Edgar Allan Poe, Obras en prosa : le doppelgänger en action

Obras en prosa paraît pour la première fois en 2 volumes, à San Juan de Puerto Rico, en 1956, et contient Cuentos, Narración de Arthur Gordon Pym, Eureka et Ensayos y críticas. Il s’agit d’une collaboration entre les éditions de l’Université de Puerto Rico et la Revista de Occidente de Madrid, qui imprime le livre. Ce sont deux très gros et très beaux volumes couleur blanc perle. Outre la traduction et l’introduction, Cortázar est aussi auteur de notes de bas de page.

Alianza editorial propose ensuite une autre édition de ces textes, édition revue et corrigée par Julio Cortázar. Ils sont publiés à Madrid dans l’ordre suivant : Cuentos, 1970 ; Narración de Arthur Gordon Pym de Nantucket, 1971 ; Eureka, 1972 ; Ensayos y críticas,1987. Il s’agit ici d’éditions de poche mesurant 11 cm par 18.

Dans Cartas, page 276, nous trouvons cette information biographique :

‘Como creo haberte dicho, me han confiado la traducción de todas las obras en prosa de Edgar Poe, trabajo para seis meses por lo menos, ya que además hay que escribir un estudio crítico-bibliográfico. En vista de esto, largué mi empleo matinal, y me voy a Roma a trabajar allá. 265

La lettre est datée du 25 août 1953, et nous savons qu’en réalité ce travail a été beaucoup plus long que prévu, puisque, page 291, Cortázar annonce l’envoi du manuscrit pour le 15 mai 1954. La traduction avait été confiée à Cortázar par Francisco Ayala, qui à cette époque travaillait à l’Université de Puerto Rico (sans doute à un poste de direction), pour un montant de 3000 dollars. Cette traduction a été réalisée principalement en Italie et Aurora Bernárdez nous a confié qu’elle a collaboré dans une certaine mesure à Narración de Arthur Gordon Pym de Nantucket. Nous trouvons dans une entrevue de Cortázar 266 plusieurs détails concernant cette traduction de Poe :

‘Eso fue casi una fatalidad porque de niño desperté a la literatura moderna cuando leí los cuentos de Poe que me hicieron mucho bien y mucho mal al mismo tiempo. Los leí a los nueve años y, por Poe, viví en el espanto, sujeto a terrores nocturnos hasta muy tarde en la adolescencia. Pero Poe me enseñó lo que es una gran literatura y lo que es el cuento. Ya adulto me preocupé por completar mis lecturas de Poe, es decir, leer los ensayos que son poco leídos en general, salvo dos o tres famosos –el de la filosofía de la composición– y Francisco Ayala, en la Universidad de Puerto Rico, muy amigo mío en la Argentina, se acordó de nuestras conversaciones y me escribió preguntándome si yo quería hacer la traducción… Yo hice la primera traducción total de la obra de Poe, cuentos y ensayos –que tampoco estaban traducidos. Fue un trabajo enorme, duró mucho tiempo, pero fue un trabajo magnífico porque ¡hay que ver todo lo que aprendi de inglés traduciendo a Poe! 267

Nous ignorons à quelle date ces traductions ont été revues par Cortázar pour l’édition de poche, chez Alianza.

Nous ne proposerons ici qu’une caractérisation très sommaire des textes de Poe, notre propos n’étant pas de faire l’exégèse de ses écrits. Pour une étude plus complète, nous renvoyons le lecteur aux prologues écrits par Cortázar et disponibles dans les éditions d’Alianza editorial.

Pour présenter Eureka, il faut d’abord préciser qu’il s’agit du dernier livre de Poe, écrit au bord de la folie. L’auteur prétendait en faire une étude scientifique sur l’astronomie et la cosmogonie, qui aurait eu une résonance sans précédent. Toutefois, l’intérêt de cet ouvrage n’est pas celui attendu, car il est fondé sur des intuitions bien plus que sur une démarche scientifique. Laissons à Cortázar le soin de définir le plaisir que l’on y trouve :

‘Los buenos lectores de este poema cosmogónico son aquellos que aceptan, en un plano poético, el vertiginoso itinerario intuitivo e intelectual que Poe les propone, y asumen por un momento ese punto de vista divino desde el cual él pretendió mirar y medir la creación. 268

