, p. 50-55 (« la podredumbre de mi excelente prosa antigua »; « La pourriture de mon ancienne et excellente prose »).
L. Bataillon : « Traduire Cortázar avec Cortázar », in Traduire, écrire (Arcane n°17) 1991, p. 56.
J. Cortázar : Un tal Lucas, in Cuentos completos vol.2, Madrid, Alfaguara, 1994, p. 238. (« Lucas découvrit fort tôt dans les jeux érotiques un des premiers réfractants, oblitérants ou polarisateurs du supposé principe de réalité. Là, soudain, A n’est pas A, ou A est non-A. Des régions d’extrêmes délices à neuf heures quarante vont virer au déplaisir à dix heures et demie, des saveurs qui exaltèrent le délire donneraient envie de vomir si on les servait sur une nappe. Ceci (déjà) n’est plus ceci car moi (déjà) je ne suis (déjà) plus moi (l’autre moi). » Trad. L. G.-B., Nouvelles, p. 766.)
Comparez avec : « De tous nos jeux, c’est le seul qui risque de bouleverser l’âme », où ce bouleversement est une modification d’identité.
Rayuela, p. 31 (chapitre 3). « L’ennui de tout cela, pensa Oliveira, c’est qu’on débouche inévitablement sur l’animula vagula blandula. Que faire ? C’est avec cette question que j’ai commencé à ne pas dormir. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 27).
Rayuela, p. 29. « Faire, faire quelque chose, faire le bien, faire pipi, faire la sourde oreille, l’action dans toutes ses combinaisons possibles. Mais sous chaque acte, vibrait une protestation, tout acte supposait un partir de pour arriver à, un déplacer une chose pour qu’elle fût ici et non pas là, un entrer dans cette maison plutôt que de n’y pas entrer ou entrer dans celle d’à côté, tout acte supposait un manque, une chose non encore accomplie et qui pourrait se faire, la protestation tacite devant l’inachèvement et la pauvreté du présent. Croire que l’action pouvait combler ou que la somme des actions pouvait équivaloir à une vie digne de ce nom était une illusion de moraliste. Il valait mieux renoncer, car le renoncement était la protestation même et non pas seulement son masque. Oliveira alluma une autre cigarette et cet acte minime l’obligea à se sourire ironiquement. « (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 25).
Mémoires d’Hadrien, p. 42-43.
Mémoires d’Hadrien, p. 40.
Rayuela, p. 408. Nous respectons la mise en page de ce passage, qui fait penser à celle d’un cahier appartenant à Horacio. (« une aptitude instantanée à sortir de moi-même pour m’appréhender aussitôt du dehors, ou du dedans mais sur un autre plan,/ comme si j’étais quelqu’un qui me regarde/ mieux encore –car en réalité je ne me vois pas :– comme quelqu’un qui serait en train de me vivre./ Cela ne dure pas, deux pas dans la rue, le temps de respirer profondément (parfois au réveil cela dure un peu plus mais alors c’est fabuleux)/ et à cet instant, je sais ce que je suis parce que je sais alors exactement ce que je ne suis pas (ce que je feindrai d’ignorer par la suite. Mais il n’y a pas de mots pour une matière entre le mot et la vision pure, comme un bloc d’évidence. » (Trad. F.R. Marelle, p. 420-421).