Narración de Arthur Gordon Pym est un récit inachevé qui, dans sa première partie, ressemble à un roman d’aventures maritimes, un peu dans la veine de Robinson Crusoe. Toutefois, dans la seconde partie, le récit dérape peu à peu :

‘En los últimos años, lectores y críticos parecen haberse interesado especialmente por la segunda parte de Pym, allí donde la mera narración de aventuras marítimas cede el paso a un territorio tan insólito y fuera de todo parámetro racional que el mismo Poe habría de abandonarlo en el momento culminante –a menos de aceptar que, más que abandono, el autor estaba inaugurando a su manera lo que hoy se da en llamar « obra abierta », ese dar paso al lector para que imagine, complete e incluso transforme lo que el novelista le ha puesto entre las manos.– 269

On comprend ici que Cortázar a pu lire dans cet inachèvement l’un des principes de Rayuela : la fin ouverte comme comble de l’activité du lecteur.

Ensayos y críticas regroupe toute sorte d’écrits théoriques de Poe –textes de conférences, « reseñas », notes en marge de ses livres...–, sur la littérature bien sûr, mais aussi sur des thèmes aussi variés que l’ameublement ou la cryptographie. En exergue de ses notes de fin, Cortázar cite ce passage de W. C. Brownell, qui nous semble intéressant :

‘Poe se interesaba enormemente por toda clase de técnicas. Tenía lo que cabe en llamar temperamento técnico –una variedad más familiar que admitida–. Un temperamento semejante se deleita en terminología, etiquetas, cajas y cajones, definiciones catálogos, categorías, todo ello ingenuosamente –es decir, mecánicamente– yuxtapuesto y rígido. 270

Ceci nous fait évidemment penser au personnage de Ceferino Piriz dans Rayuela, personnage au demeurant totalement réel : son texte délirant est tombé entre les mains de Cortázar lorsqu’il travaillait à l’Unesco, et il nous semble probable, d’après cette épigraphe, qu’il ait pensé à Poe en le lisant.

Enfin, il reste à caractériser Cuentos. Qu’en dire ? Ces merveilleuses nouvelles mondialement célèbres appartiennent à différents genres et en sont même des modèles : le fantastique pour « William Wilson », par exemple, ou le genre « détective » pour « Los Crímenes de la calle Morgue », où apparaît le mémorable personnage du Chevalier Dupin. Ces bijoux littéraires ont bien sûr fasciné Baudelaire –légendaire traducteur de Poe en français–, mais aussi, comme nous l’avons vu, le jeune Cortázar. Ils sont d’une importance capitale dans l’histoire de la littérature mondiale.

L’édition d’Alianza se présentant comme une traduction révisée par Cortázar, nous avons voulu mesurer l’ampleur des révisions : est-elle superficielle ou s’agit-il d’une retraduction ? Pour ce faire, nous avons comparé pour quelques nouvelles l’édition de l’Université de Puerto Rico et celle d’Alianza 271 et avons retenu le cas Valdemar. Les deux versions de cette même nouvelle paraissent avec des titres différents : « Los hechos en el caso del señor Valdemar » (édition de l’Université de Puerto Rico)  / « La Verdad sobre el caso del señor Valdemar » (Alianza editorial). Nous allons voir qu’il ne s’agit pas d’une retraduction, mais de corrections de style, au demeurant peu nombreuses.

Le titre a été modifié : « Los hechos en el caso del señor Valdemar » devient « La Verdad sobre el caso del señor Valdemar », qui donne un côté plus solennel et « llamativo », notamment par l’utilisation de la majuscule. Voyons comment Cortázar révise la première phrase :

Estoy muy lejos de considerar sorprendente que el extraordinario caso del señor Valdemar haya provocado tantas discusiones. ’

devient :

De ninguna manera me parece sorprendente que el extraordinario caso del señor Valdemar haya provocado tantas discusiones’

Il semble que la deuxième tournure soit plus fluide et qu’elle constitue une meilleure « attaque » pour la nouvelle. De plus, cela semble souligner le manque de surprise du narrateur. La correction suivante est une suppression qui allège le style : « Aunque todos los participantes del mismo deseábamos mantener el asunto alejado del público » devient « Aunque todos los participantes deseábamos mantener el asunto alejado del público ». Plus loin, Cortázar procède à une interversion des propositions, à la manière d’un chiasme : « Durante los últimos años había atraído repetidamente mi atención el estudio del hipnotismo » se transforme en « Durante los últimos años el estudio del hipnotismo había atraído repetidamente mi atención » ; l’hypnotisme n’apparaît plus, comme avant, en dernier lieu, il saute aux yeux plus tôt dans la phrase, comme une illustration du propos. Il faut aussi noter que tous les « fué » de la première édition deviennent « fue », obéissant en cela à une réforme de l’orthographe entre les deux dates d’édition. Il faut passer plusieurs pages avant de trouver la prochaine correction : « una masa de tubérculos purulentos, uno al lado del otro » est remplacé par une proposition subordonnée « una masa de tubérculos purulentos que se confundían unos con otros », où l’image semble renforcée. La révision suivante a peut-être exigé un retour au texte original, puisque c’est l’analyse grammaticale qui diffère –dans chaque cas, nous soulignons l’antécédent supposé– :

‘Existían varias dilatadas perforaciones y en un punto se había producido una adherencia permanente a las costillas. Todos estos fenómenos del lóbulo derecho eran de fecha reciente; la osificación se había operado con insólita rapidez, ya que un mes antes no existían señales de las mismas.’

L’analyse de la phrase est différente dans l’édition d’Alianza puisque l’on lit :

‘Existían varias dilatadas perforaciones y en un punto se había producido una adherencia permanente a las costillas. Todos estos fenómenos del lóbulo derecho eran de fecha reciente; la osificación se había operado con insólita rapidez, ya que un mes antes no existían señales de la misma.’

Il faut encore passer une page pour trouver la variation suivante ; « respiraba entre estertores, a intervalo de medio minuto » est très légèrement modifiée en « respiraba entre estertores, a intervalos de medio minuto ». Trois pages plus loin, Cortázar corrige une coquille de la première édition « en campañía de ambos médicos » est rétabli en « en compañía ». La dernière correction est encore d’ordre stylistique : « acompañados una y otra vez por amigos médicos y otros » devient, assez logiquement, « acompañados una y otra vez por médicos y otros amigos » qui semble plus conforme à l’usage.

On le voit, ces corrections sont minimes et majoritairement d’ordre stylistique. Cortázar n’a pas eu beaucoup –si ce n’est pas du tout– recours au texte original. On ne peut donc en aucune manière parler de retraduction ici.

Les traits intertextuels entre l’œuvre de Poe et celle de Cortázar sont nombreux 272 . Au lieu d’en étudier sommairement un grand nombre, nous avons préféré centrer notre étude autour de « William Wilson » 273 , qui nous semble donner naissance au concept et à la réalisation du doppelgänger dans Rayuela.

Dans un premier temps, nous allons résumer l’argument de cette nouvelle. Un narrateur – William Wilson– raconte sa jeunesse dans un collège privé, où il y a un autre élève portant le même nom que lui. Une rivalité s’instaure entre les deux protagonistes et le « double » copie minutieusement les façons du narrateur (intonations, vêtements, démarche…), sauf la voix, un défaut physique ne lui permettant que le murmure. Le narrateur ne supporte pas ce portrait de lui-même, et surtout, n’aimant pas son nom, ne supporte pas de l’entendre sur un autre : il lui semble à chaque instant que l’autre est une raillerie de lui-même. Le double est sage, modeste, de bon conseil, alors que le narrateur est de plus en plus attiré par le vice. Un soir, le narrateur veut donner une leçon au double et s’introduit dans sa chambre, la nuit, avec une lanterne sourde. L’horreur le glace car le visage qu’il voit semble différent de celui de son double diurne : le double composerait intentionnellement son visage pour l’imiter. Le narrateur, pris de panique, fuit d’université en université, puis de ville en ville (Paris, Vienne, Moscou…). A chaque fois qu’il est sur le point de commettre une exaction, le double apparaît mystérieusement dans l’obscurité et l’empêche d’arriver à ses fins. Le narrateur finit par tuer son rival au cours d’un duel à l’épée. Lorsqu’il contemple son adversaire mourant, il a l’impression de se voir lui-même, dans un miroir, en train de défaillir ; les derniers mots du double sont :

‘¡Existías en mí…, y al matarme, ve en esta imagen, que es la tuya, como te has asesinado a ti mismo! 274

On a donc la sensation que le narrateur s’est tué lui-même au cours du duel, ce qui par ailleurs est impossible, puisqu’il rapporte les faits au passé... C’est donc au lecteur de déduire un sens de cette fin ouverte.

La note que rédige Cortázar à propos de « William Wilson » 275 , propose en réalité une généalogie du concept de doppelgänger 276  :

‘Se ha citado como fuente a Calderón (vía Shelley), cuyo drama El purgatorio de San Patricio habría inspirado a Byron un proyecto de tragedia donde el doble moría a manos del héroe, revelándose entonces como la conciencia del matador. 277

Ceci rappelle fortement la fin de Rayuela, lorsque Horacio croit que Traveler, son doppelgänger selon le texte lui-même, veut le tuer ; c’est la scène des « piolines » et des « rulemanes » au chapitre 56. Or, en relisant les deux textes comparativement, on ne peut que voir une forte intertextualité entre le texte de Poe et la relation Traveler/Oliveira.

En effet, dès le début de la scène, on voit Horacio préparer une « défense », sans qu’on sache bien de quoi il s’agit. Le texte mentionne bientôt la peur et on lit :

‘No valía la pena seguir preocupándose cuando estaba en juego la vida (...). 278

Horacio sent donc sa vie menacée, mais cette menace reste très floue pour le lecteur. On comprend quelques pages plus loin qu’Horacio a peur d’être tué par Traveler :

‘La sola cosa insensata y por lo tanto experimentable y quizá eficaz hubiera sido atacar en vez de defenderse (...). Atacar a Traveler como la mejor defensa era una posibilidad (...). En cambio si él se parapetaba en su pieza y Traveler acudía a atarcarlo, nadie podría sostener que Traveler ignoraba lo que estaba haciendo, y el atacado por su parte estaba perfectamente al tanto y tomaba sus medidas, precauciones y rulemenes, sea lo que fueran estos últimos. 279

Le lecteur ne sait toujours pas de quoi il s’agit, mais devine qu’un scénario est déjà fixé à l’avance, que la scène est classique et inévitable dans l’esprit d’Horacio. La suite du texte est une véritable charade : Cortázar place de nombreux indices rappelant la nouvelle de Poe et nous verrons plus loin qu’Horacio y fait allusion presque ouvertement. Vient d’abord l’image de la raie de lumière :

‘Terminó por apagar la lámpara y poco a poco vio dibujarse una raya violeta al pie de la puerta, es decir que al llegar Traveler sus zapatillas de goma cortarían en dos sitios la raya violeta, señal involuntaria de que iba a iniciarse el ataque. 280

Cette image nous renvoie à « William Wilson » :

‘Estaba éste rodeado de espesas cortinas, que en cumplimiento de mi plan aparté lenta y silenciosamente, hasta que los brillantes rayos cayeron sobre el durmiente, mientras mis ojos se fijaban en el mismo instante en su rostro. 281

La différence de traitement de la scène se situe dans l’attribution des rôles d’attaquant et d’attaqué : ici, la victime supposée est Horacio ; c’est donc lui qui voit la raie de lumière. Oliveira est un grand lecteur, nous le verrons en détail en troisième partie, il a lu « William Wilson », apprécie sa relation avec Traveler en fonction du modèle de Poe et prévoit un dénouement similaire dès avant le début de la scène. C’est ainsi que nous comprenons :

‘¿qué valor podía tener un cuchillo Traveler o un puñetazo Traveler, pobres Heftpistole inadecuadas para salvar la insalvable distancia de un cuerpo a cuerpo en el que un cuerpo empezaría por negar al otro, o el otro al uno? 282

Cette attaque de l’autre comme négation de son existence nous renvoie bien sûr au dénouement de « William Wilson » : « ¡Existías en mí…, y al matarme, ve en esta imagen, que es la tuya, como te has asesinado a ti mismo! ». Soudain, Horacio voit la raie de lumière sous la porte coupée par deux pieds ; Traveler est derrière la porte et Oliveira lui dit :

‘La verdad es que si hubiera seguido un momento más así me caigo de cabeza en la rayuela. Entrá de una vez, Manú, total no existís o no existo yo, o somos tan imbéciles que creemos en esto y nos vamos a matar, hermano, esta vez es la vencida, no hay tu tía. 283

Horacio est donc convaincu que soit Traveler est son double, soit qu’il est celui de Traveler. Il est à noter qu’il l’appelle « hermano » et dans le récit de Poe, on prenait les deux William Wilson pour des frères. Nous allons voir que la charade se précise peu à peu, avec l’introduction du terme de doppelgänger et de la figure du miroir, qui rappelle évidemment le dénouement du récit de Poe :

‘Pero siempre en posiciones simétricas –dijo Oliveira–. Como dos mellizos que juegan en un sube y baja, o simplemente como cualquiera delante del espejo. ¿No te llama la atención, doppelgänger? (...) Vos pensás que te levantaste para venir a calmarme, a darme seguridades. Si yo hubiese estado durmiendo habrías entrado sin inconvenientes, como cualquiera que se acerca al espejo sin dificultades, claro, se acerca tranquilamente al espejo con la brocha en la mano, y ponele que en vez de la brocha fuera eso que tenés ahí en el piyama... 284

Traveler comprend l’allusion, puisqu’il a aussi lu Poe (nous le savons car il cite les crimes de la rue Morgue dans un autre chapitre). Par ailleurs, l’idée plus ou moins prononcée du suicide était déjà apparue un peu avant (« un momento más así me caigo de cabeza en la rayuela ») ; elle se précise par la suite –Horacio est assis en équilibre sur le rebord de la fenêtre– :

‘– (...) Si querés venir aquí no tenés necesidades de pedirme permiso. Creo que está claro.
–¿Me jurás que no te vas a tirar?
Oliveira se quedó mirándolo como si Traveler fuera un panda gigante.
–Por fin –dijo–. Se destapó la olla. Ahí abajo la Maga está pensando lo mismo. Y yo que creía que a pesar de todo me conocían un poco. 285

Traveler pense qu’Horacio va se suicider et Horacio continue sur son analyse (« el doble moría a manos del héroe »). Cette double lecture correspond en réalité très exactement à la fin de « William Wilson » :

‘¡Existías en mí…, y al matarme, ve en esta imagen, que es la tuya, como te has asesinado a ti mismo! ’

L’attaque du double y est en fait une forme de suicide ; dans Rayuela, c’est la défense contre le double qui est suicidaire. L’intérêt de cette réécriture de la scène par Cortázar, c’est que l’attribution des rôles de victime et de bourreau est floue. Par ailleurs, cette scène, qui est la dernière dans l’ordre linéaire, a une fin tout aussi ouverte que le récit de Poe.

On le voit, la relation intertextuelle est flagrante. Le plus intéressant, c’est qu’Horacio lui-même convoque le récit de Poe : ce personnage est avant tout un lecteur, nous le verrons, et cette scène le rapproche d’autres personnages de lecteurs psychotiques, comme Don Quichotte ou Madame Bovary.

Notes
265.

« Comme je crois te l’avoir dit, on m’a confié la traduction de toutes les oeuvres en prose d’Edgar Poe ; ça me prendra au moins six mois, vu que je dois en plus rédiger une étude critico-bibliographique. J’ai donc laissé tomber mon boulot du matin et je pars à Rome pour travailler là-bas. » (Trad. S.P.)

266.

« La vuelta a Julio Cortázar en (cerca de ) 80 preguntas », in Julio Cortázar : confieso que he vivido y otras entrevistas, compilación de L. Crespo, L.C. Editor, 1995, p.57-67. L’extrait qui suit est tiré de la page 64.

267.

« On pourrait presque dire que c’était écrit, parce qu’étant enfant, je me suis éveillé à la littérature moderne en lisant les contes de Poe ; ils m’ont fait beaucoup de bien et beaucoup de mal à la fois. Je les ai lus à neuf ans et, à cause de Poe, j’ai vécu dans la frayeur, j’ai été terrorisé la nuit jusqu’à très tard dans l’adolescence. Mais Poe m’a appris ce qu’est la grande littérature et ce qu’est une nouvelle. Une fois adulte, j’ai pris soin de compléter mes lectures de Poe, c’est-à-dire de lire les essais qui sont en général peu lus, sauf deux ou trois –dont celui de la philosophie de la composition– ; Francisco Ayala, un très grand ami en Argentine qui travaille à présent à l’Université de Porto Rico, s’est souvenu de nos conversations et m’a écrit en me demandant si je voulais faire la traduction… C’est moi qui ai fait la première traduction complète de l’œuvre de Poe, comprenant les contes et les essais –qui n’étaient pas traduits non plus. ça a été un travail énorme, très long, mais un travail magnifique, parce qu’il faut voir tout l’anglais que j’ai appris en traduisant Poe ! » (Trad. S.P.)

268.

Eureka, p. 10. « Les bons lecteurs de ce poème cosmogonique sont ceux qui acceptent, sur un plan poétique, le vertigineux itinéraire intuitif et intellectuel que Poe leur propose, ceux qui assument pour un temps ce point de vue divin depuis lequel il prétendait regarder et jauger la création. » (Trad. S.P.)

269.

Narración de Arthur Gordon Pym, p. 11. « Ces dernières années, lecteurs et critiques semblent s’être intéressés davantage à la seconde partie de Pym, celle où la simple narration d’aventures en mer cède le pas à un territoire si insolite et éloigné de tout paramètre rationnel que Poe lui-même devait l’abandonner au moment culminant –à moins d’accepter que, au lieu d’abandonner, l’auteur était en train d’inaugurer à sa manière ce que l’on nomme aujourd’hui « l’œuvre ouverte », cette manière de laisser au lecteur le soin d’imaginer, de compléter ou même de transformer ce que le romancier lui a mis entre les mains. »  (Trad. S.P.)

270.

Ensayos y críticas, p. 313. « Poe était terriblement intéressé par toutes sortes de techniques. Il avait ce qu’on appelle un tempérament technique –une classe de gens plus commune qu’on veut bien le dire–. Un tel tempérament raffole des terminologies, des étiquettes, des boites et des caisses, des définitions, des catalogues, des catégories, tout cela naïvement –c’est-à-dire mécaniquement– juxtaposé et rigide. » (Trad. S.P.)

271.

Nous citons à chaque fois l’édition de Puerto Rico en premier lieu, suivie de celle d’Alianza. Ce qui nous intéresse ici étant les variations entre les deux textes en espagnol, nous ne donnons pas de traduction en français.

272.

Voir notamment la citation de « Los crímenes de la calle Morgue » par Traveler, au chapitre 44, p. 278.

273.

P. 51-73, Cuentos 1, Alianza editorial.

274.

Nous citons la très libre traduction de Baudelaire : « Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant tu es mort aussi, ‑mort au Monde, au Ciel et à l’Espérance ! En moi tu existais,‑ et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne comme tu t’es radicalement assassiné toi-même ! » (Nouvelles histoires extraordinaires, p. 98).

275.

Cuentos 2, p. 490-1.

276.

Le terme apparaît déjà deux fois dans Obra crítica 1. La première occurrence, p. 71, se réfère au personnage comme double psychologique de l’auteur, la seconde, p. 114, a le même sens. On le voit, la note de Poe constitue donc la première acception pour signifier qu’un personnage est le double d’un autre, et c’est le sens que l’on trouve dans Rayuela.

277.

« On a cité comme source Caldéron (via Shelley), dont le drame El purgatorio de San Patricio aurait inspiré à Byron un projet de tragédie où le double mourrait de la main du héros, se révélant alors comme la conscience de l’assassin. » (Trad. S.P.)

278.

Rayuela, p. 334. « De toute façon, pas la peine de se torturer les méninges alors que la vie même était en jeu. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 342).

279.

Rayuela, p. 336-337. « La seule chose insensée et par là-même possible et peut-être efficace eût été d’attaquer au lieu de se défendre (…). Attaquer Traveler pouvait être sa meilleure défense (…). En revanche, s’il se barricadait dans sa chambre et que Traveler vînt, personne ne pourrait prétendre que Traveler ignorait ce qu’il faisait, et l’attaqué, de son côté, était parfaitement au courant de ce qu’il risquait et il prenait ses mesures, ses précautions et ses rulemans, quoi que fussent ses derniers. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 344-345).

280.

Rayuela, p. 340. « Il finit par éteindre la lampe et il vit peu à peu se dessiner une raie violette au bas de la porte, ainsi, quand Traveler arriverait, ses chaussures couperaient la raie violette en deux points, signal involontaire qui donnerait l’alerte. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 348).

281.

Cuentos 1, Alianza editorial, p. 62. (« Les rideaux étaient fermés ; je les ouvris doucement et lentement pour l’exécution de mon projet ; mais une lumière vive tomba en plein sur le dormeur, et en même temps mes yeux s’arrêtèrent sur sa physionomie. » Nouvelles histoires extraordinaires, p. 85. Il faut noter que la traduction de Baudelaire ne rend pas l’idée d’une raie de lumière qui tombe sur le visage.) Cette image de Poe renvoie aussi à une autre nouvelle du même recueil, « El corazón delador », où un personnage en attaque un autre, dans des conditions similaires : « Después de haber esperado largo tiempo, con toda paciencia, sin oír que volviera a acostarse, resolví abrir una pequeña, una pequeñísima ranura en la linterna. Así lo hice –no pueden imaginarse ustedes con qué cuidado, con qué inmenso cuidado–, hasta que un fino rayo de luz, semejante al hilo de la araña, brotó de la ranura y cayó de lleno sobre el ojo de buitre. » –Ibid., p 134– (« Quand j’eus attendu un long temps, très patiemment, sans l’entendre se recoucher, je me résolus à entrouvrir un peu la lanterne, –‑mais si peu, si peu que rien. Je l’ouvris donc, –si furtivement, si furtivement que vous ne sauriez l’imaginer, –jusqu’à ce qu’enfin un seul rayon pâle comme un fil d’araignée, s’élançât de la fente et s’abattît sur l’œil de vautour. » Nouvelles histoires extraordinaires, p. 115).

282.

Rayuela, p. 341. « quelle valeur pouvait avoir un couteau Traveler ou un coup de poing Traveler, pauvres Heftpistols bien incapables de combler l’infranchissable distance de ce corps à corps où l’un des deux commencerait par nier l’autre. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 349).

283.

Rayuela, p. 343. « Mais il est vrai que si cela avait duré un moment de plus, je serais tombé tête la première sur la marelle. Entre sans te gêner, Manou, après tout, tu n’existes pas ou c’est moi qui n’existe pas, ou encore nous sommes si imbéciles que nous y croyons et que nous allons nous tuer, vieux frère, cette fois c’est la bonne, on y coupe pas. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 351).

284.

Rayuela, p. 345. « –Mais toujours en positions symétriques, fit observer Oliveira. Comme deux jumeaux sur une balançoire ou comme n’importe qui devant une glace. ça ne te frappe pas, ça, doppelgänger ? (…) Tu penses que tu t’es levé pour venir me calmer, me rassurer. Si j’avais été endormi, tu serais entré sans difficulté, comme lorsqu’on s’approche sans difficulté d’un miroir, bien sûr, on s’approche tranquillement du miroir, le blaireau à la main, et mettons qu’au lieu du blaireau tu aies eu ce que tu as là dans ton pyjama. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 353-354).

285.

Rayuela, p. 348. « – (…) Si tu veux venir ici, tu n’as pas besoin de me demander la permission. Je crois que c’est clair./ –Tu me jures que tu ne te jetteras pas par la fenêtre ?/ Oliveira le regarda avec des yeux ronds comme si Traveler était un panda géant./ –Enfin, dit Oliveira, on a vidé le sac. Et la Sibylle, là, en bas, pense exactement la même chose. Et moi qui croyais que, malgré tout, vous me connaissiez un peu. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 357).